jeudi 4 février 2021

A Bangkok, l’expérience de la « mort avant la mort » passe par le cercueil

Par   Publié le 4 février 2021

Dans un temple bouddhiste de Bangkok, l’abbé propose aux dévots de s’allonger dans des cercueils pour faire le mort afin de tromper les esprits malins. Notre correspondant a fait l’expérience de ce théâtre de la mort.

Des fidèles allongés dans des cercueils de bois simulent la position du défunt, dans un temple bouddhiste de Bangkok, le 27 janvier.

LETTRE DE BANGKOK

En ces temps d’incertitude globale, l’idée de faire le mort dans un cercueil, avant d’y entrer un jour pour de bon, pouvait constituer une expérience intéressante. Après tout, l’opportunité de s’allonger sous un blanc linceul dans la solitude de la caisse en bois est une réalité que l’on ne vivra guère plus de deux fois dans sa vie.

Au wat (« temple-monastère ») bouddhiste de Bang Na Naï, à une quinzaine de kilomètres du centre de Bangkok, le chef abbé propose une cérémonie pour celles et ceux désireux d’« éliminer le mauvais karma », cette somme des actes de nos vies passées qui, pour faire simple, conditionne les vies postérieures de l’individu. Le but ultime est de sortir du samsara (cycle des réincarnations) afin d’accéder au nirvana. Le karma, terme sanscritest un concept central de la théorie de la métempsycose dans le monde hindou et bouddhiste.

Répétition générale

Le bhikkhu (« moine ») de ce wat a ajouté les cercueils à un rituel déjà connu, qui consiste en général à recouvrir le fidèle d’un simple voile, simulant l’apparence du mort dans sa dernière demeure. Au Wat Bang Na Naï, les cinq cercueils alignés dans une pièce ajoutent au piment de l’expérience : le dévot est invité à s’allonger, la tête sur un petit coussin, avant d’être recouvert par un linceul en coton. Un plaisir pervers de claustrophobe, une grande joie pour les angoissés du basculement dans le néant. C’est en quelque sorte une répétition générale avant que ne sonne l’heure de vérité.

Mais pourquoi le simple fidèle doit-il ainsi jouer les cadavres ? Explication de l’abbé Waranukit, depuis l’estrade où il trône, en surplomb sur les fidèles, mains jointes en signe de respect : il s’agit là d’une « antique tradition destinée à porter chance aux gens s’inquiétant de ce que l’avenir pourrait leur réserver ». L’abbé, qui ne donne pas le sentiment d’être un grand théologien, s’en tient à l’explication du rituel.

Rajustant son masque chirurgical sur le visage, il se contente d’ajouter qu’il s’agit là d’« un moyen de conjurer le mauvais sort ».Jouer le mort comme si l’on faisait la nique à cette dernière ? Peut-être. Comme le disait une certaine Juthamas Kirimitir dans une vidéo diffusée en janvier sur le site d’un journal thaï : « Je me suis allongée dans ce cercueil et ça m’a fait du bien : cela est rassurant de réaliser que nul ne sait quand on va mourir, j’ai eu l’impression de laisser dans le cercueil les aspects négatifs du karma. »

« Entrez dans le cercueil ! »

Tentons donc l’expérience. L’abbé nous fait signe de nous tourner vers le bouddha tout en ayant vérifié que le dévot étranger a bien acquitté la somme de 100 bahts (environ 3 euros) de donation au monastère. Au-dessus du moine, une pancarte en métal annonce en effet la couleur : « Faites l’expérience du “sadok krhro” [faire lâcher prise au démon] et donnez 100 bahts ».

Ordre nous est donné, dans la pièce où plusieurs grandes statues du bouddha sont alignées devant les cercueils, de nous prosterner à trois reprises, tête cognant sur le sol, devant l’image de l’« éveillé ». Auparavant, nous nous sommes munis d’une boîte en plastique, contenant l’offrande destinée au moine : du dentifrice, du shampoing, une bouteille d’antiseptique et un sarong couleur safran, couleur des robes de bonze.

Après avoir agité un bouquet d’orchidées devant les statues, l’abbé nous invite à prendre place dans notre – provisoire – dernière couche. « Entrez dans le cercueil ! Pied droit d’abord ! », intime le révérend : diable, on avait failli entrer du pied gauche, ce qui est, semble-t-il, aussi funeste que de se lever du même pied.

Nous nous allongeons. Le visage fermé d’un serviteur du monastère se penche et recouvre le cercueil d’un linceul blanc, couvercle sous lequel on essaie, pour un court instant, de méditer sur la solennité du moment.

Du fond de la pièce, nous parvient une nouvelle injonction du bonze : « Priez maintenant ! » Puis : « Ne priez plus, levez-vous ! »Pas le temps de trop réfléchir sur la vie, la mort, le passage du temps. Il faut ensuite s’agenouiller à nouveau et réciter un certain nombre de mantras en pali, l’antique idiome indien qui sert de langue liturgique au bouddhisme, notamment le theravada, pratiqué en Thaïlande, au Laos, au Cambodge et au Sri Lanka.

Tromper les esprits malveillants

On sort de là un peu interdit, n’ayant toujours pas compris le sens exact de ce rituel. La clé de l’énigme nous est donnée par un éminent spécialiste du theravada, Louis Gabaude, ancien membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), installé au Laos et en Thaïlande depuis les années 1960.

En fait, ce rituel du sado khro, effectivement ancien, et vraisemblablement pré-bouddhique, peut « s’interpréter à deux niveaux », explique M. Gabaude. « Le premier est celui du dévot moyen, le héros de la cérémonie, qui trompe en quelque sorte les esprits malveillants, en leur faisant croire qu’il est déjà mort et donc hors de portée de leur nocivité. C’est un rituel d’évitement de la mort. Le second niveau, c’est celui du moine, le bhikkhu, qui considère l’allongement dans le cercueil comme une propédeutique spirituelle et métaphysique à la mort future. C’est alors au contraire un rituel d’acceptation de la mort. Dans les deux cas, il constitue une mise en scène de la comédie de la mort mais dans une motivation et une perspective radicalement différentes. »

Le rituel pour le grand public se réduit donc à cela : quand l’on est poursuivi par des esprits malins, feindre de « mourir avant de mourir », comme le disait, sur un plan spirituel plus élevé, le grand moine philosophe thaï Bouddhadasa, permet donc de ruser avec l’ennemi. A titre personnel, au sortir du cercueil, la mort avant la mort avait un goût si fort de vie que l’on s’est pris à penser que la promesse du néant réparateur pouvait attendre encore un peu.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire