lundi 1 février 2021

Irène Frain : « Ma mère ne m’aimait pas et c’était son droit »

Par     Publié le 30 janvier 2021



Agrégée de lettres classiques, Irène Frain, 70 ans, s’est imposée dans le monde de la littérature avec près de quarante romans et un succès populaire qui ne s’est jamais démenti. La romancière, élevée dans une famille marquée par la pauvreté, a consacré son dernier livre, Un crime sans importance (Seuil, 2020), à sa sœur aînée, assassinée dans son pavillon de banlieue, en 2018. Son récit a été couronné du prix Interallié en décembre 2020.

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si ma mère m’avait aimée, je ne serais pas celle que je suis devenue. J’ai toujours senti que j’étais de trop, qu’elle se forçait et que les explications sur ma naissance étaient ténébreuses et contradictoires. J’ai fini par comprendre ce qui était arrivé très tard. Sans cette histoire-là, je n’aurais pas fictionné, je n’aurais pas réinventé la vie, je n’aurais pas été curieuse des vies des autres.

Qui étaient vos parents ?

Ils étaient issus de familles pauvres du Morbihan. Mon père était un ancien gardien de vaches, il avait été placé à 11 ans dans une ferme, une fois son certificat d’études en poche. Dixième d’une famille de dix enfants, il devait travailler pour subvenir aux besoins de sa mère, qui avait été deux fois veuve. Les familles de propriétaires terriens étaient l’Assistance publique de l’époque. Il dormait dans le grenier de la soue à cochons. C’était la misère noire.

Il a fui à 14 ans, a pris un coup de sang, a jeté ses outils et est parti à Lorient à vélo pour rejoindre son frère. Avec l’argent de sa première paye, il s’est acheté une grammaire pour apprendre le français qu’il avait désappris. Pour lui, la solution était dans les livres. Il est devenu maçon. La guerre lui a été bénéfique, que ce soit la « drôle de guerre » ou le stalag, car il a côtoyé des gens de milieux différents. Il a pris confiance en lui, a appris l’allemand et est devenu l’interprète pour les autres. Après la guerre, de retour à Lorient, il a compris qu’il pouvait enseigner la maçonnerie. Il a passé tout le reste de sa vie à faire de la formation professionnelle pour adultes.

Et votre mère ?

Elle venait d’une famille de pauvres gens également. Mon grand-père avait été bousillé par la guerre de 1914, il avait été fait prisonnier par les Prussiens jusqu’en 1919 et, quand il est revenu, son frère lui avait soufflé sa fiancée. Il faisait des petits boulots, gardien de nuit, portier d’hôtel. Comme on disait à l’époque : « 36 métiers, 36 misères ». Il était écrasé de tristesse et de malheur.

« Ma mère m’a donné le nom de cette femme qu’elle détestait »

Mes parents se sont mariés en octobre 1938, ma mère n’avait que 18 ans au moment de son premier enfant, mon père avait sept ans de plus. C’était un mariage malheureux, il s’est fait forcer la main par les commères du lavoir, et l’a regretté très vite, comme il l’a écrit dans ses carnets. A ma naissance, mes parents vivaient dans une maison avec de la terre battue à même le sol, sans chauffage. Mon père était stupéfiant de beauté, il avait un physique d’acteur américain, très charismatique, ma mère était d’une jalousie morbide. Il s’est marié avec elle par dépit, après avoir été plaqué par une certaine Irène…

Quand et comment vous êtes-vous rendu compte que votre mère ne vous aimait pas ?

Très tôt. Il y a toujours eu un mystère autour de mon prénom. Je lui demandais régulièrement pourquoi je m’appelais Irène, qui n’était pas un prénom de ma génération. Ses réponses variaient sans cesse. Elle m’avait d’abord dit qu’elle était convaincue qu’elle attendait un garçon et que, prise de court, elle avait choisi mon prénom dans un magazine. J’avais surtout entendu qu’elle voulait un garçon après avoir eu deux filles déjà, et que je n’étais pas la bienvenue ! Ensuite, elle m’a assuré que c’était à cause d’Irène Joliot-Curie, puis, un jour, elle m’a lancé : « C’était le nom d’une bonne amie de ton père avant notre mariage. » Ma mère était convaincue que j’allais mourir à la naissance, car j’étais très fragile, elle m’a donné le nom de cette femme qu’elle détestait.

Plus tard, en consultant mon état civil à l’hôtel de ville de Lorient, je me suis aperçue que mon père n’avait pas déclaré ma naissance, alors qu’il avait déclaré celle de tous ses autres enfants. J’ai compris que j’étais le fruit d’un déni de grossesse. Sur les photos de mon baptême, ma mère se tient en retrait, habillée comme tous les jours alors que le reste de la famille est très élégamment vêtu. C’est ma tante Yvonne qui me prend dans les bras, ma mère est trois rangs derrière. Elle ne m’aimait pas, ne pouvait pas m’aimer et c’était son droit. Certains parents n’aiment pas leurs enfants.

Comment ce manque d’amour se manifestait-il dans votre enfance ?

Elle n’a jamais eu ni tendresse ni affection à mon égard. C’est mon père qui se rendait compte quand j’étais malade, pas elle. Après ma naissance, elle a été convoquée plusieurs fois à l’hôpital pour un suivi, ce qui ne se faisait pas beaucoup à l’époque. Mon père a gardé la trace de tout ça, il m’a donné les documents comme s’il voulait que je comprenne.

Quand j’avais 4 ans, j’appelais ma voisine « maman », comment ma mère pouvait-elle accepter ça ? Je me souviens d’une anecdote : j’étais avec mon arrosoir dans le jardin, je devais avoir 4, 5 ans. Ma mère me voit mettre de l’eau sur des cactus et me dit : « Tu ne vas pas arroser ça, c’est des vivaces ! » Je lui demande : « C’est quoi des vivaces ? » Elle me répond : « C’est comme toi, c’est pas facile à mourir. » Cette phrase ne m’a jamais quittée.

Huit ans après ma naissance, en 1950, mon frère est arrivé. C’est le premier garçon, pour ma mère, je n’existe plus du tout. Je voyais bien qu’elle avait un traitement différent pour mes sœurs. Elle leur a appris le repassage, la cuisine, mais, à moi, elle n’a rien transmis ; si bien que je ne savais rien faire quand j’ai quitté la maison.

En quoi ce manque d’amour a-t-il été un moteur pour vous ?

Nous vivions à sept dans trente mètres carrés, je me suis toujours sentie de trop. Assez vite, j’ai trouvé refuge au grenier. Là-haut, je découpais des silhouettes dans des magazines et je me racontais des histoires. Je fictionnais une autre vie.

Comme mon père avait foi dans le savoir, je ne jurais que par l’école. C’était un drame quand arrivaient les vacances : qu’est-ce que j’allais pouvoir faire ? Je me sentais coupable du rejet de ma mère, je n’avais aucune confiance en moi. Ma mère se fichait complètement de ce que je pouvais devenir. Ce sont les professeurs qui m’ont poussée à faire des études.

Quelle place votre sœur Denise, à qui vous avez consacré votre dernier livre après son assassinat, en 2018, a-t-elle eue ?

Denise était surdouée. A 14 ans, elle s’est retrouvée à l’Ecole normale d’institutrices, ce qui était l’apogée dans le milieu pauvre qui était le nôtre. Elle était ma marraine. Quand elle a quitté la maison, j’ai eu de gros problèmes de santé qui étaient d’ordre psychosomatique, je refusais de manger, je me suis fait renvoyer de la cantine. Je faisais énormément de cauchemars. Denise avait pris très au sérieux son rôle de marraine, elle a dû beaucoup s’occuper de moi enfant. J’ai très mal vécu son départ. Je disais aux autres : « Un jour, je ferai comme Denise. »

Et vous avez eu envie de partir à votre tour…

Adolescente, je regardais le soleil se coucher en pensant : « J’irai là où le soleil se couche », c’était l’Amérique, assez logiquement, car il y avait une longue tradition dans le centre Bretagne de départ en Amérique. Plus tard, je me mettais sur le pont qui surplombait la voie ferrée et je me disais : « Un jour j’irai à Paris », je n’y étais jamais allée. Une professeure a dit à mes parents : « Il faut l’envoyer en hypokhâgne à Rennes. » Après mon bac, j’ai filé sans savoir où j’atterrissais, je n’avais aucune clé. J’ai rencontré François là-bas, on ne s’est plus jamais quittés, il est toujours mon mari.

Une rencontre décisive…

J’étais une sauvageonne, il m’a appris tous les codes sociaux, car il était fils de pharmaciens aisés, même s’il était en rébellion complète contre sa famille. Il m’a encouragée à avoir un peu d’ambition, il m’a soutenue, m’a emmenée à Paris alors qu’on ne se connaissait que depuis quelques mois. Il m’a fait un enfant à 19 ans, on s’est mariés. C’était en 1968, je me suis inscrite à la Sorbonne pour suivre les cours par correspondance, car je devais m’occuper de ma fille. Et ça a marché, j’ai eu ma licence, ma maîtrise, j’ai réussi mon Capes puis mon agrégation.

On était deux parents étudiants, François était à Sciences Po. Notre fille était à la « crèche sauvage » de l’université de Censier qui avait été créée dans le sillage de Mai 68. Je me sentais libre.

Quand avez-vous décidé d’écrire ?

Ça s’est fait un peu par hasard. J’ai été professeure de lettres pendant quinze ans, j’ai adoré transmettre. J’aidais un élève dont le père était l’historien Pierre Miquel. Un jour, il organise une petite fête pour la sortie d’un de ses livres et m’a invitée. Il lançait à cette époque une collection d’histoire régionale chez Fayard. Il m’a dit : « Vous, Frain, vous allez me faire un livre sur la Bretagne des mers entre le XVe et le XVIIe siècle. » Je me suis retrouvée rue des Saint-Pères à signer un contrat. C’était fou.

« Je suis une survivante, j’aurais dû mourir à la naissance, je suis d’une incroyable ténacité »

J’avais commencé à écrire à l’adolescence dans le grenier, une nouvelle et beaucoup de lettres à mes amies, car j’étais très solitaire et j’avais besoin de me confier. C’était aussi un moyen de m’occuper, comme personne ne s’occupait de moi et qu’il ne fallait pas faire de bruit à la maison. Mais je ne me sentais pas digne de devenir écrivain. J’ai relevé le défi, comme pour le Capes et l’agrégation.

Comment vous y êtes-vous prise ?

Lors de mes recherches, je suis tombée sur l’histoire d’un petit mousse, René Madec, qui est parti en Inde et en est revenu nabab. Quand mon livre est paru, j’étais une inconnue totale et j’en ai tout de même vendu 15 000 exemplaires.

Dans la foulée, l’éditrice Nicole Lattès me donne rendez-vous et me dit : « Vous, vous êtes faite pour écrire des romans, il faut raconter l’histoire de ce petit Madec ! » J’ai piqué un fard. En sortant, j’ai appelé mon mari d’un taxiphone pour lui annoncer la nouvelle. Il m’a dit : « Mais tu es folle, tu ne connais rien à l’Inde ! » Je lui ai répondu : « Je vais y aller avec l’argent du contrat. »

C’est ce que j’ai fait, je suis partie un mois, j’avais besoin de voir les lieux, de les respirer. J’ai écrit le livre pendant dix-huit mois sur ma machine à écrire, tout en m’occupant de ma fille et en donnant mes cours. J’ai retrouvé un lien avec la narration, c’est venu très facilement. Je tiens ça de ma mère, qui racontait toujours des histoires très bien ficelées en rentrant du marché. Je me suis rendu compte ensuite que je voulais gagner l’amour de ma mère avec mes livres, mais je ne l’ai jamais obtenu.

Votre roman, « Le Nabab », qui paraît en 1982, est immédiatement un très grand succès, comment l’avez-vous vécu ?

J’ai été complètement dépassée par les événements. Je ne connaissais pas du tout le milieu littéraire. J’ai très mal vécu cette période, j’étais jeune, j’avais un peu plus de 30 ans et j’étais d’une naïveté totale. Le livre s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires, ce qui était énorme pour un premier roman. Cela a créé des jalousies, beaucoup de haine. Des gens m’ont tourné le dos. C’était un monde fermé, une caste très misogyne.

J’étais une jolie femme, on parlait beaucoup de mon physique, j’ai eu des attaques dans les journaux, on laissait entendre que je devais mon succès à ça, ça m’a horriblement meurtrie. On disait aussi que je n’avais pas écrit mon livre. Pour une petite méritocrate bretonne comme moi issue d’une famille dysfonctionnelle, ça a été une blessure abominable.

Vous ne vous êtes pas découragée, en tout cas !

Je me suis mise en disponibilité de l’éducation nationale. J’ai écrit des articles pour la presse, c’était un moyen de dire : « Je sais écrire, je ne suis pas une usurpatrice. » Au bout de quatre, cinq ans, les critiques se sont tues. Et j’ai continué. Je suis une survivante, j’aurais dû mourir à la naissance, je suis d’une incroyable ténacité, une vivace, comme disait ma mère.

J’ai fini par me dire, « oui je suis écrivain ». Il a fallu aussi que je surmonte l’interdiction maternelle qui me disait sans cesse d’arrêter d’écrire. Elle m’a même demandé de ne pas me rendre à Apostrophes, la plus grande émission littéraire ! Il y avait un vœu de mort autour de moi que j’ai conjuré.

Ça m’a pris du temps et des années d’analyse avant de me sentir à ma place. Chaque roman a été une exploration extraordinaire et une expérience pour moi. A chaque fois, je repars de zéro : je trouve ça formidable de jouer sa vie sur le casino des livres. J’espère continuer à pouvoir écrire jusqu’au bout, m’effondrer sur le clavier de mon ordinateur ou un stylo à la main.


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