lundi 1 mars 2021

Axel Kahn : « J’ai choisi la médecine par élimination »


Médecin, généticien, Axel Kahn a été directeur de recherche à l’Inserm, directeur de l’Institut Cochin et président de l’université Paris-Descartes. A 76 ans, il préside désormais la Ligue nationale contre le cancer et multiplie les prises de position sur la gestion de la crise sanitaire. Début février, ce scientifique a lancé une pétition réclamant une coordination mondiale pour une production de vaccin contre le Covid-19. Auteur de nombreux ouvrages, le professeur Kahn publie, le 10 mars, Et le bien dans tout ça ? (Stock, 20,50 euros).

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si deux moments importants ne m’y avaient pas conduit. Le premier, à 15 ans, est la perte de la foi catholique alors que je suis pensionnaire dans une école de jésuites. J’avais commencé à cheminer croyant en tout et puis je me suis rendu compte que je m’étais trompé, que je ne pouvais pas y accorder le moindre mot. Mais il m’apparaît que tout n’est pas à jeter, et notamment les bases de l’humanisme chrétien. Reconstruire ces bases, sans faire l’hypothèse de la transcendance, c’est un peu l’effort d’une vie.

Le second moment, à 26 ans, correspond à un tournant radical ; il s’agit de l’injonction de mon père, des derniers mots qu’il a écrits à mon intention avant de se donner la mort : « Sois raisonnable et humain. » D’un point de vue purement intellectuel, la direction de ma vie a consisté à essayer de faire des choix dont mon père aurait pu se satisfaire, et également des choix montrant que j’étais resté humaniste quoique ne faisant plus du tout l’hypothèse du bon Dieu.

Vous dites : « J’ai toujours suivi l’injonction de mon père. » Sans jamais lui en avoir voulu de s’être suicidé ?

Non. Je suis dans la situation de tous les proches de suicidé. Ils ne leur en veulent jamais. Ils s’en veulent de n’avoir pas vu qu’ils étaient malheureux au point de se suicider. Cela a entraîné chez moi et chez mes deux frères une gigantesque culpabilité. Et puis comment aurais-je pu lui en vouloir… Professeur de philosophie, il a joué un rôle absolument fondamental intellectuellement dans ce que nous sommes devenus, mes frères, Jean-François, Olivier et moi. Nous avions pour lui une admiration sans borne. Très tôt, il nous a fait comprendre qu’il avait confiance en nous car, disait-il, « je sais qu’il y a en vous une source vive qui ne demande qu’à sourdre. Mon rôle sera de l’aider à dégager son avènement mais ensuite c’est à vous d’en prendre la maîtrise, de l’entretenir ». Pour lui, il n’y avait pas de réussite qui vaille la peine si elle ne l’était pas au niveau de l’esprit.

Quant à l’injonction qui m’était destinée, toute ma vie j’ai cherché à savoir ce qu’il avait bien voulu me dire. Toute ma vie je me suis demandé, quand j’avais un choix à faire, qu’est-ce que papa en aurait pensé. « Sois raisonnable et humain », c’est extraordinairement vague.

Lorsque vous avez découvert cette lettre qui vous était adressée, en avez-vous parlé à vos frères ?

Non, je l’ai gardé pour moi pendant trente ans. Ils n’en ont rien su. Olivier est mort [le 8 décembre 1999] sans le savoir.

Pourquoi n’avoir rien dit ?

C’était presque obligatoire. Il y avait deux sens opposés que l’on pouvait donner à ce choix. Un sens qui m’était favorable, mais qui n’était pas le bon : j’étais le fils élu, moi le plus jeune. Si par hasard cela avait été le cas, de quel droit me serais-je targué d’être le fils élu aux yeux de mes deux aînés ? C’est impossible. Très rapidement, il m’est apparu que c’était, en réalité, un choix extrêmement fonctionnel. S’il m’a demandé d’être « raisonnable et humain », c’est qu’il était un peu inquiet à mon propos, son regard n’est pas entièrement positif. Le garçon que je suis, très engagé, manichéen, l’effraie un peu. J’étais encore communiste à l’époque. Une des manières de comprendre le message de mon père c’est qu’il faut aimer l’humanité. C’est comme s’il me disait : « Si tu veux aimer les hommes, il faut les aimer non pas comme tu aimerais qu’ils fussent mais tels qu’ils sont. »

Le généticien Axel Kahn en 2018.

Et votre mère, vous en parlez peu ?

Nous vivions dans une ambiance familiale très tôt éclatée. Après leur divorce, Olivier et moi avons vécu avec notre mère, et Jean-François avec notre père. Mais il s’est toujours intéressé à nous trois, n’a jamais coupé le lien. Nous avions une espèce de myopie : le monde de l’esprit était un monde masculin. Il y avait papa, son frère, qui avait aussi trois garçons, et ses amis. Incontestablement, cette ambiance dans un monde d’hommes m’a marqué. Mais ma mère était une femme extraordinaire. Il y a une richesse fabuleuse dans la manière féminine d’être humain. Cela m’éblouit. Mais c’est un éblouissement qui vient d’une découverte secondaire, celle du caractère extrêmement aimable – au sens étymologique du terme – de notre mère et de sa grande vivacité intellectuelle. Néanmoins, honnêtement, cela nous a moins forgés, mes frères et moi, que notre relation à ce très grand intellectuel – un peu ésotérique par moments ! – qu’était mon père, Jean Kahn.

Dans ma famille, la vie politique était un sujet majeur. Mon père avait commencé communiste et a fini gaulliste très fervent. Jean-François a été journaliste politique. Quant à moi, en perdant la foi chrétienne, en quittant le giron de l’Eglise, où pouvais-je mieux trouver la solidarité envers les pauvres que dans la gauche et, surtout à cette époque-là, au Parti communiste français ?

Comment le choix pour la médecine s’est-il opéré ?

La philosophie c’était papa, l’histoire et les sciences humaines c’était Jean-François, et Olivier les sciences dures. Par conséquent, va pour la médecine ! Mon choix n’a rien à voir avec la vocation, même si elle est venue après, parce que cela m’a plu.

Donc vous choisissez médecine par défaut ?

Absolument, par élimination ! On s’admirait beaucoup, les quatre hommes Kahn. Je trouvais que c’était malhabile, maladroit et source de beaucoup de tension que de créer des circonstances de rivalité entre nous. Il me restait donc les sciences semi-molles ! Car malgré mon premier prix de philosophie au concours général, je n’envisageais pas une carrière qui tourne le dos à une approche scientifique.

Dans ma famille, la vie politique était un sujet majeur. Mon père avait commencé communiste et a fini gaulliste très fervent. Jean-François a été journaliste politique. Quant à moi, en perdant la foi chrétienne, en quittant le giron de l’Eglise, où pouvais-je mieux trouver la solidarité envers les pauvres que dans la gauche et, surtout à cette époque-là, au Parti communiste français ?

Comment le choix pour la médecine s’est-il opéré ?

La philosophie c’était papa, l’histoire et les sciences humaines c’était Jean-François, et Olivier les sciences dures. Par conséquent, va pour la médecine ! Mon choix n’a rien à voir avec la vocation, même si elle est venue après, parce que cela m’a plu.

Donc vous choisissez médecine par défaut ?

Absolument, par élimination ! On s’admirait beaucoup, les quatre hommes Kahn. Je trouvais que c’était malhabile, maladroit et source de beaucoup de tension que de créer des circonstances de rivalité entre nous. Il me restait donc les sciences semi-molles ! Car malgré mon premier prix de philosophie au concours général, je n’envisageais pas une carrière qui tourne le dos à une approche scientifique.

Dès mes premières années de faculté, je voulais m’orienter vers une approche scientifique de la médecine, qui se remette en question. L’excellence de la médecine praticienne m’a toujours attiré mais il n’empêche, une fois qu’on est excellent c’est toujours la même chose, on n’hésite plus. Je voulais pouvoir hésiter, être sur des questions nouvelles comme la génétique.

De toutes les responsabilités que vous avez eues, y a-t-il des périodes ou des sujets plus marquants que d’autres ?

Il n’y a pas de période de ma vie dont je me repente totalement. J’ai tout adoré. Mais j’ai abandonné la médecine après un traumatisme. J’étais de garde dans un service de réanimation avec des cas extrêmement graves. La garde avait été épuisante. A 4 heures du matin, quand il y a eu enfin une accalmie, je me suis assoupi. A peine une demi-heure plus tard on tambourine à ma porte : « Venez, venez, il y a une dame dont la tension s’effondre. » Je connaissais bien cette patiente, elle était là depuis trois, quatre mois, après une tentative de suicide par absorption d’eau de Javel. Son œsophage était dissous, son médiastin détruit, elle était sous ventilation. En réalité, il était totalement impossible qu’elle survive. Et là, je me suis laissé aller à penser, l’espace de quelques minutes, « tout de même c’est dommage qu’elle ne soit pas morte d’un seul coup, j’aurais pu dormir une demi-heure de plus ». De manière presque simultanée, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête parce qu’un réanimateur ne peut pas penser ça. A partir de là, j’ai arrêté les gardes, puis mes consultations.

« J’ai refusé au moins deux fois le poste de ministre de la recherche, car je ne voyais absolument pas ce que je pouvais apporter »

Pour le reste, assez tôt je considère que j’ai fait le tour ! Par exemple, j’ai préféré aller marcher à travers la France que me représenter à la présidence de l’université Descartes. J’ai aimé la recherche mais lorsque je me suis mis à diriger des structures de plus en plus grosses, je n’en faisais plus moi-même et donc cela m’a moins intéressé. Et j’ai refusé au moins deux fois le poste de ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur, parce que je ne voyais absolument pas, dans des circonstances contraintes, ce que je pouvais apporter.

La marche a toujours occupé une place importante dans votre vie. Pourquoi ?

J’ai aimé toute ma vie la relation à la nature, au sport, à la marche qui m’apporte la pensée et la beauté. Cette pensée est alimentée par le souffle du vent, le chant d’un oiseau, une odeur de genêt… autant de stimuli qui éveillent la mémoire et nourrissent la pensée. Les gens qui marchent pour se vider la tête, je ne comprends pas, je ne sais pas ce que cela veut dire. Par ailleurs, il y a la recherche de la beauté. J’ai été élevé à la campagne, au Petit-Pressigny (Indre-et-Loire), mon village natal, j’en garde un peu le souvenir du paradis terrestre. Emprunter les chemins a toujours été un moyen de, peut-être, retrouver le paradis terrestre de mon enfance. Ce qui est fantastique dans ma vie, et qui fait que, tout compte fait, elle a été belle, c’est que je l’ai retrouvé très souvent.

Je me souviens très bien d’un moment qui est à la fois une épiphanie de l’amour et de la beauté. Je suis avec une femme dont je suis éperdument amoureux. On campe au nord-ouest du pic Carlit, dans les Pyrénées. C’est une soirée de juillet magnifique. Le lendemain matin, on monte un chemin rude, et nous arrivons juste au moment où le soleil apparaît derrière la chaîne espagnole. Le paysage est absolument inouï. Je vois cette femme qui, comme moi, a les yeux brillants, je vois que je l’aime et qu’elle m’aime. Il n’y a pas mieux !

Vous réagissez régulièrement sur la gestion de la crise sanitaire. Pourquoi ce besoin de prendre position publiquement sur ce sujet ?

A cause de trois mécanismes. Le premier, cela fait des décennies que je suis médiatisé pour parler de l’information scientifique. Déjà, dans les années 1990, lorsque j’étais rédacteur en chef de Médecine/sciences, je me souviens d’avoir fait jusqu’à douze plateaux de radio et de télé sur certains sujets. Bref, je suis le « bon client » qu’on appelle à tout bout de champ et, puisqu’on me le propose, je considère que c’est mon devoir de le faire. Est-ce qu’il y a eu un peu de vanité ? Sans doute oui. C’est valorisant. Deuxièmement : quand la pandémie est arrivée, j’étais très familier de ce sujet. Dans les années 1960, alors jeune médecin chef dans la préfecture de Haute-Kotto, en République centrafricaine, j’ai été confronté à des épidémies de rougeole. Puis, à Médecine/sciences, j’ai couvert toute la naissance du sida.

Comme directeur de l’Institut Cochin, j’avais un département sur les maladies infectieuses. Par conséquent, c’est un domaine que je connais bien. Et je suis indépendant de tout laboratoire et de tout pouvoir politique. Troisième élément : les personnes atteintes de cancer en prennent plein la poire du Covid-19. Retards de diagnostic, reports d’opérations, infections nosocomiales, elles sont des victimes collatérales parmi les plus durement touchées. La seule possibilité de les tirer de ce très mauvais pas, c’est d’avoir la peau de cette maladie. Aujourd’hui, lutter contre ce virus, c’est faire mon job de président de la Ligue.

Pourtant, depuis un an, on entend tout et son contraire dans les médias sur le Covid-19…

Depuis toujours, quand il y a une maladie grave qu’on ne sait pas guérir, les théories les plus farfelues émergent avec des fidèles extrêmement engagés. Evidemment, c’est amplifié par les réseaux sociaux et par le phénomène, tout à fait nouveau, des chaînes d’info en continu. Quand j’ai vu ce qui se passait, je me suis dit que je pouvais considérer que j’avais loupé ma vie.

Je m’explique : quand le jeune Axel Kahn commence à faire de la vulgarisation scientifique, il a le sentiment qu’il faut donner au citoyen la possibilité de se faire une opinion, de comprendre les choses, de le familiariser avec l’outil de la raison. Mais là, je vois un monde où ce qu’il y a de plus nouveau, c’est l’irraison la plus totale. Tout énoncé, de quelque logique fût-il, qui peut être considéré comme mainstream, venant d’une autorité quelle qu’elle soit, est immédiatement considéré comme l’un des éléments d’un complot mondial. Qu’est-ce que les hommes de ma génération, avec leur approche, ont-ils manqué, pour qu’on aboutisse à ça ?

N’est-ce pas vertigineux ?

Oui, c’est vertigineux et j’aurais pu me replier dans ma tente en fermant les yeux. J’ai considéré, tant pis, qu’il fallait essayer de maintenir, d’entretenir la flamme fragile d’une approche raisonnable. Sinon, à quoi bon espérer que tout s’embrase à nouveau aux couleurs de la raison.

Restez-vous optimiste ?

Non, mobilisé. La notion de « monde d’après » m’a toujours semblé une vaste pantalonnade intellectuelle. Le monde d’après sera sans doute différent du monde d’avant mais, en tout état de cause, il n’y a aucune chance qu’il soit mieux. Faisons en sorte qu’il ne soit pas trop pire.


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