samedi 20 février 2021

« Les pauvres valides sont suspectés d’être responsables de leur situation »

Propos recueillis par  Publié le 20 février 2021

Pour le sociologue et politiste Vincent Dubois, le contrôle des bénéficiaires d’aide sociale est aussi ancien que l’assistance.

Vincent Dubois, professeur à Sciences Po Strasbourg, est l’auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, à paraître en avril aux éditions Raisons d’Agir.

Quand et pourquoi est apparue dans le débat public la nécessité de contrôler ceux que vous appelez les assistés ?

Le contrôle des bénéficiaires d’aide sociale est aussi ancien que l’assistance et il ne s’est jamais imposé dans le débat public et l’action gouvernementale plus fortement que depuis le milieu des années 1990. Trois principaux facteurs expliquent cette tendance : le développement de prestations sociales soumises non plus à un statut juridique – travailleur ayant cotisé – mais à des conditions évolutives et des comportements qu’il s’agit de vérifier ; un investissement politique sans précédent qui a promu la « fraude sociale » comme problème majeur ; la montée en puissance de logiques à la fois comptables et managériales concrétisées par des contrôles en cascade, de l’Etat et de la Cour des comptes sur les finances de la Sécurité sociale, des organismes de protection sociale sur leurs allocataires.

Pourquoi le revenu de solidarité active (RSA) cristallise-t-il tant les débats sur la fraude ?

Le RSA fait certes l’objet de « fraudes de survie », mais rien ne prouve que ses bénéficiaires se rendent davantage coupables d’abus que d’autres catégories de la population, en matière sociale ou fiscale. Le RSA et, avant lui, le RMI [revenu minimum d’insertion]ont réactivé la défiance ancienne à l’égard des « pauvres valides », toujours plus ou moins suspectés d’être responsables de leur propre situation, d’abuser de la « générosité » collective, comme en a témoigné dès 1995 l’expression « culture du RMI » utilisée par Eric Raoult, ministre délégué à la ville et à l’intégration du gouvernement Juppé.

Le discours dénonçant l’assistanat s’est construit sur ces représentations morales qui mobilisent la fraude comme repoussoir absolu de la « valeur travail ». S’y est combinée une certaine expertise économique sur les « trappes à inactivité » : par calcul, les individus feraient le choix de l’assistance au détriment du travail…

Le RSA occupe une place centrale dans ce débat qui trouve écho dans la population, y compris au sein des classes populaires. S’ajoutent à cela des facteurs techniques. L’attribution du RSA repose sur un grand nombre de critères, souvent difficiles à établir sans équivoque, d’autant plus sujets à des changements fréquents qu’ils concernent des populations précaires, par définition instables. Cela implique des déclarations de ressources plus nombreuses, donc plus de risques d’erreurs, ce qui conduit au ciblage des contrôles sur cette prestation. Les bénéficiaires sont, en outre, de plus en plus soumis au contrôle organisé par les départements, en plus des Caisses d’allocations familiales qui l’assurent depuis le départ.

Cette crispation et ce débat se limitent-ils à la France ?

Pas du tout. On trouve des tendances comparables un peu partout, selon des chronologies et des modalités variables : par exemple aux Etats-Unis, dès les années 1970, puis après la réforme du welfare [aide sociale], en 1996, avec une très forte connotation raciale – les Afro-Américains, et parmi eux les femmes, étaient et sont toujours particulièrement visés – et une sévérité inconnue en France.

Partout en Europe, ou encore en Australie, les discours stigmatisants ont progressé, l’usage des technologies de surveillance électronique à grande échelle est devenu massif et des systèmes de sanction plus sévères ont été mis en place. C’est en quelque sorte la face coercitive du modèle du workfare, la contrepartie en travail à une allocation, devenu une référence mondiale des politiques sociales.


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