vendredi 19 mars 2021

Bulletin de la SIHPP

 




Bulletin de la SIHPP

20 mars 2021 


Chers amis

Vous trouverez ci-dessous quelques annonces suivies :

- d'un lien donnant accès à une longue interview qu'a donné Roland Gori à la revue en ligne Le Comptoir : celui-ci  revient sur certains aspects de la pandémie qui continue à inquiéter le monde. 

- d'un texte paru dans Libération sous la plume de Tania de Montaigne ; celle-ci vient d'adresser à la jeune poète américaine Amanda Gorman, une lettre dans laquelle elle revient sur cette triste affaire qui a vu une poète néerlandaise "interdite de traduction" car n'ayant pas la même couleur de peau que l'auteure des poèmes.  De quoi faire retourner Alexandre Dumas dans sa tombe. 

En fin de bulletin : deux  chroniques parues dans Le Monde des livres :

- L'une de Florent Georgesco consacrée au dernier ouvrage d'Elisabeth Roudinesco : Soi-même comme un roi

- L'autre de Sophie Benard consacrée à un recueil de textes de Clara Zetkin, paru sous le titre Je veux me battre partout où il y a de la vie. Les textes ont été rassemblés par la journaliste et historienne Florence Hervé.

Cependant le bulletin s'ouvre sur un hommage à un grand poète qui vient de nous quitter : Jean Jacques VITON. 

Bien à vous.

H.R.


Jean-Jacques Viton, poète « objectiviste »

Né à Marseille en 1933, son enfance et sa jeunesse se partagent entre Londres et Casablanca. Ce très singulier autodidacte s'était engagé dans la Marine avant de vivre dans sa ville natale quelques-unes des rares aventures culturelles des années 1950-1970. Ses premiers poèmes paraissent dans Action Poétique et dans les Cahiers du Sud. Entre 1958 et 1963, il est rue Grignan aux côtés du metteur en scène Michel Fontayne (1931-2014) administrateur du TQM, le Théâtre Quotidien de Marseille qui prend parti contre la guerre en Algérie, monte des pièces de Brecht, Marguerite Duras et Armand Gatti. Pendant six années, il est critique de théâtre pour La Marseillaise.

Ami de Gérald Neveu (1921-1960) et d'Axel Toursky (1917-1970) Viton a vécu l'essentiel de son parcours à Marseille ; on ferait contre-sens si on le considérait comme un poète régional. Très tôt requis par les poètes de la Beat Génération, Burroughs et Ginsberg, avec ses contemporains Arseguel, Guglielmi et Todrani, Viton oeuvrait entre 1967 et 1972 pour la revue Manteia, apparentée à Tel Quel et Change. Sa rencontre avec Liliane Giraudon qui fut sa compagne à partir de 1974 l'entraîne dans des ateliers de traductions et des lectures publiques à Beaubourg, Rome, New York, La Havane, Alexandrie, en Chine et en Russie. Son mot d'ordre était d'oeuvrer par de nombreuses traductions et publications à l'émergence d'un « poétariat international ». Liliane Giraudon qui fut avec lui à l'origine des turbulentes revues Banana Split et If disait qu' «entre l'inutilité de faire et l'utilité de ne rien faire, elle préfère la première « .

André Dimanche et Spectres familiers l'éditèrent, le Cipm et         Actoral l'invitèrent souvent. En 1984  Pol, Paul Otchakovsky-Laurent qui publia Perec, Novarina, Fourcade et Daney, signait avec lui un contrat de totale confiance qui lui permit d'élaborer seize livres de grande rigueur.  Allure d'agent secret – costumes et chemises impeccables, cravates imparables - cet homme de fine élégance portait sur le monde un regard aigüment dégrisé ; le cynisme ou bien le désespoir ne l'intéressaient pas. 

Dans le percolateur de ses ouvrages – trois titres Décollage, Je voulais m'en aller mais je n'ai pas bougé, Cette histoire n'est plus la nôtre mais à qui la voudra - la narration et les trames d'autobiographie n'entravent jamais la clarté du constat, la netteté d'une forte distanciation. Décalée par rapport aux courants dominants, proche d'un objectiviste américain comme George Oppen, son œuvre n'a pas rencontré la réception qu'elle mérite. Henri Deluy dans L'Humanité, Emmanuel Laugier dans Le Matricule des Anges, Christian Tarting dans une émission de radio ont commenté son travail

Comme de coutume, il avait passé l'été dans une maison avec jardin d'Oppède-le-Vieux. J'étais venu converser chez lui vendredi 5 février, en début d'après-midi : il plaisantait, interrogeait Liliane Giraudon, maintenait son self-control. SMS de Liliane : Jean-Jacques s'en est allé tôt le matin, dimanche 14 mars « à la maison, avec son fils Marc-Antoine, avec l'aide d'infirmiers magnifiques.Terrible chagrin ! ».

Alain Paire pour La Marseillaise 


ANNONCES

Paris le dimanche 21 mars 2021 de 14h00 à 16h00 Sur Zoom 

CORPO FREUDIANO PARIS

Laboratoire du concept :   La Passion

Argument --- La passion renvoie au lien de l’enfant à sa mère ; un lien qui est d’abord réel (il a un corps) et puis psychique. Chez Freud, la passion se rattache à la pulsion sexuelle : une excitation sans fin, une poussée constante.

Quel rapport entre amour, passion et désir ?

Rencontre ZOOM : demandez le lien à : corpofreudianoparis@gmail.com

Informations ici


Paris le samedi 27 mars 2021 de 9h00 à 16h30

XL-ème Colloque du RPH-Ecole de psychanalyse                                                          

L’inattendu fantasme

Organisateurs : Chloé Blachère ; Noura Shili ; Sophie Vitteaut 

Argument (extrait) ---- Qu’il soit conscient ou inconscient, le fantasme est un élément central de la vie psychique. Il est sous-jacent au symptôme, au rêve, à la mise en acte1 et, avant tout, s’entrelace avec le désir de l’être. C’est pourquoi il ne se dit pas facilement et ne se dévoile pas sans avoir opposé résistance. (...)      

En 1915 Freud place les formations fantasmatiques comme constituant un point d’accès privilégié au passage entre conscient et inconscient. Lacan quant à lui, révèlera l’importance de la grammaire de la formule fantasmatique dans ce qu’elle dévoile du rapport de l’être à l’objet3. 

Le fantasme occupe une place spécifique dans la clinique psychanalytique et la question de sa traversée y est         prépondérante. Comment le clinicien opère-t-il avec le fantasme ? En tant que production imaginaire, comment le fantasme s’articule-t-il aux différents registres lacaniens ? (...) 

Ce quarantième colloque sera l’occasion de nous pencher sur cette notion fondamentale en psychanalyse et de présenter, à travers les interventions des cliniciens membres du RPH-École de Psychanalyse, une articulation entre pratique clinique et théorie autour du fantasme et de son caractère inattendu.

Informations ici 


Toulouse le samedi 27 mars 2021

Espace DURANTI Salle Osète, 6 Rue du Lieutenant Colonel Pélissier 

XXXIII-ème journée annuelle du groupe toulousain de la SPP 

PENSER LA FIN DU MONDE

Organisation scientifique : Bernard Bensidoun, Catherine Bruni, Jean-Baptiste Dethieux


Intervenants : Clarisse Baruch, Présidente de la SPP, 

Marc Babonneau,  Elisabeth Castells-Mourier, Jean-Baptiste Dethieux, Martine Girard

Daniel Metge, Geneviève Record, (psychanalystes, SPP Toulouse)

Bertrand Vidal  (sociologue, Université Paul Valéry, Montpellier)

Argument (extrait) --- L’idée de fin du monde traverse l’histoire humaine depuis des millénaires.

Aujourd’hui, une nouvelle catastrophe est annoncée révélant la nocivité de l’homme envers son environnement qui pourrait provoquer l’effondrement de la biosphère jusqu’à entraîner la disparition de sa propre espèce.

Ce funeste message, porté, démultiplié, par les nouveaux moyens de communication, a généré des courants de pensée tels que le survivalisme ou la collapsologie… Ces mouvements ont-ils un lien avec la complexité du monde moderne, sa difficile intelligibilité ?

Cette idée de fin du monde répond-elle à une quête de sens ? Au sentiment de culpabilité inhérent à l’être humain ? Au besoin de punition mis en exergue par Freud ? (...) L’aire transitionnelle au sens de Winnicott, c’est à dire cet espace de culture et de créativité donnant la sensation de faire partie intégrante du monde, se serait-elle réduite à une peau de chagrin ?

Freud nous alertait dans Malaise dans la culture en 1929 : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si, et dans quelle mesure, son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’anéantissement ».(...) 

Au cours de cette journée nous espérons que l’éclairage de la psychanalyse nous aidera à saisir de quelle manière notre psychisme peut se nourrir de cette idée de fin du monde… pour y survivre !

Informations ici 


Roland GORI :  " Face aux virus et aux épidémies c’est la fraternité et la solidarité qui prévalent. On ne s’en sortira pas autrement car nous entrons dans une ère de turbulences, une période de « transition épidémique » dont la pandémie de covid-19 est la sentinelle. ""

On trouvera (lien ci-dessous) une longue interview que vient de donner notre ami Roland GORI à la revue en ligne Le Comptoir 

Extrait --- Notre modernité accroit une hégémonie culturelle, celle de la rationalité instrumentale qui tend à exploiter les individus et le vivant comme un stock d’énergie à exploiter à l’infini. D’où les problèmes actuels dont on ne dit pas suffisamment quelle part est la nôtre dans l’émergence des épidémies par nos modes de vie et nos industries qui modifient notre biotope. Nous sommes prisonniers de valeurs et d’un système de pensée qui datent du début des sociétés thermo-industrielles. Ces astres morts continuent à nous éclairer et les normes qu’ils prescrivent contribuent à la catastrophe dans laquelle nous nous trouvons.

Alors, plutôt que de remettre en cause ces normes dont le système de pensée s’effondre, comme je l’ai analysé dans mon dernier essai, les pouvoirs préfèrent gérer la crise sanitaire avec les moyens traditionnels de la biopolitique des populations. Ces pouvoirs y parviennent tant bien que mal grâce aux nouvelles technologies et aux formidables avancées de la recherche scientifique préemptées par les industries de santé. Mais le problème demeure, d’abord parce que cette prise en charge concerne le court-terme et méconnait que nous sommes actuellement dans ce que l’on appelle une « transition épidémique », c’est-à-dire une         transition culturelle qui s’accompagne toujours de l’émergence des épidémies (...) 

C’est la même langue technocratique qui tend à se mondialiser avec des dialectes différents selon les pays et les régimes politiques. Il n’y a pas de représentants des sciences sociales et humaines dans les Conseils de crise, ce qui est significatif d’un déni du caractère social, culturel et psychologique de la crise. Ce qui passe à la trappe dans cette approche de la pandémie, c’est le sujet singulier du colloque médical comme le concept de peuple, un peuple souverain de ses responsabilités politiques et sociales, un sujet responsable           et solidaire. À la place vous avez la notion de population qui fait de chaque individu un « segment de population statistique » et du peuple une « collection de catégories statistiques » dépourvue de toute dimension politique.  (...) 

Depuis le début du libéralisme les pouvoirs politiques ont joué sur deux leviers pour conduire la conduite des citoyens : l’économie et l’opinion au nom desquelles ils rationalisent les comportements et fabriquent des habitus, au sens de Pierre Bourdieu, des schémas de pensée et d’action. La rationalité technoscientifique et les statistiques (qui signifient étymologiquement « en rapport à l’État ») sont au premier plan dans cette manière de gouverner au sein d’un univers désacralisé, désenchanté

Interview ici


Pressentie pour traduire les œuvres d’Amanda Gorman, la poète néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld a été recalée avec les outils du racisme : blanche et non-binaire elle ne saurait traduire la parole d’une Noire binaire. 


Lettre à une jeune poète

par Tania de Montaigne

publié le 12 mars 2021 dans Libération


Chère Amanda Gorman,

Comme des millions de gens, je vous ai vue lors de l’investiture de Joe Biden. Vue et entendue. «Nous nous efforçons de construire l’union avec un objectif, composer un pays embrassant toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les personnages de dimension humaine», disiez-vous. Libre, vous étiez la bouffée d’oxygène, la vie après l’air vicié. Parce que la poésie entre et fait son nid là où elle veut.

Chère Amanda Gorman,

Vous aviez des ailes et nous avons volé avec vous par-dessus les années Trump, par-delà la pandémie, la violence, les meurtres racistes, les ravages de quatre années de mensonges, d’hystérie, de perversion. Parce que la poésie, c’est la vérité nue, folle, inconvenante. C’est la brèche, la faille. C’est la tempête, les vagues. C’est la lumière, l’ombre, la force, la faiblesse. C’est les morts et les vivants. C’est au-delà, en dehors, au-dessus, en dessous. C’est ici et ailleurs. C’est aujourd’hui, hier et demain.

Chère Amanda Gorman,

Comme des millions de gens, je vous ai vue lors de l’investiture de Joe Biden. Vue et entendue. «Nous nous efforçons de construire l’union avec un objectif, composer un pays embrassant toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les personnages de dimension humaine», disiez-vous. Libre, vous étiez la bouffée d’oxygène, la vie après l’air vicié. Parce que la poésie entre et fait son nid là où elle veut.

Chère Amanda Gorman,

Vous aviez des ailes et nous avons volé avec vous par-dessus les années Trump, par-delà la pandémie, la violence, les meurtres racistes, les ravages de quatre années de mensonges, d’hystérie, de perversion. Parce que la poésie, c’est la vérité nue, folle, inconvenante. C’est la brèche, la faille. C’est la tempête, les vagues. C’est la lumière, l’ombre, la force, la faiblesse. C’est les morts et les vivants. C’est au-delà, en dehors, au-dessus, en dessous. C’est ici et ailleurs. C’est aujourd’hui, hier et demain.

Chère Amanda Gorman,

Ce 20 janvier, vous étiez le mouvement, l’espoir, et, partout dans le monde, vos mots ont touché, votre voix a porté. Parce que, comme le disait la géniale Audre Lorde, «la poésie n’est pas un luxe». De toutes couleurs, tous âges, toutes conditions, de tous sexes, de tous pays, partout vous avez ému, partout on a réclamé vos poèmes pour pouvoir prolonger le dialogue avec vous. Sur tous les continents, on a voulu vous lire, on a voulu vous traduire. Oui, mais qui pour vous traduire ?

C’est là que la poésie cède le pas. Très vite, aux Pays-Bas, des voix se sont élevées pour rendre illégitime l’autrice, blanche, Marieke Lucas Rijneveld, qui avait été choisie par la maison d’édition. Des voix ont dit : «Elle est blanche et non binaire», donc elle ne pourra pas traduire Amanda Gorman qui, elle, est noire, et apparemment binaire, du moins c’est ce que ces voix supposent. Puis, d’autres ont dit, Marieke Lucas Rijneveld traduira de manière «trop belle et trop propre» car elle est blanche et n’a donc pas vécu d’expériences similaires à celle de la poétesse américaine. Marieke Lucas Rijneveld a donc fini par renoncer, sous la pression. Elle ne traduira pas Amanda Gorman.

Chère miss Gorman,

Vous étiez une jeune femme noire vingtenaire venue d’un milieu populaire, une jeune fille de Los Angeles désireuse de devenir un jour présidente, une poétesse, une étudiante en sociologie à Harvard. Vous étiez tout ça et bien plus encore. Mais, en l’espace de quelques phrases définitives, de quelques tweets, vous avez perdu vos ailes. Vous êtes devenue une Noire. On vous a fixée comme un papillon sur une planche d’entomologiste, on vous a cloué au sol. Noire et uniquement Noire. Vos poèmes, si beaux, si singuliers, sont devenus des mots de Noire, qui font des phrases de Noire, avec des adjectifs, des pronoms, des adverbes de Noire, dits dans un souffle de Noire, avec des intonations de Noire. Peut-être que ces voix, qui combattent le choix de Marieke Lucas Rijneveld pour traduire vos œuvres, pensent pointer du doigt le racisme qui règne dans la société. Peut-être. Mais, comme disait Audre Lorde : «Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.» Avec les outils du racisme, on refait le racisme à l’identique, sans aller au fond de l’affaire, sans remettre en cause l’édifice. Avec les outils du maître, on ne déplace rien, on reproduit, à l’infini, l’idée que chacun n’est défini que par sa couleur, son sexe ou sa religion… De nouveau, on assigne, on enferme, on remet chacun à sa place, on resserre les chaînes. Eriger en principe le fait qu’une blanche ne puisse pas traduire une noire, c’est, en retour, dire aux noirs qu’ils ne peuvent traduire que des noirs et, maintenir, ainsi, ce système répugnant, injuste et dégradant qui a détruit les êtres tout au long des siècles. C’est interdire aux noirs la possibilité d’être soi et un autre, leur interdire l’universel. Avec les outils du racisme, non seulement, on réduit Marieke Lucas Rijneveld à sa couleur de peau, lui déniant toute singularité. Mais, on redit à Amanda Gorman ce que tous les esclavagistes, tous les nazis, tous les fascistes ont toujours dit : tu croyais que tu étais un être humain mais non, tu es une chose. Tu croyais que tu étais une femme libre mais non, tu es une couleur.


PARUTIONS 

Elisabeth ROUDINESCO

Soi-même  comme un roi (Le Seuil)

L’âge des citadelles identitaires

Par Florent Georgesco pour Le Monde des livres 

Qui est Elisabeth Roudinesco* ? A sa surprise, la question, ce jour-là, à Beyrouth, prend vite l’allure d’un problème d’appartenance, religieuse de surcroît. Son interlocuteur, relevant son nom roumain, suppose qu’elle est orthodoxe. Mais non ; tout sauf ça, en réalité. Issue d’une famille en partie juive, en partie protestante, élevée dans le catholicisme, athée, elle ne peut se revendiquer que d’une identité, laquelle n’en est pas une, mais vous permet à la fois d’assumer la mosaïque qui vous constitue et de ne pas y être assigné : elle est la citoyenne d’un pays laïque, où elle peut dire, avec Michel Serres, « je suis je, voilà tout ».

La scène ouvre Soi-même comme un roi et pourrait tromper sur la nature du nouvel essai de l’historienne de la psychanalyse, qui n’a pas grand-chose à voir avec une confession. Rapidement, le « je » s’estompe, les dossiers s’ouvrent et, au long de ce qui se révèle une enquête sur l’obsession du prisme identitaire dans les débats contemporains, les grandes et moins grandes figures intellectuelles du passé et du présent sont convoquées, de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, Aimé Césaire ou Jacques Derrida à Robert Stoller, Judith Butler ou Eric Fassin.

La question, dès lors, pourrait devenir, si l’interlocuteur beyrouthin la poursuivait jusqu’en ces pages : où est Elisabeth Roudinesco, où se situe-t-elle dans les batailles sur le genre, la race, le postcolonialisme, l’intersectionnalité ? La mauvaise foi, en la matière, est toujours possible. Mais il en faudrait une dose massive pour l’assigner, cette fois, à une posture idéologique. Elle n’est nulle part, avant tout présente aux textes, où il s’agit de saisir les ruptures qui ont fait de notre vie publique ce qu’elle est désormais.

Que, face au spectacle qu’elle nous offre, Elisabeth Roudinesco bondisse parfois, et s’offusque, certes. Mais Soi-même comme un roi relève de l’étude théorique, bien plus que du livre d’intervention. Il s’agit de comprendre, d’établir la généalogie d’un état de fait, à partir d’une riche documentation, utilisée selon une méthode simple : sur chaque sujet, tirer le fil des débats autour de l’émancipation de genre ou de race, des luttes actuelles à celles du XXe siècle, et retour.

L’historienne passe ainsi de Race et histoire, de Claude Lévi-Strauss (Gallimard, 1952), où s’esquisse la possibilité d’échapper aussi bien à l’uniformisation qu’à l’enfermement dans les particularités – « ni trop près ni trop loin », écrivait l’anthropologue –, au « trop près » de la politologue Françoise Vergès dénonçant l’anticolonialisme « blanc », lequel ne serait que du colonialisme continué par d’autres moyens, étant donné la nature intrinsèquement coloniale de tout Blanc, quoi qu’il fasse. Le racisme n’a pas besoin, pour être désigné chez l’ennemi, de s’exercer : il est une donnée de son être même. Mais alors, comment lutter contre ses effets réels ? Comment, si l’on vise des essences abstraites, ne pas risquer de manquer l’oppression concrète ?

L’enjeu est du même ordre pour l’élan émancipateur porté par le mouvement « talentueux, émouvant, flamboyant » de la Queer Nation, mouvement né en 1990 dans les Gay Pride de New York et Chicago et qui revendiquait une « identité [sexuelle] floue ». Trente ans plus tard, selon Roudinesco, le mouvement s’est figé, sortant les identités de la fluidité pour les multiplier « à l’infini » comme autant de citadelles et réinventant, par une « ruse de l’histoire », les classifications psychiatriques classiques, qui épinglaient toute particularité dans une « typologie identitaire ». Comment, là encore, retrouver le jeu libre avec toutes les composantes de soi-même, le « je suis je, voilà tout » qui balaye les destins et devrait être le prix des luttes pour l’égalité ?

Telle est l’obsession qui parcourt Soi-même comme un roi, dans chaque dossier ouvert. Elisabeth Roudinesco peut parfois sembler dénoncer ce qu’elle désigne, et elle n’échappe pas toujours à la tentation de glorifier le passé, sinon de l’idéaliser, mais réduire ce livre précis et inspiré à ces limites oblitérerait son apport réel. C’est un manuel de progressisme pragmatique, le questionnement inlassable des promesses que recèlent toutes les pensées qu’il interroge, et jusqu’aux dérives qu’il met au jour. Les promesses d’une liberté toujours plus grande et toujours plus partagée, que l’historienne – en cela, mais sur un autre plan, le livre se révèle aussi personnel que le laissait entendre son début – craint de voir s’effacer et dont elle entend réveiller la mémoire.


Clara ZETKIN

« Je veux me battre partout où il y a de la vie » 

Recueil de textes traduits de l’allemand par Marie Hermann et al., édité par Florence Hervé, Hors d’atteinte, « Faits & idées »)

Clara Zetkin, une féministe pour aujourd’hui

Par Sophie Benard pour Le Monde des Livres 

« Je veux me battre partout où il y a de la vie », de Clara Zetkin, Révolutionnaire, pacifiste, antifasciste, féministe : les adjectifs ne manquent pas pour qualifier Clara Zetkin (1857-1933). Mais le surnom que lui attribua l’empereur Guillaume II est peut-être, bien malgré lui, celui qui attise le plus la curiosité : la « sorcière la plus dangereuse du Reich allemand ».

Clara Zetkin a donné son nom à de nombreuses routes, places, usines et écoles dans l’ancienne République démocratique allemande (RDA). Dès la réunification du pays, en 1990, une véritable damnatio memoriæ semble pourtant s’être abattue sur elle. Encore aujourd’hui, Clara Zetkin est bien peu connue – eu égard à la résonance contemporaine des combats qu’elle a menés. Je veux me battre partout où il y a de la vie permet de pénétrer la pensée et l’action de cette militante passionnée qui est, entre autres, à l’origine de la Journée internationale des droits des femmes, dont l’objectif premier était l’obtention du droit de vote.

Les textes rassemblés par la journaliste et historienne Florence Hervé sont aussi divers que l’ont été les combats de Clara Zetkin : les discours, articles et brochures, dont certains étaient jusque-là inédits en français, côtoient ainsi les lettres envoyées à ses amies et à ses enfants. Alors que Clara Zetkin écrivait à son amie Maria Reese que, « dans les relations personnelles, ce qu[’elle considérait] en première instance, ce n’[était] pas l’appartenance politique, mais l’être humain », Je veux me battre partout où il y a de la vie permet de dresser le portrait d’une femme aussi exaltée dans ses écrits publics que dans ses mots intimes.


Surtout, ce recueil de textes – qui inclut une biographie par Florence Hervé et quelques textes sur Clara Zetkin, dont un d’Angela Davis – rend justice à la complexité et à la modernité de la pensée de cette militante inépuisable. On voit ainsi se dessiner la volonté de penser ensemble les dominations croisées qui entremêlent classe sociale, race et genre – bien avant, donc, que la notion d’intersectionnalité ne prenne une place centrale dans le champ des pensées critiques. « L’humanité entière vous regarde, vous, prolétaires des pays qui mènent la guerre. Vous devez devenir des héroïnes, des libératrices ! », écrivit-elle.

Le tort de Clara Zetkin – qui la conduisit en prison en 1915 pour avoir organisé à Berne, en Suisse, une conférence internationale des femmes socialistes où s’affirmait une franche opposition à la guerre – fut, selon l’hypothèse de Florence Hervé, d’être trop féministe pour les révolutionnaires et trop révolutionnaire pour les féministes. Alice Schwarzer, icône du mouvement féministe ouest-allemand des années 1970, la qualifiait par exemple d’« antiféministe notoire », considérant qu’elle subordonnait, pour le pire, la lutte des sexes à la lutte des classes.

L’histoire, cependant, semble être en train de se rattraper, surtout en dehors de son pays natal : quelques rues, jardins publics et centres sociaux ou culturels portent le nom de Clara Zetkin à Paris, Rennes ou Montreuil – et la Journée internationale des droits des femmes est célébrée tous les ans dans le monde entier. Gageons que la parution de Je veux me battre partout où il y a de la vie permettra à chacun de faire connaissance avec cette intellectuelle aussi engagée qu’engageante, qu’Aragon, dans Les Cloches de Bâle (Denoël, 1934), définit d’un mot – le plus vrai : « L’égale»


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