samedi 13 février 2021

Sophie Wahnich: «Exercer son aptitude à l’utopie est une nécessité absolue quand l’avenir paraît avoir disparu»


 


par Anne Diatkine   publié le 13 février 2021

Sophie Wahnich «Exercer son aptitude à l’utopie est une nécessité absolue quand l’avenir paraît avoir disparu» Comment nous projeter dans l’avenir et imaginer un monde meilleur alors que la crise sanitaire nous donne l’impression de faire du sur-place ? Pour l’historienne, spécialiste de la Révolution française, la pensée utopique constitue une source d’émancipation plus que jamais nécessaire. Même si elle se heurte au réel.

Quand elle était en sixième, sa professeure de français demandait à ses élèves d’imaginer des mondes utopiques. L’historienne de la Révolution française Sophie Wahnich n’a finalement jamais interrompu cet exercice, que ce soit dans sa vie de citoyenne engagée, ou en scrutant les archives et les imaginaires sociaux de son époque de prédilection. Que deviennent les utopies aujourd’hui quand chacun éprouve la désolante impossibilité de se projeter, qui d’ordinaire est le propre de la dépression ? L’impression généralisée de vivre une journée sans fin anéantit-elle notre capacité à concevoir des organisations sociales aussi inédites qu’impérieuses ? Contre toute attente, Sophie Wahnich, directrice de recherche au CNRS, autrice notamment de la Révolution n’est pas un mythe, et longtemps chroniqueuse dans ces pages, dissocie l’aptitude à inventer des utopies, qui lui semble le propre de l’humain, de la possibilité du futur. Selon elle, s’il y a des périodes plus propices que d’autres à leur floraison, les utopies, leur dur désir de durer, et la faculté d’en imaginer de nouvelles, persistent même et surtout dans les moments qui paraissent le plus sans issue.

En quoi l’impossibilité actuelle de se projeter met à mal la construction d’utopies ?

L’utopie n’est pas forcément une projection dans le temps. Elle est une construction imaginaire qui se développe avec le plus de nécessité dans les périodes les plus entravées. Elle naît d’ailleurs avec Thomas More, qui écrit Utopia en 1516 en pleine Renaissance, période où l’essor du capitalisme met à mal certaines vies communautaires et lors de laquelle l’affirmation d’un nouvel art de gouverner est perçue comme tyrannique. Il ne me paraît donc pas contradictoire de soigner la dimension utopique de l’humain, dans les époques particulièrement sombres, despotiques, où, effectivement, on a le sentiment qu’on ne peut que se retirer dans ce «hors lieu» qu’est étymologiquement l’utopie. Produire ce lieu imaginaire permet de continuer à penser. Exercer son aptitude à l’utopie est une nécessité absolue quand l’avenir paraît avoir disparu. Sinon, effectivement, la mort est au rendez-vous : la mort sociale et la mort individuelle et psychique.

Mais la solitude obligée et l’absence de réunion collective ne compliquent-elles pas la construction d’utopies dans la période immédiate ?

Aujourd’hui, des petits groupes s’organisent pour fabriquer des utopies concrètes, dans de petits lieux, où ils expérimentent ce qu’ils estiment être bon pour eux et pour la société. L’utopie prend forme, mais dans une certaine fragilité, sans régime hégémonique, sans attendre d’avoir toutes les conditions idéales pour pouvoir tenter l’expérience. C’était le cas hier aussi. Je pense à Saint-Just et à ses fragments d’institution républicaine, qui écrit depuis l’expérience des impasses révolutionnaires, l’épreuve des vicissitudes de la Terreur, pour mettre en œuvre un art de faire société fondée sur des affects sociaux, l’amitié, la fraternité et l’hospitalité. Dans ce texte utopique, chacun déclare chaque année qui sont ses amis, et ceux qui ne le sont plus, on prend soin de ne pas censurer les femmes, de sanctionner ceux qui les battent ou les trahissent, on veille sur les enfants des amis, on libère les esclaves africains dans les colonies et on s’assemble pour délibérer.

Pourriez-vous donner des exemples d’utopies concrètes dont on a oublié qu’elles l’étaient avant de se généraliser ?

L’abolition de l’esclavage, le vote des femmes, l’absence de roi, autant d’utopies du XVIIIe siècle qui se sont réalisées. Il faut imaginer en 1789, combien paraît abracadabrante l’idée qu’il y ait des règles de droit que tout le monde devra respecter même les aristocrates ! L’idée d’un gouvernement populaire est évidemment considérée comme une utopie dangereuse. Plus tard, lorsque le suffrage universel masculin est rétabli en 1848, on considère qu’il est juste et normal que les femmes en soient exclues. Là encore la demande des femmes au droit de vote paraît utopique donc inconcevable. Or, pendant la Révolution, le suffrage des femmes était une revendication formulée. Il faut se souvenir de la fameuse Déclaration des droits de la femme, rédigée par Olympe de Gouges, où tous les énoncés débutent par «la femme et l’homme sont…». Quant à la fin de l’esclavage, elle commence dans une plantation puis dans plusieurs, puis dans l’île de Saint-Domingue rebaptisée de son nom amérindien, Haïti, à l’indépendance du pays proclamée en 1804, ce qui en fait la première république noire libre du monde. Il y a des allers et retours, mais même aux Etats-Unis, l’abolition entre dans un cadre légal en 1808.

Vous évoquez des mouvements universels. Y a-t-il des utopies plus mineures ?

«L’homme est un animal utopique et pas seulement politique», disait le philosophe Miguel Abensour, qui a écrit trois gros volumes sous ce titre, où il analyse les conditions d’émergences d’utopies qu’on pourrait qualifier de modestes, montre leur lien avec les moments révolutionnaires et comment le totalitarisme assassine leur percée. On peut prendre l’exemple des jardins d’enfants, développés en URSS dans les années 20, qui font écho à l’idée de dette sacrée en 1793 de la société à l’égard des femmes, des enfants, des infirmes et des vieillards. On a aujourd’hui tout à fait oublié que ces systèmes de garde collectifs ont été une utopie féministe et sociale considérée comme aberrante. Longtemps, on a naturalisé le principe que l’enfant devait rester auprès de sa mère jusqu’à l’âge de raison et qu’il ne devait pas en être autrement. Ces jardins d’enfants soviétiques portaient l’idée que la socialisation commençant plus tôt, elle serait plus aisée pour l’enfant et que l’émancipation plus forte des femmes contribuerait à une société plus égalitaire. Ils n’ont pas résisté au stalinisme qui les a liquidés.

Qu’est-ce qui différencie une utopie d’autres types de projet ?

L’enjeu de toute utopie est de démontrer que l’énoncé «ça a toujours été comme ça» est faux. «Ça peut être autrement» est une pensée réformiste. «Ça doit être différent» est une pensée révolutionnaire. Mais «ça pourrait être différent» est une pensée utopiste. Tout d’un coup l’imaginaire est ouvert. Nul besoin de faire exister l’utopie immédiatement, elle peut se transmettre au-delà de votre temps de vie. Ce qui a été lancé, n’est jamais perdu pour l’histoire.

D’où vient l’idée commune que l’utopie porte en elle son propre cauchemar lorsqu’elle prend forme ?

L’utopie est vouée à rencontrer l’impossible. Il y a une butée du réel sur laquelle elle achoppe. Dès lors, soit le mouvement cesse, soit il chute, se relève, réinvente des procédures pour à nouveau trouver une percée émancipatrice. J’appelle cela l’utopie des lignes brisées. Mais l’obstacle ne vient pas de l’utopie elle-même, mais bien de ceux qui la récusent. Si on regarde les révolutions du printemps arabe dont on fête les 10 ans aujourd’hui, on peut conclure qu’elles n’ont pas été à la hauteur des espérances. Mais les révolutionnaires savaient que leur mouvement allait se briser puisqu’ils ont inventé très tôt en Tunisie le Haut Conseil pour la protection des objectifs de la révolution, constitué de toutes sortes de gens qui essayaient de maintenir le cap. Je m’inscris en faux contre la pensée que la négativité serait incluse au sein des révolutions. La position du philosophe Claude Lefort au sujet de la fragilité des révolutions démocratiques qui impliquent que la place du pouvoir reste vide, me semble plus intéressante. En démocratie explique-t-il, du fait qu’on ne peut plus s’en remettre à un protecteur, la situation d’incertitude est anxiogène. C’est l’ensemble du peuple qui a charge de se protéger. Dans la période révolutionnaire française, cela s’appelle le salut public où chacun est responsable devant tous. Le mouvement des gilets jaunes avait une dimension utopique en maintenant le refus raisonné de s’en remettre à une figure tutélaire et même à une organisation. Cependant, dans ces moments de grande inquiétude, certains désirent à nouveau, d’une manière irréfragable, une figure de chef. C’est alors que la démocratie s’effondre dans une fin tragique. Car chacun dans sa fragilité est responsable de la démocratie.

Durant le premier confinement, il y a eu un énorme espoir de changement. On parlait du «monde d’après». Cela s’est fracassé. Y a-t-il eu un moment d’utopie ?

Oui, mais il a été suscité par un malentendu : le «quoi qu’il en coûte» a été entendu comme si on allait enfin faire payer les détenteurs du capital. Emmanuel Macron, depuis sa position de président de la République, a affirmé que le monde d’après serait différent, mais il l’a affirmé au même titre qu’il nous a parlé de «révolution» pendant la campagne présidentielle de 2017. Autour de ce malentendu est apparu «un violent désir de bonheur» pour reprendre le titre d’un beau film de Clément Schneider. Ce désir était latent, tout prêt à surgir, malgré le désespoir indéniable dû à une gestion cruelle de la crise du Covid – je pense à la situation des étudiants maintenus devant un écran, aux lieux culturels fermés. Le refus de penser ce qui nous ferait du bien n’a en soit rien de démocratique. Car l’un des principes démocratiques, c’est justement de retenir la cruauté.


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