mardi 2 février 2021

On ne désobéit pas à un virus

Par Sandra Laugier, professeure de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et chroniqueuse à Libération et Albert Ogien, directeur de recherches émérite au CNRS— 1 février 2021

Lors d'une manifestation à Bruxelles, dimanche.

Lors d'une manifestation à Bruxelles, dimanche. Photo Kenzo Tribouillard. AFP

Refuser de respecter les règles du confinement ne constitue pas en soi un acte de désobéissance civile. Pour que cela soit le cas, le geste devrait être accompagné d’une revendication : l’abrogation d’une loi indigne ou l’accroissement des droits pour tous.

Tribune. Le spectre de la désobéissance civile guide comme en sous-main l’action de nos gouvernants en matière de lutte contre la pandémie. On l’avait déjà vu avec l’annonce précipitée de l’accélération de la vaccination, puis avec les atermoiements au sujet de la fermeture des écoles. Il vient encore de frapper en forçant le gouvernement, contre l’avis des scientifiques qui redoutent l’explosion future de la contamination et en contradiction avec ce que font ses homologues des pays voisins, à remettre à plus tard un confinement pourtant tenu pour indispensable. Tout porte en effet à croire que c’est pour conjurer le risque du soulèvement que la mise en œuvre d’un troisième enfermement a été ajournée.

Ce qui est paradoxal : si le gouvernement avait fait le choix inverse, on peut parier que la population l’aurait accepté tant elle y était préparée. Mais surtout, rien ne dit que cette décision dissipe cette sensation de «ne pas en voir le bout» qui porte au désespoir et au scepticisme, voire à la colère. Pourtant les gouvernants semblent admettre que ces sentiments sont le ferment d’une révolte générale ou d’une déferlante de désobéissance civile.

C’est ce spectre que des médias ont agité de façon insistante, en guettant le moindre des signes permettant d’évoquer les prémisses d’un soulèvement : restaurants qui servent des repas dans la clandestinité, quidams qui se risquent à défier le couvre-feu, enseignement rebelle dans une université bretonne, soirées interdites entre voisins, expressions de ras-le-bol ou promesses de ne plus respecter les interdits. Sans compter les reportages sur la mort sociale des jeunes ou sur les mouvements violents éclatant ailleurs sur la planète contre les restrictions imposées par les autorités.

Obligation légale

Or pour l’heure, tous les mouvements d’humeur contre les dispositions prises pour stopper ou ralentir la progression de la contamination ont fait long feu. Est-ce si surprenant, dès lors que les obligations que la majorité des gouvernements du monde se résolvent à prendre pour contrer la pandémie (confinement, quarantaine, gestes barrières, fermeture d’établissements, restriction de la liberté de mouvement, etc.) sont essentiellement justifiées par des raisons de santé publique ? La contrainte que le virus impose n’est pas uniquement dictée par un pouvoir malfaisant – même si les gouvernements ont souvent aggravé les choses par leur incurie, leurs calculs à la petite semaine et leur incapacité à reconnaître leurs erreurs. Cette contrainte est contenue dans les propriétés d’un agent infectieux dont rien ne semble pouvoir freiner la circulation lorsqu’elle est hors contrôle si ce n’est la cessation temporaire des contacts sociaux. Dans ces conditions, faire réellement acte de désobéissance civile consisterait à exiger un droit pour tous à braver la mort en s’exposant volontairement au virus et à le transmettre autour de soi. Et à accepter de sacrifier sa vie pour abolir l’interdiction de le faire. Si peu de gens semblent prêts à accomplir ces gestes, c’est qu’on ne désobéit pas à un virus.

Il faut rappeler que le refus de respecter une obligation légale ne constitue pas, en soi, un acte de désobéissance civile : enlever son masque dans le bus ou traîner dans les rues après le couvre-feu est interdit, certes, mais ne relève pas de cette forme d’action politique. Pour que cela soit le cas, il faut que l’infraction soit accompagnée d’une revendication : l’abrogation d’une obligation légale jugée indigne ; et qu’elle vise l’accroissement des libertés et des droits pour tou.te.s.

Refuser pour soi-même les règles du confinement ne revient en rien à améliorer le sort ou les libertés des autres, même lorsqu’on prétend parler en leur nom. Réclamer le droit de se soustraire aux mesures d’urgence sanitaire, comme les militants trumpistes l’ont fait en suivant la voix de leur maître, est même tout l’inverse de la désobéissance civile : c’est une affirmation claire du mépris de la vie d’autrui – «I don’t care»,comme énonçait une inscription sur la veste de Melania Trump. Ici, désobéir à la loi n’est pas un dévoilement de son caractère injuste. C’est se présenter comme étant la seule personne (ou le seul groupe) qui compte, et au contraire menacer les autres.

Dépendance mutuelle 

Il ne s’agit pas pour nous de moraliser mais d’analyser. La pandémie met au jour la gamme des attitudes qu’il est possible d’adopter face à la privation de liberté. Les incartades que beaucoup s’autorisent sont des déviances calculées qui autorisent à déjouer des entraves à la vie sociale jugées à raison insupportables ; elles n’ont de raison d’être que dans le contexte global du consentement. Résistance un peu déprimée sans doute, mais bien réelle. De là à ce qu’elle donne lieu à une désobéissance civile de masse, il y a un monde.

Les Cassandre de l’insurrection, qui s’inquiètent de l’épuisement mental des étudiants, de l’état des mondes du spectacle et de l’art et de la condition des professionnels empêchés de travailler opposent les intérêts de ces laissés-pour-compte de l’épidémie à ceux d’autres concitoyens – en plaidant l’économie contre la santé publique, la culture contre le quotidien, et même, la qualité de vie des générations montantes contre les années de vie inutilement gagnées des anciens. Leur vision d’une société dans laquelle chaque catégorie de population serait autonome envers et contre les autres est abstraite et artificielle. Tout le contraire que ce que le Covid a mis en lumière : la nécessaire dépendance mutuelle et le souci de la vie et des plus vulnérables. Si on ne peut pas désobéir au virus, favoriser et revendiquer l’exercice de la solidarité et la prise en charge collective des conséquences délétères de la pandémie est à notre portée. Tomber le masque ne fera de personne un Martin Luther King. 


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