jeudi 11 février 2021

Cancer : face au poison des cellules persistantes, la créativité des chercheurs comme antidote


Jamais cellules « malignes » n’ont aussi bien porté leur nom. Les cancérologues le savent trop bien : sous la pression des traitements qui les assaillent, les cellules tumorales se métamorphosent, s’adaptent et esquivent ces armes thérapeutiques. Leurs plus fameuses défenses ? Les mutations de résistance qu’elles acquièrent et accumulent dans leur génome.

Mais il y a plus pernicieux – et méconnu encore. Çà et là, quelques cellules cancéreuses poussent la malignité jusqu’à peaufiner d’autres stratégies de dérobade, sur tous les fronts. On les nomme « cellules cancéreuses persistantes ». Tapies dans l’ombre, indétectables par l’imagerie traditionnelle, elles échappent et survivent à la mitraille des traitements (chimiothérapies, immunothérapies, thérapies ciblées, hormonothérapies, radiothérapies…).

Mais ces cellules furtives, souvent, finissent par se réveiller. « Elles peuvent être à l’origine de métastases ou de rechutes précoces ou tardives, relève la professeure Caroline Robert, chef du service de dermatologie à Gustave-Roussy et codirectrice d’une équipe de recherche sur le mélanome (Inserm, Villejuif). Quand un cancer est métastatique, les traitements peuvent offrir des rémissions très durables, voire des guérisons. Mais celles-ci sont très rares. » Le réveil de ces cellules, pour les patients dont les tumeurs avaient semblé disparaître, est évidemment une cruelle déception.

« Une armée invincible, invisible »

En témoigne l’histoire de ce patient atteint de mélanome. Porteur de nombreuses métastases sous-cutanées, visibles sous forme de boules, il reçoit une thérapie ciblée (un anti-BRAF). Trois mois après, ses métastases ont disparu, comme le confirme l’imagerie scanner et IRM. Mais neuf mois plus tard, elles réapparaissent – exactement aux mêmes endroits. « Il est très fréquent que les récidives surviennent sur les même sites que la tumeur de départ ou que ceux des métastases, souligne Caroline Robert. C’est un fort indice de l’existence de ces cellules persistantes. »

Ces cellules maléfiques ont été découvertes en 2010 par Jeffrey Settleman, alors à l’école de médecine de Harvard – depuis 2019, il dirige la R&D en oncologie du géant Pfizer. Elles forment « une armée invincible en temps de paix, invisible en temps de guerre », écrivent les auteurs d’une synthèse sur le sujet, publiée fin 2020 dans la revue Cell et coordonnée par Caroline Robert.

Cellules cancéreuses parentales (à gauche) et cellules cancéreuses persistantes (à droite). Ces dernières ont modifié leur cytosquelette, visible avec le marquage des filaments d’actine (en blanc).

Invincibles, ces cellules persistantes ? C’est pour faire mentir ce dogme qu’une vingtaine d’équipes à travers le monde tentent de relever le défi. Depuis une dizaine d’années, elles s’efforcent de démasquer les stratagèmes de ces cellules dormantes pour développer des contre-offensives.

Première interrogation : quels sont les processus évolutifs en jeu ? La question ravive le vieux débat entre darwiniens et lamarckiens. Darwin défend la loi de la sélection naturelle : parmi toutes les variations possibles créées par le hasard, seuls survivent et se multiplient les individus porteurs des variations qui les favorisent, dans un milieu donné. Lamarck, lui, prônait l’hérédité des caractères acquis : l’environnement lui-même produirait des variations, qui seraient transmises à la descendance. La suite donnera raison à Darwin.

Mais pour les cellules cancéreuses ? « La persistance des cellules cancéreuses, en théorie, fait appel à deux principaux mécanismes, racontent les auteurs de la synthèse dans Cell. Soit ces cellules préexistent avant la mise en route du traitement médicamenteux, et elles sont sélectionnées par ce traitement selon les lois classiques de l’évolution darwinienne. Soit elles deviennent persistantes à cause de ce traitement, selon un processus d’adaptation de type lamarckien. » Dans cette dernière hypothèse, la capacité de résister à la drogue serait induite par le traitement. Il n’est pas exclu que les deux scénarios coexistent dans une même tumeur.

De fait, une adaptation de type lamarckien contribue bel et bien au développement des résistances dans des mélanomes. C’est ce qu’a montré l’équipe du professeur Jean-Christophe Marine, de l’université de Louvain en Belgique (Rambow F. etal., Cell, 2018).

Un an plus tard, une équipe italienne découvre que, sous la pression des traitements, les cellules de cancer colorectal humaines peuvent doper leur aptitude à muter (Russo M. etal., Science, 2019). Ces cellules, en effet, inhibent leurs mécanismes de réparation de l’ADN. Conséquence logique : des erreurs se produisent quand leur ADN est copié, lors des divisions cellulaires. Et cela favorise les mutations. « Tout comme les bactéries exposées à des antibiotiques, les cellules tumorales persistantes échappent à la pression des médicaments en augmentant leur capacité à muter. Cette hypermutabilité est temporaire. Elle cesse dès que les cellules se sont adaptées à leur nouvel environnement, par exemple en acquérant une résistance permanente aux médicaments », explique le professeur Alberto Bardelli, de l’université de Turin (Italie), à l’origine de ce travail.

Une fenêtre thérapeutique pour agir

Les cellules persistantes ont une autre caractéristique : leur hétérogénéité. Prenons une lignée de cellules cancéreuses en culture, toutes issues du même clone – donc génétiquement identiques. Pour autant, « elles ne sont ni homogènes ni synchrones », souligne Caroline Robert. Elles ne se divisent pas au même moment (elles sont dans des « états du cycle » différents) et ne se nourrissent pas de la même façon (elles sont dans des « états métaboliques » différents).

Maintenant, appliquons une chimiothérapie anticancer sur ces cellules en culture. Presque toutes meurent, mais quelques-unes subsistent. « Elles sont dans un état d’invulnérabilité transitoire vis-à-vis de ce médicament. »Retirons maintenant ce dernier du milieu, pendant une dizaine de jours. Les cellules perdent alors cette invulnérabilité. Mais si l’on maintient très longtemps la pression de sélection du médicament, elles vont finir par acquérir des mutations de résistance. « Chez les patients, cela nous laisse, en théorie, une fenêtre thérapeutique pour agir avant leur apparition », explique Stéphan Vagner, directeur de l’unité Biologie de l’ARN, signalisation et cancer (Inserm, CNRS) à l’Institut Curie. L’enjeu : tuer ces cellules avant qu’elles n’acquièrent ces mutations irréversibles.

Maintenant, examinons à quoi ressemblent les cellules résiduelles de mélanome, après un traitement médicamenteux des patients. « Nous avons trouvé des cellules très différentes au sein d’une même lésion, raconte Jean-Christophe Marine. Cela indique qu’elles sont capables d’activer des programmes d’échappement aux traitements très distincts, ce qui complique le développement de traitements dédiés. » Certaines cellules devenaient plus spécialisées, d’autres moins. Celles-là étaient les plus dangereuses : « Elles reformaient bien plus rapidement des tumeurs réfractaires aux traitements. »

Mais comment font ces cellules pour résister aux thérapeutiques ? Elles déploient quatre grands stratagèmes. « Toutes sont en capacité d’adopter ces quatre stratégies, mais pas forcément en même temps », indique Caroline Robert.

Détournement et métamorphoses

Première ruse : elles détournent l’environnement tissulaire à leur profit. « C’est la stratégie en amont des trois autres », estime Raphaël Rodriguez, chercheur CNRS, qui dirige l’équipe Chimie et biologie du cancer à l’Institut Curie. Décidément retorses, ces cellules vont, par exemple, rééduquer celles qui les entourent (fibroblastes, macrophages…) pour qu’elles leur fournissent des nutriments et des cytokines (EGF, TGF-bêta…). « Elles pourront alors déployer leurs autres ruses. Pour cela, elles devront activer certains de leurs gènes et en inhiber d’autres. » Cette reprogrammation met en jeu des processus épigénétiques. En clair, l’activité des gènes est modifiée sans toucher à la séquence de l’ADN. Comment ? A l’aide de modifications chimiques (méthyles) présentes tout au long de l’ADN, en des sites bien spécifiques. Des « Post-it » en somme, qui signalent les gènes à activer et ceux à réprimer.

Une énigme demeure : quel est le rôle des tissus normaux où se terrent ces cellules tumorales persistantes ? Divers types de cellules – fibroblastes, cellules adipeuses, cellules des vaisseaux sanguins, de l’immunité, etc. – peuvent interagir avec elles. « Comment ces cellules saines interviennent-elles dans l’émergence et le maintien de ces cellules tumorales ? C’est un domaine largement inexploré », souligne Steven Altschuler, professeur de chimie pharmaceutique à l’université de Californie à San Francisco.

Pour adopter un état dit « mésenchymateux », qui s’accompagne d’une résistance aux médicaments, les cellules cancéreuses doivent capter du fer. Pour cela, elles font appel à CD44, une protéine membranaire présente à leur surface (en vert). Cette protéine interagit avec les hyaluronates (filaments violets), pour faire entrer le fer (en jaune) dans la cellule.

Deuxième ruse déployée par ces cellules : elles modifient leur façon de se nourrir et de fonctionner (leur « métabolisme »). Voici ce qui se passe, par exemple, pour des mélanomes porteurs de mutations du gène BRAF (présentes chez la moitié des patients). Ces cancers peuvent être traités par une bithérapie inhibant les gènes BRAF et MEK. « Cette combinaison est très efficace, mais son action est le plus souvent limitée dans le temps », note Caroline Robert. En cause dans les récidives, les cellules cancéreuses persistantes. « Nous avons montré qu’elles modifient leur source d’énergie. Au lieu de dégrader le glucose dans le cytoplasme, elles oxydent des acides gras dans des structures intracellulaires, les peroxysomes et les mitochondries », raconte Caroline Robert. Dans d’autres cancers, d’autres équipes ont dressé le même constat.

Cette découverte a inspiré des pistes thérapeutiques. Parmi les cibles pointées, une enzyme indispensable à cette source d’énergie alternative, nommée « bêta-oxydation des acides gras ». L’équipe de Gustave-Roussy est parvenue à inhiber cette enzyme-clé par un neuroleptique (un médicament abandonné à cause de sa toxicité cardiaque, « mais on pourrait facilement trouver d’autres médicaments avec le même effet », juge Caroline Robert).

Résultat : les lipides s’accumulent dans les cellules cancéreuses. Et celles-ci meurent, asphyxiées par tout ce gras. « Chez des souris greffées avec un mélanome humain BRAF muté, nous obtenons une réponse thérapeutique durable en combinant trois molécules : les deux thérapies ciblées anti-BRAF et anti-MEK et notre molécule inhibant cette enzyme », se réjouit Caroline Robert, dernière auteure de ce travail (Shen S. et al.Cell Report, 2020).

Troisième subterfuge : tels des espions infiltrés dans l’organisme des patients, ces cellules changent d’identité et travestissent leur apparence. Voici une de leurs spectaculaires métamorphoses. Elles peuvent passer d’une forme « épithéliale » à une forme « mésenchymateuse ». Alors que les cellules épithéliales adhèrent entre elles et présentent une polarité (un haut et un bas, une droite et une gauche avec des formes et des fonctions différentes), les cellules mésenchymateuses, elles, perdent cette adhérence et cette polarité. Elles se détachent et migrent facilement, ce qui est propice à la dissémination métastatique. Et elles « entrent dans un état réfractaire à la chimiothérapie », relève Raphaël Rodriguez.

L’addiction au fer, talon d’Achille

Cette transformation a livré une nouvelle cible thérapeutique. Le fer en est le sésame. Voici comment : pour adopter un état mésenchymateux, les cellules cancéreuses doivent capter énormément de fer. Pour cela, elles exploitent une voie d’entrée originale : une protéine membranaire nommée CD44, présente en quantité à leur surface (cette protéine interagit avec de longs filaments extracellulaires, les hyaluronates, pour faire entrer le fer dans la cellule). Une fois le fer internalisé, il aboutit dans la mitochondrie et le noyau. Là, il favorise l’activation des gènes nécessaires à l’état mésenchymateux – un processus épigénétique. Cette découverte a été publiée dans Nature Chemistry, 2020.

Surtout, elle a révélé un talon d’Achille de ces cellules. « Cette addiction au fer les rend vulnérables au stress oxydant et à une forme particulière de mort, la “ferroptose” », souligne le chercheur. Une stratégie thérapeutique est née. Des molécules comme l’ironomycine parviennent à séquestrer le fer dans un compartiment cellulaire (le lysosome). Résultat : elles bloquent la plasticité de ces cellules et peuvent induire leur mort à plus long terme (Nature Chemistry, 2017). Une alchimie par le fer, en somme, qui transforme en poussière ces cellules nocives ! Ces travaux ont valu à Raphaël Rodriguez un prix international (Tetrahedron) en 2019. Cinq brevets ont été déposés par le CNRS, et une molécule est en cours de développement par une start-up, SideROS.

D’autres laboratoires exploitent cette même vulnérabilité. A l’université de Californie, à San Diego, l’équipe du professeur Matt Hangauer a mis le doigt sur une autre cible prometteuse, baptisée GPX4. « Ce gène antioxydant protège les cellules persistantes de la mort par ferroptose », explique le chercheur (Hangauer M. et al.Nature, 2017). Ces cellules sont donc vulnérables à l’inhibition de ce gène. « C’est une cible thérapeutique de choix pour tuer ces cellules et prévenir le développement de mutations de résistance. »

Prédire la réponse

Quatrième et dernière ruse : ces cellules ralentissent leur prolifération. En se multipliant à bas bruit, elles passent sous le radar du système immunitaire et de l’imagerie médicale. Là encore, les processus en jeu ont été décryptés pour certains mélanomes. Dans cet état très ralenti, ces cellules cancéreuses ne fabriquent que très peu de protéines à partir de leur stock d’ARN messagers (ARNm). Pourtant, une sous-population d’ARNm, qui reste traduite en protéines, conduit aux résistances thérapeutiques, ont montré les équipes de Caroline Robert et Stéphan Vagner (Shen S. et al.Nature Communications, 2019). Une piste thérapeutique est donc développée par ces équipes, dans le cadre d’une collaboration entre Gustave-Roussy et l’Institut Curie : le blocage sélectif de la traduction de ces ARNm.

Autre découverte, toujours sur les mélanomes : soumises à la pression des médicaments, « les cellules persistantes activent des voies de signalisation normalement utilisées par les cellules de la peau, raconte le professeur Peter Sorger, de l’école de médecine de Harvard (Massachusetts). Elles produisent alors des signaux favorables à leur croissance. Mais ces signaux sont émis d’une façon pulsatile, d’où leur division ralentie. » Un travail publié dans Cell Systems fin 2020 (Gerosa L. et al.).

Dernier exemple de la créativité des chercheurs. A l’université de Nice Sophia Antipolis, l’équipe de Jérémie Roux, du CNRS, s’attache à dresser les profils d’activation des gènes qui prédisent la réponse des cellules cancéreuses à tel ou tel médicament. Puis 
elle compare les profils des cellules qui répondent à ceux des cellules qui résistent à ce même médicament. Objectif : améliorer l’efficacité des traitements grâce à des combinaisons optimales. « Prenons un médicament donné. Imaginons un gène surexprimé dans une cellule que notre approche prédit résistante. Pour booster son efficacité, on pourrait lui associer un autre médicament qui inhiberait ce gène », explique Jérémie Roux. Une démarche originale, publiée dans Cell Systems en 2020.

Le combat contre ces cellules retorses ne fait que commencer. « Une leçon importante des recherches récentes, en oncologie, est que nous apprenons beaucoup des réponses des patients à un nouveau médicament, indique Peter Sorger. Notre but est d’améliorer l’utilisation des traitements disponibles et d’accélérer le développement des médicaments de deuxième et troisième générations. » Cette quête, souligne-t-il, se traduit déjà par des progrès lents mais constants, en termes de survie.


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