mardi 9 février 2021

Langage Et vous, vous dites plutôt «nature» ou «tabî'a» ?

par Thibaut Sardier  publié le 8 février 2021


En chinois, on dit zi ran. En arabe, tabîa. Et en hindi, prakrti. En français ou en anglais, c’est plutôt nature. S’ils sont à peu près équivalents, ces mots qui désignent le monde vivant ont chacun leur spécificité. Alors que celui que nous utilisons renvoie à un ensemble un peu statique et bien distinct des humains, d’autres décrivent une vie animale et végétale placée sous le signe de la prolifération ou de la spontanéité. S’intéresser à cette diversité du vocabulaire à travers les cultures et les territoires du monde entier, c’est donc explorer les façons qu’ont les humains de percevoir, utiliser et protéger leur environnement.

C’est sur ce principe que repose l’enquête linguistique dont les chercheurs Frédéric Ducarme, Fabrice Flipo et Denis Couvet ont récemment publié les résultats dans la revue américaine Conservation Biology. Ils ont recherché les équivalents du mot «nature» dans 76 langues représentant treize des vingt «superfamilles» linguistiques recensées dans le monde, et incluant les dix langues ayant le plus de locuteurs. Alors qu’ils s’attendaient à un difficile travail de lexique, ils sont arrivés à un constat surprenant.

Les termes pour désigner la nature ne sont pas si nombreux : ils n’ont trouvé qu’une vingtaine de morphèmes, c’est-à-dire des groupes de mots partageant une même étymologie (comme naturenaturanaturalezanatur…). Dans un grand nombre de cas, cela signifie soit qu’il n’existe aucun mot pour la désigner, soit que c’est le mot venu d’une autre langue qui s’est imposé. Preuve que ce concept très englobant n’est pas indispensable pour décrire la place des humains dans le monde. «Comme l’avait montré le géographe Augustin Berque en s’intéressant au grec et au chinois, la notion est abstraite, surtout utilisée par des personnes lettrées et urbaines lorsqu’elles prennent du recul par rapport à la nature», dit le philosophe Frédéric Ducarme, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle.

En cartographiant les différents mots pour dire «nature» dans le monde, les chercheurs ont remarqué que la carte qu’ils obtenaient ressemblait à s’y méprendre à celle des aires d’influence des grandes religions. «Pour tous les grands groupes civilisationnels, il apparaît que le mot a été emprunté au langage liturgique», constatent-ils. Le concept voyage donc avec les croyances, au fur et à mesure de leur expansion. L’arabe tabîa est employé jusque dans la province du Xinjiang en Chine, par les Ouïghours musulmans. «Lorsqu’ils utilisent l’alphabet chinois, ils écrivent le mot «zi ran», mais ils le prononcent «tabîa», précise Frédéric DucarmeAutre constat religieux : la séparation nature-culture est l’apanage des monothéismes. Le philosophe explique : «Dans la plupart des religions, c’est la nature qui donne naissance aux dieux. Inversement, chez les juifs, les chrétiens et les musulmans, la nature est une création divine «offerte» aux humains, qui n’en font pas tout à fait partie.» On comprend mieux comment natura en latin – la langue de la liturgie catholique – a été l’un des vecteurs théoriques du clivage entre humains et non-humains, structurant dans la pensée occidentale.

Cette divergence entre monothéismes et polythéismes permet aussi de relativiser l’effet de nouveauté des propositions intellectuelles ou artistiques qui proposent de tisser des liens avec l’ensemble des êtres vivants afin de mieux protéger la biodiversité. «Elles apparaissent en fait peu originales, car largement diffusées dans de nombreuses cultures», affirme l’étude. Révolutionnaires ou pas, ces courants peinent à s’imposer dans le monde occidental et dans les instances internationales. Cela s’explique notamment par l’importance prise par la vision états-unienne de la nature, telle qu’elle s’est structurée dès le XIXe siècle avec la création de grands parcs nationaux comme Yosemite (1890). «Cette conception est à la fois empreinte des valeurs protestantes qui imposent de protéger et de magnifier la création divine, et du nationalisme qui a érigé certains éléments naturels en symboles, faute de patrimoine culturel ancien», développe Ducarme, rappelant au passage que l’âge vénérable des séquoias géants de Sequoia Park – âgés de plus de 3 000 ans – renvoie à une temporalité «antédiluvienne» particulièrement symbolique pour les créationnistes américains, puisqu’elle rapproche ces arbres du moment de la création divine.

Du Grand Canyon à la Monument Valley, c’est donc une «nature» sauvage et spectaculaire qui a été mise à l’honneur, inspirant bon nombre de politiques de protection des milieux naturels dans le monde. En changeant de mot, trouvera-t-on d’autres modèles ? «En tout cas, cela invite à prendre en compte la diversité des visions qui se trouvent derrière ces mots», espère Frédéric Ducarme. La biodiversité est donc aussi une affaire de vocabulaire.


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