jeudi 18 février 2021

Interview «Le gouvernement témoigne d’une mauvaise volonté dans la protection du droit des détenus»

par Chloé Pilorget-Rezzouk   publié le 17 février 2021

A la demande du Conseil constitutionnel, l’exécutif a jusqu’au 1er mars pour légiférer afin de permettre aux prévenus d’être incarcérés dans le respect de la dignité humaine. Un délai qui ne sera manifestement pas tenu...

Elle est loin l’éclaircie d’une décrue record de la population carcérale. Alors que les chiffres grimpent de nouveau avec «plus de 63 800 détenus» dans les prisons françaises, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a organisé lundi une réunion sur le thème entre magistrats et directeurs pénitentiaires, comme l’a rapporté le Monde. Avocat spécialisé en droit pénitentiaire et membre du bureau de l’Observatoire international des prisons, Matthieu Quinquis s’inquiète toutefois auprès de Libération de l’immobilisme gouvernemental sur la question de la surpopulation et des conditions de vie carcérales.

Avec près de 64 000 détenus, la densité carcérale explose de nouveau. Entre crise sanitaire et surpopulation, quelle est la situation actuelle dans les prisons ?

Depuis un an, la population carcérale est sous pression. Les activités n’ont pas toutes repris normalement, les parloirs ont déjà été suspendus plusieurs fois en raison du Covid et demeurent limités. Dans certains établissements, l’administration pénitentiaire a pris la décision de limiter, voire interdire le dépôt de linge par les proches. Or c’est souvent l’occasion de petites attentions : certains proches parfument les vêtements, d’autres en apportent des neufs. L’interdiction de ce rituel important pour les détenus suscite l’incompréhension.

Surtout, on se trouve de nouveau dans une phase d’accroissement important de la population carcérale. La situation est alarmante. Les derniers chiffres montrent des taux d’occupation en maisons d’arrêt largement supérieurs à 120 % comme à Nîmes, Villepinte ou Meaux… L’exécutif a cru pouvoir se reposer sur le bénéfice de la baisse constatée à la faveur de l’épidémie, tout comme il a cru en l’efficacité de sa loi de programmation et de réforme pour la justice (LPJ).

Mais celle-ci est notamment revenue sur certains aménagements de peine de prison ferme ab initio, qui limitaient le nombre d’entrées en détention. Elle fait aussi fi de tous les facteurs prépondérants dans la hausse de la population carcérale, car elle ne comporte aucun dispositif sur les comparutions immédiates, dont on sait pourtant qu’elles participent massivement à l’accroissement de la détention, et reste silencieuse sur les critères et la durée de la détention provisoire alors que la France compte un nombre très important (25 % à 30 %) de personnes enfermées en attente d’être jugées.

Sur les conditions de vie derrière les barreaux, le Conseil constitutionnel donnait justement, le 2 octobre, cinq mois au gouvernement pour faire voter une disposition législative introduisant la possibilité d’un recours pour les prévenus incarcérés dans des conditions contraires à la dignité humaine… Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette décision ?

Le Conseil constitutionnel a constaté le silence fautif de la loi, c’est-à-dire que rien ne permet aujourd’hui à une personne en détention provisoire de contester devant son juge les conditions de détention qui lui sont imposées. Les «sages» ont constaté que les conditions de vie n’étaient pas un critère dans le placement ou le maintien en détention et ont donc demandé au Parlement, à la suite de la condamnation historique de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 30 janvier 2020, d’ouvrir une voie de recours pour permettre aux personnes détenues d’exercer leur droit. Et surtout, de prévenir et mettre un terme aux conditions de détention indignes.

La date limite est fixée au 1er mars Où en est-on ?

Rien n’a été véritablement engagé. Nous sommes toujours dans l’attente alors que cette décision du Conseil constitutionnel était largement prévisible. A moins de quinze jours de son application pleine et entière, aucun texte n’est en discussion. Ces cinq mois de silence et d’absence sont regrettables : le gouvernement n’a pas voulu voir ni reconnaître la véritable photographie des établissements pénitentiaires en France, l’état de délabrement, la vétusté et la surpopulation structurelle qui les caractérisent. Il y a bien une proposition de loi «tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention», déposée par le 11 février par président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet (LR). Celle-ci reprend un amendement déposé par l’exécutif dans le cadre du projet de loi sur le parquet européen, en décembre, mais qui a été retiré en raison d’un risque de censure par le Conseil constitutionnel. Un texte d’une telle nature, qui intervient après une condamnation historique de la France, doit faire l’objet d’un vrai débat et d’une construction collective avec les parlementaires, la société civile et les professionnels de la justice.

Pourtant, le ministre de la Justice avait eu des mots particulièrement forts lors de la passation de pouvoir («Bien sûr, je n’oublie pas la condition pénitentiaire. Je pense aux prisonniers, à leurs conditions de vie inhumaines et dégradantes»avec sa prédécesseure Nicole Belloubet

Un mois tout juste avant sa nomination, Eric Dupond-Moretti signait une tribune de l’OIP appelant le président Emmanuel Macron à prendre des mesures rapides pour assurer de meilleures conditions de détention et lutter contre la surpopulation. On s’étonne aujourd’hui que le même Eric Dupond-Moretti, devenu ministre, a oublié sa signature et semble parfaitement s’accommoder de cette situation critiquée par les plus hautes juridictions françaises et européennes. On joue avec la vie, la santé, la dignité de plus de 60 000 hommes et femmes enfermés dans des murs insalubres. Ce n’est pas acceptable.

Quelles sont les conséquences d’une telle inertie ?

Par chance, on ne s’oriente pas vers un chaos procédural : malgré l’abrogation prévisible, le 1er mars, de l’article 144-1 du code de procédure pénale disposant que «la détention provisoire ne peut excéder une durée raisonnable», les personnes concernées pourront toujours solliciter leurs remises en liberté. Elles pourront se fonder aussi sur l’indignité des conditions de détention, mais tout cela procédera, en l’absence d’un texte clair exigé par le Conseil constitutionnel, d’un bricolage juridique insatisfaisant. En atermoyant et en ne respectant pas le délai fixé pour faire voter le texte par le Parlement dans les temps, l’exécutif ignore une décision fondamentale des «sages» et accepte donc de s’asseoir sur la Constitution.

C’est un très mauvais signal envoyé au Conseil de l’Europe, chargé de veiller à l’exécution de l’arrêt CEDH. Cette décision absolument historique, rédigée en des termes forts et contraignants, était une opportunité inédite de faire évoluer en France la manière dont on incarcère. Le gouvernement témoigne là d’une certaine mauvaise volonté dans la protection d’un droit les plus fondamentaux : celui de ne pas subir de traitement inhumain ou dégradant.

En 2013, l’Italie avait essuyé une condamnation similaire. Eh bien, elle s’est engagée dans une exécution de l’arrêt avec des objectifs établis et régulièrement vérifiés par le Conseil de l’Europe. Certes, l’exécution de cet arrêt n’est pas parfaite, mais des initiatives ont été engagées pour remédier aux atteintes des personnes détenues. Aujourd’hui en France, nous n’avons aucun signal qui nous laisse penser que l’exécutif envisage de préserver ou rétablir les droits des personnes détenues. Que le gouvernement d’une démocratie européenne puisse se satisfaire d’une telle situation est extrêmement inquiétant.


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