jeudi 25 février 2021

Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue : « Avoir connu la guerre m’a rendue intolérante à toute forme de violence »

Propos recueillis par   Publié le 25 février 2021

J’avais 20 ans : « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Cette semaine, Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue-obstétricienne franco-libanaise, fondatrice de La Maison des femmes de Saint-Denis, en banlieue parisienne.

La docteure Ghada Hatem-Gantzer, médecin-cheffe de la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 19 mai 2020.

Chaque jour, à la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), quatre-vingts femmes sont accueillies, écoutées et soignées pour des cas de violences conjugales, familiales ou sexuelles. La fondatrice de ce lieu, devenu une référence en France, est Ghada Hatem-Gantzer, gynécologue-obstétricienne franco-libanaise. Elle est aujourd’hui une figure de la lutte contre les violences faites aux femmes, autant en matière de prévention que de guérison.

Née à Beyrouth dans une famille chrétienne, celle qui se considère comme une « survivante » a grandi avec la guerre civile qui frappait alors son pays. Elle a ensuite suivi ses études de médecine à Paris. Son histoire et son identité biculturelle, ses convictions féministes et les raisons de son engagement, elle les raconte dans son ouvrage Aux pays du machisme ordinaire (Editions de l’Aube, 2020).

Son dernier livre, Le Sexe et l’amour dans la vraie vie (First, 2020), illustré par Clémentine du Pontavice, est un manuel d’éducation à la sexualité à destination des jeunes adultes, dans lequel elle aborde sans tabou et dans une perspective féministe les thèmes de l’amour et du plaisir, du consentement, de l’homosexualité, de la virilité et de la féminité…

Pour Le Monde, elle revient sur ses années fondatrices, entre la fin de son enfance et le début de sa carrière médicale.

Quels souvenirs gardez-vous de vos premières années au Liban ?

Je suis née en 1959. Mon enfance, c’est d’abord la guerre. J’étais un peu cassée et écorchée, comme tous les enfants de ma génération. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai vécu avec les attaques aériennes permanentes, les couvre-feux, le papier bleu collé aux fenêtres pour rester caché. Je n’allais plus à l’école et j’avais peur. J’ai développé des intérêts et des compétences différents des autres enfants. Par exemple, j’ai appris à tricoter. En lisant la revue Salut les copains que j’arrivais à récupérer chez le buraliste en face de chez moi, je me disais : « Y’en a qui ont une sacrée vie, mais ce n’est pas la mienne ! »

« J’ai saisi très tôt l’importance de l’autonomie, de faire un métier que l’on choisit, sans se laisser imposer quoi que ce soit par les autres »

De mon adolescence, je retiens surtout l’émulation intellectuelle du lycée français de Beyrouth. Là-bas, j’ai été biberonnée à la littérature française. Nous étudiions l’esprit des Lumières ou le mouvement de Mai 68. C’était très excitant, j’ai eu des échanges passionnants avec mes professeurs, de jeunes Français détachés qui avaient choisi de ne pas faire leur service militaire pour enseigner à l’étranger. Ils étaient très cultivés et inspirants.

Dans une société aussi traditionnelle qu’était le Liban de cette époque, mon lycée était un monde protégé. Il y avait moins de stigmatisation des filles et l’égalité des sexes existait, contrairement aux établissements religieux. Cela me convenait très bien car c’était en accord avec mes idées !

Que faisaient vos parents et que vous ont-ils transmis ?

Ma mère était femme au foyer, et elle n’en était pas heureuse. Cela m’a d’autant plus motivée à ne pas faire comme elle ! J’ai saisi très tôt l’importance de l’autonomie, de faire un métier que l’on choisit, sans se laisser imposer quoi que ce soit par les autres. Elle avait une conception très traditionnelle de la famille. Elle répétait beaucoup : « Les filles font ceci et les garçons font cela. » Elle accordait une grande importance à ce que les voisins pouvaient penser de nous, et surtout de l’éducation de sa fille.

De manière générale, les mères libanaises sont les gardiennes de l’éducation de leurs filles : elles ne doivent pas découcher, ne doivent pas tomber enceintes… Si cela arrive, l’honneur de la famille entière est remis en cause. Le regard des autres est très présent. Pour moi, c’était oppressant et insupportable.

En revanche, mon père était extérieur à tous ces codes traditionnels. C’était un ingénieur avec un côté « professeur Tournesol », déconnecté des conventions sociales. Sa modernité lui vient peut-être de ses études en France. Toujours est-il que le détachement de mon père était très précieux pour la jeune fille que j’étais !

Vous grandissez avec trois frères. Cette position de fille unique est-elle à la source de votre « désir absolu de parité, d’égalité des droits et des chances », comme vous l’écrivez dans votre livre ?

J’ai vécu ce sentiment d’injustice. Il me paraissait complètement inacceptable que ma mère me demande de faire la vaisselle en faisant abstraction de mes frères. Alors que j’avais passé la journée à étudier Simone de Beauvoir au lycée ! Mon éducation scolaire m’a fait me demander pourquoi il existait une telle différence de traitement entre nous. Il n’y avait aucune raison que je ne puisse pas faire la même chose qu’eux, je n’étais pas plus stupide ou maladroite. Avoir trois frères, ça vous forge le caractère, croyez-moi !

« Je connais le poids des traditions culturelles pour les femmes dans mon pays. C’est en cela que l’éducation a une valeur inestimable. Si les garçons ignorent le partage, cela créera un terreau pour une potentielle violence »

Est-ce que ce que vous avez vécu au Liban a fait naître votre besoin de vous battre contre les violences envers les femmes ?

Avoir connu la guerre a fait naître chez moi une intolérance à toute forme de violence. Depuis mon plus jeune âge, la guerre avait infusé mon quotidien d’une manière pernicieuse. Quand vous vous réveillez un matin en apprenant que l’un de vos amis est mort à cause d’un tir d’obus, cela vous donne encore plus de force pour vous battre contre la violence.

Par ailleurs, je connais le poids des traditions culturelles pour les femmes dans mon pays. C’est en cela que l’éducation a une valeur inestimable. Si les garçons ignorent le partage, cela créera un terreau pour une potentielle violence.

Vous arrivez à Paris à 18 ans et tout de suite, vous vous sentez « chez vous » : quels éléments vous paraissaient les plus familiers ?

Après le bac, je suis partie en France. Le premier mot qui me vient en tête quand je repense à cette période, c’est l’insouciance. Paris était une ville où je pouvais évoluer culturellement. Cette arrivée s’est faite très naturellement, en prolongement de mon lycée et de mon adolescence. Le café de Flore, Montparnasse, les musées… Brutalement, toutes ces choses que j’avais lues ou vues au cinéma étaient là, conformes à mon imaginaire. Tout cela était très fluide, évident et absolument pas exotique. Je me sentais à ma place.

Pourquoi avoir voulu faire médecine ?

Au début, je voulais être architecte. J’ai toujours été fascinée par l’architecture. J’aime penser et construire de beaux espaces de vie. C’est un rêve de petite fille. J’ai ensuite envisagé des études de sociologie, car je voulais comprendre la société très hiérarchisée dans laquelle j’évoluais. Mais finalement c’était une discipline trop intellectuelle, dans laquelle j’avais peur de m’ennuyer.

« Le rôle du médecin, être celui ou celle qui peut faire le geste qui sauve, c’est la mission qui avait le plus de sens pour moi »

Je voulais un métier concret. Je me suis donc tournée vers la médecine. Avoir grandi au cœur de la guerre a suscité chez moi l’envie d’agir pour tous ces enfants qui n’ont pas la vie qu’ils devraient avoir. En classe de terminale, j’ai fait les démarches pour m’inscrire en médecine à Paris, avec cette idée de devenir pédopsychiatre.

Mais j’étais en colère, car je n’avais pas été prise dans la fac que j’avais espérée. C’est là qu’arriva le coup de chance de ma vie. Un ami libanais, élève dans un très bon lycée parisien et accepté dans l’une des meilleures universités de France, me dit : « Je me suis inscrit mais finalement, je ne veux pas faire médecine, tu peux prendre ma place. » Et ça a marché. J’ai donc fait mes premiers pas à Necker (Paris-Descartes).

Au cours d’un stage, j’ai un déclic dans une salle de naissance. En découvrant la magie de l’accouchement, l’émotion et l’adrénaline qui s’entremêlent, j’ai décidé de me spécialiser en gynécologie obstétrique. Le rôle du médecin, être celui ou celle qui peut faire le geste qui sauve, c’est la mission qui avait le plus de sens pour moi.

Qu’est-ce qui vous plaisait et vous déplaisait dans vos études de médecine ?

Mon meilleur souvenir de médecine, c’est le bonheur d’accéder à la connaissance et à la compréhension du vivant. C’est une réelle exaltation de soigner et de guérir. Le compagnonnage dans les moments d’urgence est une des choses que j’ai le plus appréciées.

Je déplorais fermement le machisme de certains professeurs, et le sexisme qui régnait entre les internes à l’hôpital. Même du côté des sages-femmes : certaines se sentaient investies d’une mission d’apprentissage de l’obstétrique aux jeunes hommes internes… mais en tant que femme, vous deviez faire preuve d’imagination pour vous faire accepter.

En revanche, vous étiez considérée comme une fille cool si vous apportiez un gâteau au chocolat pour la garde… Et je ne vous parle pas des tentatives d’agressions sexuelles qui étaient, et restent hélas, une triste réalité dans le monde médical.

Vous dites notamment : « Mon ADN, c’est entreprendre. » Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Entreprendre, c’est un concept très libanais. C’est un pays où il n’y a pas d’Etat-providence, les gens sont dans une logique de « vouloir, c’est faire ». J’ai hérité de cette façon de voir les choses : quand j’arrive dans un nouvel endroit, j’ai tendance à regarder ce qu’il y a, mais surtout ce qu’il n’y a pas ! Je ne me dis pas « ça va être compliqué », je me dis plutôt « ce serait bien de le faire ». C’est comme ça que j’ai créé un centre de fécondation in vitro à la maternité des Bluets à Paris, que j’ai mis en place un partenariat entre l’Institut Curie et l’hôpital de Saint-Denis pour améliorer la prise en charge du cancer du sein… Et que j’ai fondé la Maison des femmes de Saint-Denis en 2016.

Quel regard portez-vous sur la génération qui a 20 ans aujourd’hui ?

Un regard très positif et optimiste. Il me semble que pour eux, l’égalité hommes-femmes ne sonne pas comme un mot creux. Il y a désormais l’usage du « nous » dans la vie de couple notamment. Les garçons ne font pas que « donner un coup de main en cuisine »ou « aider leur femme dans les tâches ménagères » qui lui sont dévolues depuis la nuit des temps. Beaucoup ont compris que la vie à deux, c’est un problème à deux ! Et je m’en réjouis !

En revanche, je suis attristée de voir que certaines traditions, spiritualités ou croyances persistent, sont portées en étendard et remplacent toute pensée critique. Les jeunes d’aujourd’hui ont une chance inouïe de pouvoir accéder à toutes les connaissances en trois clics sur Internet.

Par exemple, je n’arrive pas à comprendre que la tradition de la virginité soit encore si présente chez certains jeunes de 20 ans. Pour moi, la laïcité est la pierre angulaire de l’égalité et de la liberté. Mais pour certains, la liberté, le fait de penser par soi-même et de choisir ses propres repères fait encore peur.

Diriez-vous que 20 ans était votre plus bel âge ?

Je vous réponds très simplement : non. A cet âge-là, je me faisais beaucoup de soucis : je venais d’arriver à Paris, je ne savais pas si je réussirais à devenir médecin, la guerre se poursuivait dans mon pays. Je n’avais pas la sérénité que j’ai développée plus tard, notamment à partir de 30 ans, lorsque j’ai eu mes enfants.

J’ai toujours eu une vie très pleine, enthousiasmante. Même si elle très fatigante, c’est celle que j’ai souhaitée ! Si je devais donner un conseil à un jeune homme ou une jeune femme de 20 ans, je dirais : choisis bien les maîtres qui te guident et t’inspirent, choisis tes convictions, et bats-toi pour elles.


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