lundi 1 février 2021

Jürgen Habermas : «La pandémie met à l’épreuve notre degré de civisme»

Par Simon Blin — 30 janvier 2021


Pour le philosophe allemand, le prolongement des restrictions sanitaires ne sera acceptable que si la raison préside à la décision politique. Face à l’angoisse économique et sociale qui monte, il appelle l’Europe à plus de solidarité.

«Je ne suis pas un spécialiste du coronavirus, prévient d’emblée le philosophe, après avoir accepté de répondre à nos questions. A moins que tout le monde le soit devenu.» La formule résume l’état émotionnel et intellectuel du moment. Enchaînant les confinements et les couvre-feux, on se serait mutés en experts épuisés d’un virus dont on redoute encore des surprises: l’incertitude gouverne l’époque et les gouvernants naviguent à vue. Pourtant, la longévité de Jürgen Habermas lui a fait traverser bien des catastrophes et des expériences politiques: enfant pendant les crimes du nazisme, il est aujourd’hui, à 91 ans, une référence mondiale de la pensée contemporaine. Représentant de la deuxième génération de l’Ecole de Francfort et théoricien de l’«Espace public», il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Théorie de l’agir communicationnel (1981), la Constitution de l’Europe(Gallimard, 2012) ou l’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (Gallimard 2015). Ce grand défenseur de l’héritage de Lumières a publié en langue allemande en 2019 Encore une histoire de la philosophie, en deux tomes – (le tome I, la Constellation occidentale de la foi et du savoir paraîtra en français aux éditions Gallimard en octobre 2021, le tome II en 2022, traduits par Frédéric Joly).

Défiance citoyenne croissante, ­polarisation du débat public, complotisme… La crise sanitaire et les bouleversements qu’elle induit rendraient-ils obsolètes les idéaux de progrès, de raison et d’universalisme ? «Naturellement pas», répond celui dont le travail consiste depuis soixante ans «à conférer toujours plus de tranchant à ces idées» et «sur lesquelles planent des doutes toujours nouveaux». Cet europhile, qui se refuse au pessimisme, y voit même une occasion de les «décliner de façon inédite.» A condition de continuer à bâtir un espace démocratique propice : face au choc ­social à venir, le philosophe exhorte l’Union européenne à plus de solidarité économique et fiscale.

Un an après la découverte du coronavirus en Chine, quels enseignements tirez-vous de l’état des démocraties ? Les mesures sanitaires sont de plus en plus contestées, des appels à la «désobéissance civile» émergent dans plusieurs pays…

La pandémie ne met pas à l’épreuve nos systèmes démocratiques mais, jour après jour, la rationalité, la capacité d’action de nos gouvernements et le soin qu’ils apportent à respecter les règles de l’Etat de droit. Mais elle met tout autant à l’épreuve le degré de civisme et de civilité des populations. Car nos bonnes chances de venir à bout de ce défi dépendent dans une grande mesure de la solidarité, du discernement et de la discipline des citoyens – c’est-à-dire de la bonne disposition de chacun à accepter, par considération pour autrui et pour soi-même, un certain nombre de restrictions et, dans nombre de professions, des risques à titre personnel.

La critique commence par l’autocritique. Pour prendre mon exemple, je suis un homme âgé et j’appartiens, certes, aux groupes dits à risque, mais je fais aussi partie, à un tout autre égard, des privilégiés et de ceux qui sont plutôt épargnés par les difficultés. La pandémie remet en cause nos catalogues de droits fondamentaux, nous confrontant à de l’inconnu, elle suppose nécessairement des processus d’appren­tissage. Elle oblige ainsi à les interpréter. La valeur du droit fondamental à la vie est soulignée en relation avec d’autres droits fon­damentaux, et cela peut être instructif.

Comment percevez-vous la montée en puissance d’un complotisme radical ?

Ce nouveau type de mouvements protestataires, réunissant des adeptes de l’autoritarisme et des conspirationnistes de tous poils, des hooligans et des gens de la droite radicale prêts à recourir à la violence, est à mes yeux le phénomène véritablement inquiétant. Ce n’est pas la politique sanitaire étatique qui a généré ce potentiel de violence même si celui-ci connaît une pleine visi­bilité depuis la pandémie. Dès l’année 2017, la mouvance QAnon se faisait déjà entendre, et bruyamment. De façon tout à fait grotesque, ses partisans s’érigent en défenseurs des droits et de la liberté.

A première vue, le mélange d’éléments autoritaires et d’éléments libertariens-égocentriques ne cadre en rien avec le schéma classique de l’antagonisme gauche-droite. Le fait que ces personnes à l’évidence avides de provocations et se mettant volontiers en scène aient largement participé le 6 janvier dernier, lors de l’assaut du Capitole, à Washington, doit nous faire réfléchir – bien que le trumpisme, aux Etats-Unis, ait naturellement de tout autres racines. Je crains que ce type de protestations, et pour lequel à ma connaissance aucune explication convaincante n’a été jusqu’à présent apportée, ne soit pas un phénomène éphémère mais le signe qu’aux actuelles apories sociales ­répond un nouveau profil psychologique – qui n’a pas encore été saisi avec justesse. Ce n’est pas la psychologie sociale du conspirationnisme qui est le problème fondamental, mais la question suivante : quelles sont les causes qui génèrent un tel mélange de phénomènes faisant à ce point contraste ?

Comment qualifiez-vous ce danger qui menace le régime américain ?

Les premières enquêtes d’opinion montrent que le noyau dur des ­fanatiques de Trump est allé trop loin en occupant le Capitole, y compris aux yeux de très nombreux sympathisants de l’ancien président, dont le sens civique a été heurté. D’un autre côté, le fait que 73 millions de personnes aient voté Trump constitue un signal d’alarme fort, qui doit attirer l’attention sur des tendances structurelles extrêmement malheureuses, vieilles de plusieurs décennies, et que Joe Biden ne pourra corriger du jour au lendemain, quelle que soit sa bonne volonté.

Quelles sont-elles, selon vous ?

Le système politique américain a connu dès les années 90 un processus de polarisation consistant à aiguiser l’inimitié entre groupes, et cela de façon parfaitement intentionnelle, à l’initiative des républicains et sous la direction du député Newt Gingrich. Quant au système médiatique américain, qui est entièrement privatisé, il est incapable – et pas seulement depuis que la sphère publique est fragmentée par les réseaux sociaux  – de faire naître à l’échelle du pays entier des débats dignes de ce nom. Le paysage poli­tique de ce pays aux disparités sociales révoltantes et dont l’infrastructure publique tombe en ruine ne s’agence plus en fonction d’une perception et d’une évaluation rationnelles des intérêts en présence, et c’est pourquoi les confrontations politiques y sont dominées par les affects. Le célèbre économiste Galbraith – le père, pas le fils  – avait déjà, dans les années 60, intitulé de façon frappante l’un de ses ouvrages Richesse privée et pauvreté publique. Trump n’aura fait ici que mettre la touche finale au tableau. Cette polarisation des opinions ne concerne pas que les Etats-Unis.

Comment parvenir à renouer des accords démocratiques ? Pensez-vous qu’il y a un risque de censure dans le débat public ?

Je ne le crois pas. Une culture poli­tique libérale est un tissu fragile, qui ne peut être produit avec des moyens administratifs. Il faut que s’écoulent de nombreuses décennies et que s’instaure un climat déjà propice aux valeurs libérales pour que se constitue la mentalité civile d’une population. Ma réponse paraît quelque peu tautologique ; mais ma vie adulte ayant exactement épousé sur le plan temporel l’histoire de la République fédérale, je sais de quoi je parle. Une culture ­politique libérale doit se régénérer par elle-même. Ce n’est pas la polarisation croissante des débats publics qui me semble être le problème fondamental, mais le fait que l’on n’examine pas à fond les alternatives politiques, qu’on ne les formule pas assez clairement et qu’on ne les étaye pas suffisamment. Même si, bien sûr, la protestation peut aussi adopter des formes d’une grande confusion. Mais tant que l’on ne fait pas des adversaires des ennemis, les gens qui descendent protester dans la rue ­savent encore que c’est la rationalité qui compte et qui doit compter pour que la puissance politique ne laisse pas place à la violence pure et simple. Les citoyens ne seront en mesure de distinguer la puissance légitime et la violence que tant qu’ils pourront reconnaître que la raison préside effectivement à la formation de toute décision politique – et que les gouvernements justifient leur action au moyen de celle-ci. Cela ne signifie pas que les bonnes raisons poli­tiques doivent, par principe, échapper à toute controverse.

L’Union européenne peut-elle sortir renforcée de cette crise mondiale, à la fois politique, écologique, sanitaire et d’ores et déjà économique ? Et à quelles conditions, selon vous ?

Comme le fait Thomas Piketty ici en France, je défends de longue date en Allemagne l’idée d’un noyau dur européen démocratique qui pourrait se composer des pays de la zone euro et qui ferait office d’avant-garde par rapport aux autres pays membres de l’Union en mettant en œuvre une politique extérieure commune, une politique fiscale commune, une politique écono­mique commune et enfin une politique sociale commune. De mon point de vue, c’est là l’unique moyen, pour les petits Etats européens évidés par la mondialisation économique, de se stabiliser à l’intérieur de leurs frontières et, pour l’Europe entière, non pas seulement de s’affirmer dans le monde contre les régimes autoritaires mais d’aplanir résolument la voie conduisant à un système économique mondial plus sensible aux enjeux écolo­giques et surtout plus juste sur le plan social. Il ne manque que la ­volonté politique pour instaurer un tel noyau dur européen. Nous pourrions nous y mettre dès demain. Le Brexit est une véritable pièce didactique [épisode exemplaire dont il est permis de tirer des enseignements, en allusion à Brecht, ndlr] pour tous ceux qui veulent se retirer dans l’abri fortifié de l’Etat national.

Sans quoi, doit-on craindre un risque d’explosion sociale du fait de l’augmentation des inégalités économiques ?

Le danger est effectivement grand que l’issue de cette crise sanitaire ressemble à s’y méprendre à celle de la crise bancaire de 2008 – bilan humain plus lourd excepté. Il se pourrait que les colossales dettes étatiques, cette fois contractées pour des raisons légitimes, soient reportées sur les contribuables, alors que la reprise de l’économie sera accélérée à coups d’allègements fiscaux. Pour le dire autrement, je ne vois aucun signe annonciateur d’un changement de cap énergique en direction d’un nouvel agenda social et écologique. J’espère au moins une meilleure politisation des conflits de répartition des richesses. Quelques faits nous permettent d’espérer : l’été dernier, le Conseil européen a été contraint par le choc de la pandémie d’instituer un fonds européen de redres­sement financé par les dettes ­communes à l’ensemble de l’Europe. Le mur du son de la politique d’austérité à la Schäuble [ancien ­ministre fédéral des Finances, ndlr] a été ainsi franchi. Et la décision ­récente d’adopter une approche ­européenne centralisée pour ce qui est de l’acquisition et de la distribution des vaccins, afin d’éviter que les pays membres les plus prospères soient privilégiés aux dépens des autres, revêt une signification ­symbolique qui ne saurait être sous-estimée – un signe rare mais tan­gible de solidarité européenne.

Traduit de l’allemand par Frédéric Joly


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