samedi 27 février 2021

Reportage Pauvreté : dans les gares, une équipe en mission invisible

par Marie PiquemalRamsès Kefi et illustration Jeremy Perrodeau

publié le 25 février 2021

Une femme qui fait semblant d’attendre un train, un «papy» qui passe le balai autour de lui... Badiaa, Manu et Odile, policiers en civil et agente SNCF, guettent les signes qui trahissent une précarité dissimulée et tentent d’aiguiller ces sans-abri au destin souvent cabossé vers des associations. Ils redoutent l’issue de la crise sanitaire.

Badiaa et Odile s’échangent des observations, quelques certitudes et des coups d’yeux discrets. «La femme assise juste derrière c’est sûr, c’est pour nous.» Cette vieille dame, fichu sur la tête, est de prime abord calée à la bonne place, au bon endroit : posée sur un siège de la gare du Nord, à Paris, comme des dizaines d’autres en attente d’un train. Le binôme décèle des combines de camouflage, pour se rendre transparent et n’éveiller aucun soupçon. Ses deux sacs plastiques, remplis d’habits - plutôt qu’une valise - alertent. Sa posture courbée et l’état de ses mains, aussi. «Elles sont traîtres. Elles s’abîment très vite quand on dort dans la rue.» Badiaa et Odile font partie d’une équipe de trois, avec Manu, en charge d’une mission précieuse : identifier les silhouettes, puis les visages, et fabriquer des liens avec les sans-abri qui se planquent dans les gares parisiennes et leurs recoins - sous les escalators, dans les tableaux électriques, les parkings. Certains sont à la rue depuis longtemps et déjà marqués dans leur chair et leurs traits. D’autres sont encore frais, propres sur eux, pas encore ingurgités par la misère. Odile : «Ils font semblant d’attendre un train. Surtout les femmes. Elles font comme si ça allait, le plus longtemps possible, avant de craquer, un jour.»

Les carnets de notes du trio sont des preuves irréfutables de l’existence du déclin arbitraire - chose convenue qu’on refuse de croire - qui peut balayer n’importe qui. Toutes les catégories sociales ont leurs récits de chute, du gynécologue à l’ex-flic. Et tous les profils imaginables ou presque y sont consignés, avec leurs circonstances aggravantes : pathologie mentale, divorce destructeur, addictions, retraites trop menues, et désormais, la pandémie.

Odile, inquiète de la saignée à venir, montre de la main le parvis de la gare du Nord : «Toutes ces personnes qui dorment sous des tentes, le long des terrasses de café. Quand la vie va reprendre, où vont-elles aller ? Et ces hôtels, qui acceptent pour l’instant de louer leur chambre au Samu social Où vont aller ceux qui avaient une chambre là-bas  A la gare, fatalement. «La gare, c’est comme une maison avec des portes ouvertes. On s’y sent en sécurité parce qu’il y a beaucoup de monde. Si je n’avais plus rien, moi aussi, je viendrais ici.» Avec le Covid, des espaces disparaissent et les dernières lumières, la nuit dans la capitale, s’éteignent : les urgences de l’hôpital Lariboisière, voisines de la gare du Nord, ne sont plus un refuge toléré.

«Quand on voit les mêmes revenir, il n’y a plus de doute possible»

Badiaa et Manu, la quarantaine, sont policiers en civil, membre de la brigade des réseaux ferrés. Odile Girardière, fraîche quinqua, est quant à elle agente SNCF. Ils sont respectivement arrivés il y a huit, trois et quatre ans à ces postes méconnus, pour cerner les contours de la pauvreté et agir au plus vite. Le raisonnement est limpide : plus on passe de temps à la rue, plus c’est dur de s’en sortir. Il y a toujours quelques indices pour «profiler», à raccorder les uns aux autres quand la misère n’est pas flagrante. Quel est l’état des chaussures et des semelles ? Y a-t-il des sacs qui racontent quelque chose ? Que boit-on dans sa gourde ? Le regard est-il trop fuyant ? Si oui, dans quelle mesure ? Et vers où ? Ou sur le qui-vive, comme si le danger était tout proche ?

Le reste est une affaire d’habitude, d’empathie supérieure, et de postulat à garder en tête : l’être humain a honte de demander de l’aide. Manu, casquette vissée sur la tête : «Pour ceux qui ont des années de rue et de gare, notre travail est modeste. Certains ne veulent pas de coup de main. On essaye par une discussion de les raccrocher à une certaine réalité.»

C’est un travail de fourmi et d’araignée pour retisser des liens et les orienter vers la bonne association ou le bon organisme. Un boulot collectif, parfois avec des agents de sécurité (ils ont des clés, des accès et des informations sur les visages), parfois avec les sans-abri déjà incrustés dans les murs des gares. Odile, en vapotant : «On scrute aussi les visages à la fermeture de la gare, à une heure du matin. Quand on voit les mêmes revenir à 4 h 30, notamment des femmes seules, il n’y a plus de doute possible.» Badiaa, cheveux noirs à grandes boucles : «On a même vu des cheminots dans la galère revenir dans une gare au moment où ils n’avaient rien. Parce que c’est l’endroit où ils se sentaient le mieux.»

«Il faut insister, être là quand il y a un déclic»

Lundi, l’équipe a inspecté le parking de la gare Saint-Lazare. Traces de défonce dans les coins, culs de joints au mieux et pipe à crack au pire : certains indices sont frais - peut-être peuvent-ils retrouver l’un des consommateurs. Ce matin-là, le trio a abordé «Papy» à l’une des entrées du grand bâtiment. A petits pas, façon chat sur le rebord du toit, sans présumer de ce qui est «normal» ou pas. Il s’affairait avec un balai sans manche – simplement la brosse, pris d’une envie de ménage en pleine nuit. Accroche respectueuse : «Bravo pour votre boulot  Question pour mettre en confiance : «Où est passé le manche  Entrée sans jamais forcer le verrou de l’intimité : «Ce sont vos affaires dans le sac, là-bas  Il donnera son identité, son surnom et son lieu de naissance. Et se voudra rassurant : un organisme l’accompagne. L’accroche aura duré une vingtaine de minutes ce coup-ci. D’autre fois, il faut ignorer les insultes, revenir comme si de rien n’était le jour d’après pour obtenir un début de récit.

Chacun a sa méthode pour leur faire tomber le masque. Badiaa vérifie toujours qu’il n’y ait personne autour, «parce qu’à leur place, je ne voudrais pas que des gens entendent». Mardi, la policière avait rendez-vous avec M., jeune homme abîmé de la gare de Lyon. Elle lui avait dessiné un plan, écrit l’heure précise sur un morceau de papier. Il avait l’air surmotivé, avec une obsession : refaire sa carte d’identité, passeport essentiel vers les dossiers d’aide sociale. Il n’est pas venu : «Comme dans 90 % des cas. Il faut insister, prendre par la main, les tirer. Etre là quand il y a un déclic.» Pour approcher M., elle avait essayé de le provoquer la veille : son oreille, qui retient son masque, était infectée – elle virait au violet. Il a ri : «Nondemain sûr demain, je viens avec toi». Badiaa : «Quand ils ratent un rendez-vous, certains se cachent de nous. Par honte, par pudeur. Pourtant, on ne leur en veut jamais. On sait qu’il faut du temps.» Les histoires cabossées de ceux qui se réfugient dans les gares arrivent en miettes au trio, qui essaye de reconstituer le puzzle. Souvent en plusieurs fois et en triant dans les approximations et les mensonges de protection.

«L’alcool, le shit, et puis le crack, ça va très vite»

Manu : «Tout est une affaire de respect. Si une femme ou un homme finit par te raconter son histoire aujourd’hui et qu’après-demain, tu retournes le voir et tu ne sais plus, c’est blessant.» Souvent, les gens ne donnent pas leur vrai prénom pour se protéger, ou changent de version. Comme Hichem, qui dit être professeur d’histoire ou routier et qui est récemment réapparu après un an. Manu lui a demandé : «Quand est-ce que tu vas voir ta fille  Hichem a répondu : «Dans deux, trois ans . Manu : «Passe me voir, ça me ferait plaisir, n’attends pas.» Le policier pense que sa consommation d’alcool va au-delà de l’addiction : «Il s’autodétruit, j’ai peur pour lui.» Puis : «Au début, ils tiennent au mental. Certains conservent même leur travail les premiers temps, mais ça ne tient jamais. La bascule, souvent, vient quand ils se font voler leurs papiers. Les addictions dévorent vite. L’alcool, le shit, et puis le crack. Ça va très vite.»

Il y a les belles histoires qui récompensent le boulot de fourmi. Odile a les yeux qui brillent en repensant à ce couple tombé dans le crack. «Ils ont tous les deux été opérés à cœur ouvert, le crack leur a attaqué les valves. Un matin, j’ai trouvé Mathieu inerte dans la gare, les yeux dans le vide. Il n’était pas défoncé comme d’habitude.» Elle appelle les secours, qui rechignent à le prendre en charge. Elle insiste, menace. Mathieu est sauvé in extremis. Il décroche tout seul. Elle ira lui rendre visite à l’hôpital, se retrouvera à discuter avec sa mère au téléphone. Sabrina, sa compagne, est en sevrage. Le collage entre Mathieu et sa famille tient pour le moment. Le couple travaille pour le sous-traitant d’un fabricant de frites. Ils vivent dans un studio dans l’Oise. Qui est desservie par la gare du Nord.


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