jeudi 11 février 2021

Débat Pour ou contre l’imprescriptibilité des crimes sexuels

par un collectif   publié le 10 février 2021


POUR. L’heure de la tolérance zéro a sonné

Ce mercredi, la Cour de cassation examine la demande de requalification en «viols sur mineurs» de faits d’atteinte sexuelle commis sur Julie Leriche par des pompiers quand elle avait 14 ans.

Seuls trois pompiers ont été renvoyés devant un tribunal correctionnel alors que Julie a expliqué avoir été victime de viols collectifs de la part de 20 pompiers adultes. Aujourd’hui âgée de 25 ans, Julie a subi un véritable calvaire : outre les traumatismes liés aux viols, ceux provoqués par une procédure judiciaire infiniment maltraitante qui l’ont conduite à faire plusieurs tentatives de suicide, dont l’une l’a laissée handicapée à 80 %.

Expertise, auditions à charge, cette affaire est à l’image du déni de justice et de la culture du viol que subissent de nombreuses victimes de violences sexuelles sur mineur·e·s et qui explique l’impunité majeure de ces crimes.

Trois semaines après la campagne #MeTooInceste (environ 80 000 tweets de victimes d’inceste), au cours de laquelle l’ampleur de ce fléau est apparue au grand jour, l’arrêt de la Cour de cassation sera scruté à la loupe. Personne ne peut imaginer que ses juges prennent le risque d’une décision hors-sol qui ne tiendrait pas compte de la situation de détresse et d’abandon de Julie, ainsi que de toutes les victimes de pédocriminalité et d’inceste.

Chaque année en France, 165 000 enfants sont victimes de viols ou de tentatives de viol. L’inceste concerne 6 millions de Français, soit deux enfants par classe (ce chiffre est à multiplier par deux en prenant en compte l’ensemble des victimes de violences sexuelles sur mineur·e·s). Seuls 4 % des victimes de viols sur mineur·e·s déposent plainte. Moins de 1 % de l’ensemble des viols aboutit aux assises. Plus de 74 % des viols sont classés sans suite et la moitié des viols instruits sont déqualifiés, correctionnalisés (Infostat justice 2018). Selon le Conseil de l’Europe, un enfant sur cinq est victime d’abus dans son enfance, soit 20 % de la population. Autant de futurs adultes qui auront du mal à se construire, ne réussiront pas leur vie, se suicideront ou deviendront eux-mêmes bourreaux.

Cette situation ne peut plus rester en l’état.

Les violences sexuelles sur les mineur·e·s sont aussi des violences sexistes et discriminatoires qui s’exercent dans le cadre d’une domination sur les plus vulnérables. Les filles et enfants en situation de handicap subissent quatre fois plus de violences sexuelles.

Le président de la République a lui-même reconnu l’urgence de la situation et la nécessité de mesures permettant un changement radical. Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, et le secrétaire d’Etat à l’Enfance, Adrien Taquet, ont entamé des consultations visant à étudier les possibilités de faire évoluer la législation pour mieux lutter contre l’impunité de la pédocriminalité et de l’inceste.

Associations, expert·e·s, personnalités et victimes sommes également uni·e·s dans une convergence des luttes pour mieux protéger les enfants de notre pays.

L’affaire de Julie rappelle notamment l’urgence d’instituer un seuil d’âge de non-consentement à 15 ans, et 18 ans en cas d’inceste, de rapport d’autorité et de handicap majeur avec une abrogation du délit d’atteinte sexuelle et des déqualifications, écrit la Dre Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, dans une lettre ouverte au président de la République.

Cette demande fait l’unanimité au sein des associations de protection de l’enfance et des militant·e·s. Les hashtags #Avant15AnsCestNon #LIncesteCestNon #SeuilDAge15Ans et #SeuilDAge18Ans ont récemment été partagés des milliers de fois sur Twitter. Nous nous sommes unanimement élevé·e·s contre la proposition de loi sénatoriale fixant ce seuil d’âge de non-consentement à 13 ans, tel que prôné par le Haut Conseil à l’égalité.

Nous demandons également une imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·e·s, une levée de prescription pour les crimes en série et une reconnaissance de l’amnésie traumatique comme un obstacle insurmontable suspendant la prescription.

L’affaire Olivier Duhamel a rappelé à quel point la prescription pénale favorise l’impunité des auteurs de violences sexuelles sur mineur·e·s face à des victimes traumatisées, muselées, qui mettent des années à sortir de l’amnésie et à trouver la force et la sécurité nécessaires pour déposer plainte.

Plusieurs pays ont déjà mis fin à ce système inique, du Chili en passant par la Suisse ou la Belgique. En France, l’imprescriptibilité continue à faire l’objet d’un sempiternel débat juridique fondé sur des arguments éculés. De notre côté, nous estimons qu’il s’agit d’un enjeu sociétal majeur et transpartisan qui permettrait d’envoyer un signal fort de tolérance zéro à l’égard des auteurs, de les empêcher de commettre d’autres crimes et de protéger les droits des victimes.

La période actuelle historique oblige en outre les autorités à donner des réponses politiques fortes à la hauteur de ce fléau, de «faire de la lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants une priorité politique, comme le recommande le Conseil de l’Europe dans sa résolution 2 330 du 26 juin 2020», écrit la Dre Salmona.

«Cette résolution 2 330 exhorte les Etats européens à supprimer les délais de prescription et instaurer un seuil d’âge de non-consentement à 18 ans.» «L’Etat français a l’obligation d’agir pour prévenir les violences sexuelles faites aux enfants, protéger et prendre en charge les victimes, poursuivre et punir les auteurs. Ne pas remplir ces obligations expose l’Etat à en répondre face à une juridiction pénale internationale», écrit encore Muriel Salmona.

Si nous prenons acte du fait que les autorités françaises sont désormais conscientes de l’urgence de ces questions et à l’écoute, nous serons extrêmement vigilant·e·s quant aux résultats concrets de ces consultations.

Le tabou des violences sexuelles sur mineur·e·s est désormais brisé. Le paradigme de notre société qui naguère protégeait les auteurs et délaissait les victimes est en train de changer. Le train de l’histoire est en marche. Sans précédent dans le monde, la campagne #MetooInceste donne l’opportunité à la France de mener le flambeau mondial de la lutte contre l’inceste et la pédocriminalité, qui ont de terribles répercussions humaines, sociales, sociétales, économiques et en santé publique. Pour prévenir ces graves violations des droits humains, il est primordial de protéger et de prendre en charge les victimes ainsi que de lutter contre l’impunité. Une occasion aussi de se montrer enfin à la hauteur de la patrie des droits humains.

par Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, Corinne Leriche, enseignante et mère de Julie, Arnaud Gallais, fondateur du collectif Prévenir et Protéger, Andréa Bescond, réalisatrice, Sarah Abitbol, patineuse artistique et autrice de “Un si long silence”, Mié Kohiyama, présidente de MoiAussiAmnesie, Pierre-Emmanuel Germain-Thill, ex-membre de la Parole libérée et coach, Eric Metayer, metteur en scène et réalisateur et Anne-Lucie Domange-Viscardi, fondatrice du blog «La génération qui parle»


CONTRE. L’imprescriptibilité créerait plus de désillusions auprès des victimes

Il n’est plus un mois sans que la presse ne se fasse l’écho de la parole enfin libérée d’une «personnalité», déclarant avoir subi, durant ses plus jeunes années, des faits incestueux, le plus souvent prescrits. Sa notoriété, ou à défaut celle du coupable désigné, assure à ses révélations tardives, relayées et unanimement applaudies, une crédibilité assez enviable et qui fait d’elle aussitôt une «victime» consacrée. Oubliant le sort de qui fait l’objet de telles accusations publiques, on pourrait simplement se féliciter d’un tel phénomène qui révèle au grand jour une réalité sordide, n’épargnant aucune couche sociale, dont l’ampleur fut trop longtemps méconnue, voire franchement déniée.

Sans doute s’agit-il pour ces femmes (ou ces hommes) de conjurer le silence auquel la prescription légale les avait autrefois condamnés, et on les comprend. Personne n’osera jamais se demander si ces faits auraient été révélés en l’absence d’une prescription acquise, mais qu’importe. Si elles témoignent ainsi, par leur parole tardive, du temps qu’il faut trop souvent à une victime d’inceste pour se saisir de son histoire et oser la révéler, elles en font oublier cependant que la révélation d’agressions sexuelles incestueuses est bien souvent le fait d’enfants encore très petits, qui eux auront bien du mal à se faire entendre et dont la parole sera alors verrouillée pour longtemps. Reste qu’elles se retrouvent ainsi à servir d’exemples, d’alibis ou de prétextes, à celles et ceux qui ont fait de l’imprescriptibilité une lutte, un symbole, partant du présupposé jamais discuté, que l’imprescriptibilité réglerait à jamais le souci des plaignant·e·s à se faire entendre de la justice…

On peut penser ce que l’on veut de la prescription sur le terrain de la philosophie du droit, et de ce point de vue tout a été dit et écrit déjà ; comme tout a été dit et écrit également sur les aberrations qu’engendrerait l’imprescriptibilité des infractions sexuelles sur la cohérence du dispositif pénal général, qui ne la reconnaît que pour les crimes contre l’humanité. Mais il est certain que pour les praticiens que nous sommes l’imprescriptibilité créerait plus de désillusions auprès des victimes qu’elle ne les aiderait à se faire entendre de nos juridictions : il serait à craindre en effet que devant l’afflux toujours croissant du nombre de ces affaires nos juges se montreraient plus intransigeants encore qu’ils ne le sont, sur le terrain de la preuve, à l’égard de faits dévoilés après un demi-siècle de silence ; sans compter l’effet pervers d’un dispositif qui inclinerait les possibles plaignants à se maintenir dans une procrastination délétère pour eux-mêmes une vie durant. Ce débat sans fin - qui divise jusqu’aux associations de protection de l’enfance elles-mêmes – à l’heure où la loi prévoit désormais qu’une victime de viol incestueux aura jusqu’à l’âge de 48 ans pour déposer plainte, risque fort de nous détourner, une fois de plus, du sort que la justice réserve à ces cohortes d’enfants qui chaque jour révèlent vainement des faits incestueux. Nous ne pouvons pas manquer l’occasion offerte, à cet instant précis, de dénoncer le traitement calamiteux des «affaires courantes» d’inceste… celles que notre cabinet reçoit quotidiennement, où les faits loin d’être prescrits continuent de détruire et d’abîmer, et dont les protagonistes demeureront à jamais d’illustres inconnus, des sans-voix, des sans-image.

Ces affaires bâclées par des enquêteurs pressés, débordés, lorsqu’ils ne sont pas incompétents à entendre des enfants souvent trop jeunes ; ces affaires où les parquets mettent des mois avant de prendre une quelconque décision, quand ils ne renvoient pas tout bonnement le dossier aux services sociaux ou au juge des enfants ; ces affaires mollement instruites par des juges d’instruction qui s’avouent parfois désarmés, lorsqu’elles n’ont pas donné lieu à un classement sans suite ; ces affaires où de petits plaignants sont accompagnés par des mères sur qui pèsent chroniquement l’a priori du mensonge et ne sont parfois pas mieux accueillies que des voyous… Ceux qui n’ont pas de nom, et osent malgré tout encore s’avancer, apprennent vite au contact de cette réalité, qu’ils devront assumer bien longtemps de n’être que «plaignants» avant que d’espérer pouvoir un jour, peut-être, être reconnus «victimes». Ceux-là pestent et s’interrogent chaque jour à entendre le parquet systématiquement convulser chaque fois que la victime a un nom, ou que «par chance» son abuseur en a un… alors qu’eux-mêmes semblent être voués à l’indifférence des autorités de poursuite. Comment leur expliquer que les faits dénoncés par tel ou telle, pourtant prescrits, donneront lieu sans délai à l’ouverture d’une enquête préliminaire et à des auditions lorsque eux-mêmes attendent encore de pouvoir déposer plainte depuis des semaines, voire des mois ? Comment les contredire lorsqu’ils voient en de tels traitements différenciés la preuve d’une justice à deux vitesses ?

Si le retentissement médiatique provoqué par les révélations de Camille Kouchner aura largement permis une prise de conscience collective du fléau qu’est l’inceste, il ne s’agit cependant que d’un pied mis dans l’entrebâillement de la porte, qu’il nous appartient encore de forcer. Tout cela n’aura servi qu’à peu de chose, si la parole des plaignants, qui chaque jour se déverse, n’est pas autrement accueillie par la justice. Elle ne le pourra qu’à condition d’être dotée dès demain de moyens, de dispositifs, d’enquêteurs et de magistrats réellement spécialisés. Tout reste à faire donc…

par Marie Grimaud, avocate au barreau de Paris et Rodolphe Costantino, avocat au barreau de Paris.


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