Par Delphine Roucaute et Béatrice Jérôme Publié le 24 février 2021
Faut-il inciter les personnes âgées à se confiner volontairement, pour permettre aux autres catégories d’âge, moins touchées par les formes graves du Covid-19, d’envisager un relâchement des mesures de restriction ? Cette idée, déjà formulée par certains spécialistes à différents stades de l’épidémie, est de nouveau débattue depuis la publication dans la revue The Lancet Public Health, jeudi 18 février, d’une lettre rédigée par cinq membres du conseil scientifique – dont son président, Jean-François Delfraissy – prônant un nouveau « contrat social » entre générations, dans lequel les plus âgés et fragiles accepteraient de s’auto-isoler.
Cette proposition, qui pose des questions éthiques aussi bien qu’organisationnelles, a provoqué un tollé parmi les gériatres, qui réagissent à travers un texte public, signé des huit organisations qui composent le Conseil national professionnel (CNP) de gériatrie et adressé au conseil scientifique, dont Le Monde a eu l’exclusivité.
Le texte rejette l’idée d’« un autoconfinement sur un seul critère d’âge ». « Pourquoi les plus âgés plutôt que les autres ? », interroge le professeur Claude Jeandel, président du CNP. « Si le confinement généralisé reste envisagé, c’est faute d’avoir su faire appliquer les mesures de protection », affirme le responsable du pôle de gériatrie au centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier, pour qui « l’autoprotection doit s’appliquer à tous ». Les gériatres appellent ainsi « à rétablir un contrat social inclusif ». Pour ces professionnels des maladies dues au vieillissement, « un confinement sélectif (…) ne serait ni tenable socialement, ni scientifiquement pertinent ».
Le président Emmanuel Macron s’est du reste ouvertement exprimé à plusieurs reprises contre ce scénario, comme plusieurs membres du gouvernement. Le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, a jugé cette mesure très « discutable », aussi bien au niveau de sa « faisabilité » que de la « solidarité entre les générations qu’elle emporte ». « Aucun gouvernement n’a osé expliciter une politique sanitaire qui discriminerait sur la base de l’âge », remarque l’économiste Christian Gollier, directeur de la Toulouse School of Economics.
« Les personnes âgées s’isolent déjà depuis un an »
Pour autant, « sans le dire, beaucoup l’ont fait lors de la deuxième vague de la pandémie. Laisser les écoles et les entreprises ouvertes tout en accordant une attention particulière aux Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], n’est-ce pas mettre en œuvre une telle politique ? », s’interroge M. Gollier.
Mais en cas de rebond de l’épidémie de Covid-19 ou de ses variants, faut-il aller plus loin, comme le suggère le professeur Delfraissy ? « On vaccine en priorité les personnes âgées au nom de leur fragilité, alors pourquoi ne pas leur demander de faire un effort supplémentaire en leur demandant de se confiner si nécessaire, plutôt que de sacrifier les jeunes et le pouvoir d’achat ? », acquiesce l’économiste.
Le conseil scientifique a plusieurs fois formulé cette hypothèse de l’auto-isolement dans ses avis successifs remis au gouvernement. Mais comment évaluer l’efficacité d’une telle mesure ? Pour Pierre-Louis Druais, représentant des médecins généralistes au conseil scientifique, « la majorité des personnes à haut risque se protègent déjà et restent chez elles ». « Il s’agit d’une mesure supplémentaire qui n’aurait d’impact qu’à la marge de l’épidémie », estime M. Druais, pour qui l’« important, c’est d’isoler les personnes infectées ».
« Globalement, les personnes âgées s’isolent déjà depuis un an », approuve Aline Corvol, médecin gériatre au CHU de Rennes. Et « les plus vieux en Ehpad ont déjà été sacrifiés pour les plus jeunes : on ne leur a pas laissé le choix, même à ceux qui étaient prêts à prendre le risque d’attraper le Covid pour voir leurs enfants ». Ce n’est donc pas par eux que se fait la circulation du virus aujourd’hui. Pour ce qui est de la saturation des hôpitaux, si les plus de 75 ans occupent 60 % des lits, ils ne sont plus que 25 % dans les services de réanimation. « Cette mesure reviendrait à faire reposer sur les épaules d’une catégorie d’âge l’échec d’une stratégie d’endiguement de l’épidémie », explique Mme Corvol.
S’interroger sur la notion de fragilité
Mais de quelles personnes vulnérables parle-t-on précisément ? Si l’âge est un facteur de risque face au Covid-19, il n’explique pas tout. « On sait qu’il y a une corrélation entre l’âge et la pathologie ou la mortalité de cette maladie, mais le fait que cette corrélation existe ne signifie pas que la totalité de la population âgée est vulnérable », souligne Jean-Philippe Viriot Durandal, sociologue spécialiste du vieillissement.
Il y a un grand écart physique et mental entre les personnes de 75 ans et celles de 90 ans, que cette catégorie fourre-tout de « personnes âgées » ne saurait représenter. « Nous ne sommes pas tous égaux devant le vieillissement, renchérit Olivier Henry, président de la Société de gériatrie et de gérontologie en Ile-de-France. Toutes les personnes de 75 ans ne relèvent pas forcément de la gériatrie, cela dépend des pathologies associées. » C’est pourquoi il semble nécessaire de s’interroger collectivement sur la notion de fragilité et sur la manière dont elle a été systématiquement accolée à une certaine catégorie d’âge.
Pour inciter les plus fragiles à s’autoconfiner, il faudrait que les instruments de mesure de cette vulnérabilité existent. Or, ils sont balbutiants. La région Occitanie expérimente depuis avril le programme « soins intégrés pour les personnes âgées » (Icope), mis au point par l’Organisation mondiale de la santé : une application qui permet aux plus de 70 ans de tester leur mobilité, mémoire, vue, audition, appétit et humeur. Quand l’une de ces capacités diminue, le médecin traitant est informé.
Rien n’empêcherait que l’application envoie un message de prudence face au Covid-19, mais l’outil n’a pas été conçu pour cet objectif. Il a au contraire « été mis en œuvre rapidement en Occitanie pour en prévenir les effets », souligne Bruno Vellas, responsable du gérontopôle du CHU de Toulouse. Le gouvernement envisage d’étendre ce dispositif à toute la France. Il y a urgence, selon ce praticien.
L’arme principale, la vaccination
« La crise du Covid a révélé la fragilité de notre système de santé en matière de prévention », insiste M. Vellas. Le gériatre met ainsi en garde contre les dangers d’un autoconfinement des plus vulnérables qui « peut encore fragiliser les plus fragiles, si on ne met pas en place des mesures pour évaluer ses conséquences ». « On imagine que la dépendance est inéluctable, alors qu’un cas de dépendance sur deux pourrait être prévenu », rappelle-t-il.
Dans sa tribune, le CNP milite aussi pour cette médecine participative qui permettrait d’« identifier les personnes les plus vulnérables, souvent en situation d’isolement et pas toujours repérées dans nos registres ».
Mais pour les gériatres, l’arme principale reste la vaccination. « Il faut accélérer le pas, insiste Claude Jeandel. En ciblant les plus âgés, mais aussi les plus fragiles », quelle que soit leur année de naissance. « Il y a une certaine cruauté à envisager que les plus âgés doivent encore se confiner au moment où ils s’accrochent au vaccin comme à un passeport pour la liberté, réagit Michèle Delaunay, ancienne ministre déléguée chargée des personnes âgées (2012-2014). Jusqu’à présent, personne ne nous a dit que les vaccins étaient inefficaces face aux variants. Alors soit l’alerte du professeur Delfraissy est fondée et il doit le dire, soit elle ne l’est pas et il ne faut pas nous décourager ! »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire