mercredi 13 janvier 2021

Nicolas Philibert : « Je veux qu’un tournage m’attire et me fasse peur »

Le documentariste, qui prépare un film sur un centre psychiatrique, raconte comment il travaille, en dépit de la pandémie de Covid-19.

Par    Publié le 11 janvier 2021

Nicolas Philibert chez lui, à Paris, le 7 janvier.

Nicolas Philibert, 70 ans, est une figure tutélaire du documentaire en France après quarante ans d’activité dans le domaine. A toutes fins utiles, un rappel de son parcours pour la route. Démarrage en 1978 avec La Voix de son maître, coréalisé avec Gérard Mordillat, entretien avec douze grands patrons de l’époque et chronique discrète de la mutation capitaliste en cours, pas suffisamment toutefois pour n’être pas censurée durant treize ans.

C’est toutefois La Ville Louvre, plongée dans les coulisses du musée auprès du petit peuple œuvrant à la précaire éternité de l’art, qui introduit, en 1990, à la vraie manière du cinéaste. Moins directement politique, plus modeste et plus ample à la fois, insolite et poétique, soucieuse du fait collectif et du bien commun, œuvrant aux franges du monde pour en retrouver le centre.

Dès lors, les chefs-d’œuvre tombent. Le Pays des sourds (1992), Un animal, des animaux (1994), La Moindre des choses (1996), Etre et avoir (2002)… Le dernier nommé, documentaire sur une classe unique d’une école primaire du Puy-de-Dôme, emporte le suffrage attendri et républicain de deux millions de spectateurs – du jamais-vu en documentaire –, et fait de Nicolas Philibert un phénomène.

Quel heureux miracle pour ce cinéaste qui n’aime rien tant que baguenauder à la rencontre de ses sujets, et qui ambitionne tout au plus, selon une de ses expressions favorites, de « programmer le hasard ».

C’est donc à grands flots que l’humour, la fantaisie, la microfiction, le saugrenu, le fantastique, l’utopie – en un mot l’émotion – entrent dans l’œuvre de cet artiste du réel. Et c’est comme par mégarde, sous un regard et avec des personnages toujours décentrés, que des vérités premières, essentielles, frappent depuis ses films droit au cœur des spectateurs.

Coup du hasard

Citant Julien Green, qui disait écrire ses livres « pour savoir ce qu’il y aurait dedans », Nicolas Philibert continue d’adopter cette devise au cinéma, Covid ou pas Covid. Son dernier film en date, encore un coup du hasard, s’intitulait De chaque instant (2018) et était tourné dans un institut de formation en soins infirmiers. S’y inscrivait en filigrane, pour reprendre les mots du réalisateur, « la transformation de l’hôpital en usine, le sort des soignants comme des patients, soumis au principe de rentabilité ». On en constate aujourd’hui les effets amers à la défaveur de la crise sanitaire, les hommes tenant la place des pots cassés.

De quoi mentalement tanguer, ce pour quoi, peut-être, Nicolas Philibert a pris la direction régulière, depuis quelques mois, du quai de la Rapée, dans le 12e arrondissement de Paris, où est accostée la péniche de l’Adamant, centre psychiatrique de jour dépendant des hôpitaux de Saint-Maurice (Val-de-Marne).

En vérité, cette idée lui trottait dans la tête depuis qu’il y avait été invité, voilà cinq ans, pour parler de son cinéma au cours d’un des nombreux ateliers organisés en ces lieux : « L’expérience avait été formidable, j’avais été poussé dans mes retranchements, et j’en étais ressorti en me disant que je reviendrais pour y faire un film. » Retour à la psychothérapie institutionnelle donc pour Nicolas Philibert, qui avait déjà réalisé, il y a plus de vingt ans, l’extraordinaire La Moindre des choses, montage d’une pièce de Witold Gombrowicz par les patients et les soignants de la célèbre clinique de La Borde (Loir-et-Cher).

Intitulé pour l’instant Sur l’Adamant (faites comme si j’étais là !), le synopsis annonce ceci : « L’Adamant est un centre de jour unique en son genre : c’est un bâtiment flottant. Edifié sur la Seine, en plein cœur de Paris, il accueille des adultes atteints de troubles psychiques, leur offrant un cadre de soins qui les structure dans le temps et l’espace, les aide à renouer avec le monde, à retrouver un peu d’élan. L’équipe qui l’anime est de celles qui tentent de résister autant qu’elles peuvent au délabrement et à la déshumanisation de la psychiatrie. Ce film se propose de monter à son bord et d’aller à la rencontre des patients et soignants qui en inventent jour après jour le quotidien. »

Filmer le désordre mental

Rien d’évident toutefois, pour beaucoup de raisons. La première, naturellement, consiste à filmer le désordre mental. Terrain instable, souffrance humaine, fragilité de tout, risque avéré du pittoresque. La seconde, non moins prégnante, est la pandémie qui sévit depuis dix mois. Nicolas Philibert, qui habite à Paris, s’estime à cet égard relativement chanceux : « Contrairement à beaucoup de mes collègues qui se sont arrêtés au milieu d’un tournage, la période du premier confinement a été pour moi celle de l’isolement nécessaire à l’écriture du projet. Je n’ai donc pas trop souffert. J’ai programmé mes journées. Une heure de marche rapide le matin, puis lecture et écriture. J’ai aussi mis à profit ce temps libre pour filmer ma mère, qui a eu 100 ans en avril 2020. Ça a été très important pour moi d’aller la voir régulièrement, même si je ne sais pas encore le devenir de ces images. »

« Démuni » face à cette pandémie dont « on ne voit pas le bout » et dont il souligne les effets « anxiogènes », Nicolas Philibert a donc trompé l’ennui en lisant, notamment, avec grand enthousiasme, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble (Seuil, 2020), de Ruth Zylberman, qui raconte l’histoire d’un immeuble parisien de 1850 à nos jours. Expérience en quelque sorte vaccinale qui lutte contre le confinement par la lecture d’un confinement.

Le réalisateur aura eu tout loisir également de tirer, non sans une certaine amertume cette fois, les leçons temporaires de la gestion de la crise sanitaire : « Je constate que la politique de fermeture des lits dans les hôpitaux continue, en dépit de promesses contraires, et que le droit d’accès fondamental à la culture ne fait visiblement pas partie des priorités du gouvernement… »

Un film, toutefois, reste à tourner. Pour la préparation duquel le cinéaste n’a jamais cessé, durant ces dix derniers mois, malgré des contraintes variables du moment, de visiter l’Adamant pour y faire plus ample connaissance tant avec les soignants qu’avec les patients. Mais, là encore, l’emprise du Covid-19 se fait lourdement sentir : « La pandémie touche le quotidien de tout un chacun. L’activité du centre en est, pour le moment, fortement impactée. Par ailleurs, la maladie a, pour certains patients, de fortes répercussions psychiques. J’intègre naturellement ces éléments à mon écriture. »

Tournage reporté

Et déjà, dès le stade de cette préparation rendue si laborieuse par l’épidémie, à travers tel ou tel fait observé, tel ou tel dialogue engagé, se pressent cette intuition philibertienne du détail magnifique, cette attention à la singularité des choses et des gens filmés.

Cet atelier radio, par exemple : « Les patients se sont emparés de la note 63 du règlement, relative à la nouvelle façon de se disposer autour d’une table, et ont décliné ce langage très administratif sur tous les tons et tous les modes, y compris amoureux. Ils ont également inventé un langage barrière, dépourvu des consonnes propices aux postillons. Cela pour dire que la créativité propre à ce lieu résiste aussi au Covid. »

Initialement prévu pour l’automne 2020, le tournage a été reporté au mois de mars en raison de la progression de l’épidémie et de l’incertitude sur les prochaines décisions sanitaires. Adossé à TS Productions, une société avec laquelle il inaugure une collaboration, Nicolas Philibert atténue la contrariété de ce retard : « Il n’y a pas mort d’homme. Je ne brûle pas particulièrement de filmer des gens masqués, le cinéma, c’est quand même des visages. Même si, à l’Adamant, le masque se porte de manière parfois très inventive, voire burlesque… »

On lui demande si des personnages se dessinent. Il répond que oui, certains s’y révèlent attachants, d’autres apparaîtront très certainement en cours de route. Qu’on ne peut rien savoir vraiment à l’avance, au fond. Tels sont la joie, le mystère et la liberté du documentaire ! Le plus important est qu’il s’y sent désiré, tant par l’équipe que par les patients. Aussi simple que ça, encore que loin d’être donné. Une feuille de papier à cigarette sépare à ce titre l’expérience du documentaire de celle de la vie. De sorte qu’avec son mince équipage (ils seront quatre, dont le réalisateur au cadre) et son conséquent bagage Philibert peut aujourd’hui ne pas craindre d’avancer ceci : « Moi, je me fous de faire un film de plus. Faire un film avec de l’acquis, ça ne m’intéresse pas. Je veux être dérouté, questionné. Je veux qu’un tournage m’attire et me fasse peur. Et affronter cette peur en filmant. » Qui, par ces temps d’effroi, ne voudrait d’ores et déjà découvrir sur un grand écran le film qu’inspire une telle vaillance ?



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