jeudi 18 mars 2021

CheckNews Faut-il relativiser le bilan humain du Covid-19 en France ?

par Cédric Mathiot et Florian Gouthière  publié le 15 mars 2021

Comment peut-on mesurer la gravité de la pandémie  ? A quoi ­doit-on la comparer  ? Quels indicateurs rendent compte de ses conséquences sur la démographie  ? Le débat oppose scientifiques et démographes.

Plus personne n’ose, à l’instar de Didier Raoult mi-février 2020, comparer la mortalité du Covid avec celle des «accidents de trottinette». Un an après les premiers morts de l’épidémie, les hommages se succèdent, les bilans de nombreux pays se comptent en dizaines ou centaines de milliers de morts. Il y a peu, le New York Times a décidé, pour rendre compte de l’impact humain de l’épidémie, de représenter les 500 000 morts américains du Covid par autant de points sur la une du journal. En France, la barre des 90 000 décès a désormais été franchie. Mais que disent ces chiffres à l’échelle d’une année et d’un pays de 67 millions d’habitants? Comment mesurer la gravité de cet épisode exceptionnel ? A quoi peut-il être comparé ? Les morts, pour mesurer l’impact démographique, doivent-elles être «pondérées», comme le suggèrent certains, par l’âge avancé de la majorité des victimes du Covid ? Depuis le début de l’épidémie, ce débat existe. En partie aussi parce que, pour certains, ce qui est surtout exceptionnel dans la séquence que le monde vient de traverser, ce sont les mesures inédites prises au niveau mondial pour endiguer l’épidémie (et leur coût), davantage que la mortalité directe liée au virus. Ceux qui relativisent le bilan du Covid le font aussi au regard des conséquences, économiques, psychologiques des confinements ou couvre-feu que la population subit depuis un an.

Mais il serait trompeur de résumer ce débat à une opposition entre des «rassuristes» niant la gravité de l’épidémie et des lucides prenant la mesure du drame. L’appréciation de la gravité de l’épidémie oppose aussi les spécialistes. Il y a un mois, Hervé Le Bras, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche émérite à l’Ined, publiait une tribune remarquée dans le Monde : «La crainte engendrée par le Covid-19 semble en relation inverse de sa létalité.» Le démographe y livrait des calculs «nuançant», selon lui, «la gravité de l’épidémie». Trois semaines plus tard, deux autres chercheurs de l’Ined, Michel Guillot et Myriam Khlat, répliquaient dans une tribune publiée dans Libération : «Depuis la Seconde Guerre mondiale, le faiblissement de l’espérance de vie est d’une ampleur inédite.» Interrogé par Libé, Hervé Le Bras acte le désaccord avec ses confrères : «On peut être d’accord sur les chiffres, et pas sur l’interprétation qu’on en fait.»

Le seul bilan ne permet pas de mesurer la dangerosité du virus

Avant de plonger dans les chiffres, et les interprétations qu’on peut en faire, Michel Guillot insiste sur un point qui devrait, selon lui, «être central à toutes les discussions actuelles» sur l’évolution des indicateurs démographiques du fait de l’épidémie : «Que l’on parle de baisse d’espérance de vie ou d’augmentation de la mortalité en 2020, il est indispensable de rappeler que ces statistiques sont à déplorer alors que toutes les mesures de prévention ont été prises, dont le confinement, précise-t-il. Lorsque l’on parle de la mortalité du Covid, c’est en tenant compte des mesures qui ont été prises dans chaque pays. C’est un peu le paradoxe : une fois les mesures prises, les gens ne voient pas grand-chose de grave, et se disent que la situation ne devait donc pas être si catastrophique.» Alors même que la maîtrise de la situation résulte, justement, de ces nombreux sacrifices. Hervé Le Bras n’en disconvient pas. «Il y aurait eu plus de morts sans le confinement», tout en ajoutant immédiatement : «De là à savoir combien il y aurait eu de décès sans le confinement ou si les gens n’avaient pas porté de masques, personne ne peut le dire.» Comme il est impossible de dire précisément quelle mesure, prise séparément, a eu le plus d’efficacité dans la réduction de la mortalité.

Excès de mortalité

Pour autant, «même avec les mesures importantes qui ont été prises pour endiguer l’épidémie, on observe quelque chose de très fort d’un point de vue démographique», estime Michel Guillot. Le premier indicateur qui en rend compte est la surmortalité, soit le nombre de décès observés en plus du nombre de décès enregistrés les années précédentes. En 2020 en France, on a observé selon l’Insee 9 % de morts en plus qu’en 2018 ou 2019. Un excédent de mortalité avoisinant les 54 000 décès qui se répartissent essentiellement durant les deux pics épidémiques. Plusieurs facteurs laissent à penser que cet excès de mortalité est même inférieur au vrai bilan du Covid. Les mesures sanitaires décidées en 2020 (confinement, port du masque…) pourraient avoir contribué à diminuer sur la période certaines causes de mortalité habituelles (grippe, mortalité routière), ce qui pourrait signifier que le bilan du Covid est en fait plus important. Par ailleurs, le calcul de la surmortalité de 2020 par rapport à 2019 intègre les mois de janvier et février, qui n’ont pas été touchés par des décès liés au Covid, mais qui avaient été marqué par une sous-mortalité importante liée à une grippe saisonnière clémente par rapport à celle des années précédentes. Ainsi, il ne fait nul doute qu’en calculant de mars 2020 à mars 2021 par rapport aux douze mois précédents, la surmortalité serait plus importante.

Même sans cela, la surmortalité de 9 % constatée en 2020 est la plus haute de l’après-guerre. Pour autant, elle reste relativement proche de valeurs que l’on a pu observer dans un passé proche, selon Hervé Le Bras : «Une plongée dans le passé récent montre que les 9 % de décès supplémentaires de 2020 par rapport à 2019 ne sont pas aussi exceptionnels qu’il y paraît quand on passe en revue les baisses du passé sur des périodes d’un an. Ainsi entre le 1er mars 2017 et le 1er mars 2018, les décès ont dépassé de 5 % ceux de la même période, un an auparavant. Entre le 1er décembre 2014 et le 1er décembre 2015, l’excès a été de 7 % par rapport à l’année qui précédait. On pourrait continuer avec des cas analogues en 2005 et en 2012 (environ 5 % de décès supplémentaires).»

Cet indicateur est par ailleurs aveugle sur un point : il ne tient pas compte de l’âge des victimes. Que cette surmortalité ait été nourrie en 2020 du décès de dizaines de milliers d’adolescents ou d’autant de personnes âgées ne changerait rien à l’indicateur pour l’année en question.

Espérance de vie

Il en va autrement pour l’espérance de vie à la naissance, autre indicateur également beaucoup cité ces derniers jours pour estimer l’impact du Covid. «Cet indicateur, note Michel Guillot, a le mérite d’intégrer l’information liée à l’âge du décès des victimes» : «Un décès à un âge élevé a moins d’impact sur cet indicateur qu’un décès à un âge plus précoce. Une maladie qui touche moins de personnes, mais des personnes plus jeunes, peut entraîner une baisse d’espérance de vie aussi forte qu’une maladie qui touche un plus grand nombre de personnes plus âgées.» Autrement dit, une catastrophe naturelle qui aurait frappé moins de monde que le Covid en France, mais plus de jeunes, aurait pu se traduire par une plus forte baisse de l’espérance de vie à la naissance (alors qu’elle se serait traduite par une plus faible surmortalité).

L’espérance de vie en France en 2020 s’est établie à 85,2 ans pour les femmes et 79,2 ans pour les hommes. Cela représente, par rapport à 2019, une baisse de 0,4 an pour les femmes et de 0,5 an pour les hommes. Comme le notaient Michel Guillot et Myriam Khlat dans leur tribune, cette baisse apparaît dérisoire si on la compare à celle observée lors de la grippe espagnole de 1918. «Entre 1917 et 1918, l’espérance de vie de la population civile avait baissé de plus de huit ans, non seulement en raison d’une augmentation plus importante qu’en 2020 du nombre de décès (+24 %), mais également en raison d’une composition par âge plus jeune des décès de cette grippe, entraînant mécaniquement une baisse plus importante de l’espérance de vie.»

Mais cette perte d’une demi-année, sur une échelle temporelle plus proche, est très significative selon Michel Guillot : «Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un indicateur qui, habituellement, croît lentement. C’est la plus grande baisse d’espérance de vie annuelle depuis 1946 ! Il y a eu non seulement un coup d’arrêt brutal, mais aussi un recul. C’est clairement l’indication d’un événement majeur.» Pour les hommes, il s’agit de la baisse annuelle la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, même si de fortes épidémies de grippe ont produit des baisses assez proches en 1949, 1962 et 1969. Pour les femmes, il faut remonter à 1962 pour trouver une chute équivalente. Autre point de comparaison, plus proche dans le temps celui-ci : la forte grippe saisonnière de 2015 avait abouti à une baisse de l’espérance de vie à la naissance de - 3,2 mois pour les femmes, et de - 2,9 mois pour les hommes.

Hervé Le Bras, là encore, prend le contre-pied de ses confrères. «Michel Guillot et Myriam Khlat, que j’estime, peuvent trouver cela grave. Moi je pense que par comparaison avec ce qui s’est produit auparavant, et dans des années proches, ce n’est pas énorme.» Et le démographe d’illustrer son propos en renvoyant à ses calculs sur l’impact (faible, selon lui) du Covid sur le risque de mortalité, et à l’exemple d’une personne de 80 ans : «Au lieu de courir le même risque de décéder qu’en 2019, une personne de 80 ans a couru en 2020 celui auquel une personne de 80 ans et 8 mois était soumise en 2019. Je doute que cela soit perceptible étant donné les nombreuses composantes du risque autres que l’âge, particulièrement l’état de santé, l’obésité, les faiblesses génétiques, les consommations d’alcool ou de tabac, etc.»

Confusions en tous sens sur l’espérance de vie

A noter que cette baisse de l’espérance de vie de 0,5 ans liée au Covid est souvent l’objet d’interprétations erronées. Certaines amènent à en exagérer l’importance : ainsi, la perte de 0,5 année d’espérance de vie en France en 2020 ne signifie pas que chaque Français a vu son espoir de vie future amputé de six mois. Cela serait vrai si les conditions de mortalité liées à l’épidémie en 2020 devaient se répéter à l’avenir. Une fois la pandémie maitrisée, l’espérance de vie devrait approximativement retrouver son niveau de 2019, puis reprendre son évolution.

A l’inverse, certaines incompréhensions amènent à sous estimer la signification de la statistique pour les victimes. La baisse globale de l’espérance de vie à la naissance de 0,5 ans ne signifie évidemment pas que les victimes du Covid ont perdu seulement 0,5 année de vie en moyenne. De même, cela n’a aucun sens de comparer, comme cela se fait parfois, l’espérance de vie actuelle en France (85,2 ans pour les femmes et à 79,2 pour les hommes) à l’âge moyen des victimes du Covid (82 ans) pour en déduire que ces derniers n’avaient de toute manière que peu de temps à vivre, même sans le virus.

L’espérance de vie à la naissance n’a rien à voir avec l’espérance de vie à un âge donné. Ainsi, en France, selon les dernières données de l’Insee disponibles (2017), «les femmes de 80 ans peuvent espérer vivre encore onze ans en moyenne, et les hommes neuf ans». Un total logiquement supérieur à l’espérance de vie à la naissance pour les deux sexes.

Cela permet de penser que de nombreuses victimes du Covid, même âgées, avaient des années à vivre. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur le sujet depuis un an. Une étude européenne présentée fin juin 2020, portant sur les décès survenus dans 42 pays, mentionnait ainsi que les morts du Covid avaient perdu en moyenne – c’est-à-dire toutes classes d’âge confondues – «14,5 années de vie». Un chiffre réévalué au mois d’août à «16 années de vie perdues», «du fait du nombre croissant de décès dans les pays à revenu moyen et faible, qui comprennent une proportion plus élevée de décès à des âges plus jeunes (par rapport aux pays à revenu élevé)», expliquait Héctor Pifarré i Arolas, coauteur des travaux, à Libération.

Ces estimations, qui ne concernaient que la première vague, doivent être prises avec des pincettes, et sont très probablement surestimées, du propre aveu du chercheur, puisqu’elles ne prennent pas en compte les comorbidités que présentaient les victimes. A l’inverse, ces travaux ne s’intéressent pas non plus aux années perdues du fait des séquelles de la maladie, chez les personnes guéries du Covid. C’est là une limite commune à tous les chiffres cités ici. Par définition, n’ayant trait qu’aux décès, ils ne tiennent pas compte de l’impact du virus sur les survivants. Qui est aussi une partie du bilan de l’épidémie.


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