vendredi 15 janvier 2021

« Les penseurs de l’intime » : notre série en dix épisodes

Publié le 13 janvier 2021 




La crise due au nouveau coronavirus a autant affecté notre santé que notre intimité. La présence de la maladie a aussi bien exacerbé nos failles et nos fragilités que révélé certaines ressources cachées, et forces insoupçonnées. Cette crise a mis en relief une génération de penseurs qui s’attachent à comprendre tant le passé que le présent grâce à l’étude des émotions. Inspirés par les historiens Alain Corbin et Arlette Farge, les anthropologues François Laplantine et David Le Breton, la sociologue Eva Illouz et le philosophe François Jullien, ils ont pris acte du passage de l’histoire des mentalités à celle des sensibilités. Et accentué le tournant émotionnel de la vie intellectuelle.

La philosophie a opéré sa mue et s’intéresse autant aux affects qu’aux concepts. Elle est revenue à des questions existentielles qui furent les siennes dès la Grèce antique, et qu’elle avait parfois délaissées. Renouant également avec Montaigne et Rousseau, qui pensaient à partir de leur propre vie et expérience, « la philosophie s’enracine davantage dans le vécu », avance la philosophe Claire Marin. L’intime et le sensible sont partout. D’où l’envie de rencontrer et de faire découvrir ces penseurs de l’intime au moment où l’histoire universelle affecte chacun au cœur de sa vie personnelle.

Le Monde a réuni ici l’enquête réalisée par Nicolas Truong sur le sujet, ainsi que les entretiens qu’il a menés avec neuf personnalités, parus entre le 21 décembre 2020 et le 1er janvier 2021.

Hervé Mazurel, historien des affects et des imaginaires

Hervé Mazurel.

Hervé Mazurel est un intellectuel de l’entre-deux. Né en 1977, il a longtemps navigué entre la musique et l’histoire, Nick Cave et Alain Corbin, Dominique A et Arlette Farge, Foucault et les Francofolies. Il raconte qu’il doit à un de ses instituteurs d’avoir « fait d’un enfant solitaire un meneur d’équipe »capable, plus tard, d’animer la vie de groupes d’art rock tels que Jack the Ripper, The Fitzcarraldo Sessions ou Valparaiso, ou bien de codiriger la revue Sensibilités (éditions Anamosa), comme une grande synthèse sur l’anthropologie historique de la guerre moderne (Une histoire de la guerre du XIXsiècle à nos jours, Seuil, 2019). Hervé Mazurel a également été transformé par une professeure de philosophie qui a « allumé un feu » en lui qui ne s’est jamais éteint.

Historien des sensibilités, il analyse comment la crise sanitaire affecte à la fois nos façons de sentir et de ressentir, nos perceptions intimes de l’espace et du temps, mais aussi nos gestes et attitudes corporelles. Ce musicien et maître de conférences à l’université Bourgogne Franche-Comté a récemment publié Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (La Découverte, 352 pages, 19 euros).

Dans cet entretien, il explique comment la crise sanitaire affecte à la fois nos façons de sentir et de ressentir, nos perceptions intimes de l’espace et du temps, mais aussi nos gestes et attitudes corporelles

Thomas Dodman, historien de la nostalgie

Thomas Dodman.

Une de ses plus belles émotions politiques, Thomas Dodman l’a éprouvée le soir du 4 novembre 2008 à Chicago, en écoutant le discours de victoire de Barack Obama, sa fille de 3 ans sur les épaules : « Ce n’est pas mon pays, je n’y vote pas mais j’ai bien ressenti la joie immense ce soir-là, l’élan contagieux qui mobilisait les étudiants. » Boursier à Chicago pour travailler à sa thèse, il avait souvent croisé le futur président, qui résidait à quelques encablures de son appartement.

Il trouve son sujet de thèse, l’histoire de la nostalgie, et un premier champ de recherche, les expériences combattantes, un peu « par hasard » dans les archives médicales du Val-de-Grâce à Paris et grâce à la lecture des travaux de Jean Starobinski : « J’ai été complètement captivé par des rapports de médecins parlant de soldats qui mouraient de nostalgie pendant les guerres révolutionnaires et j’ai voulu comprendre ce que cela pouvait bien dire, à la fois de cette époque et de comment nos émotions changent dans le temps. »

Historien, spécialiste de la France à l’époque moderne et de l’Empire, ce maître de conférences à l’université de Columbia a fait paraître aux Etats-Unis une « histoire de la nostalgie » (What Nostalgia Was : War, Empire, and the Time of a Deadly Emotion, University of Chicago Press, 2018) qui sera publiée en France au Seuil en 2022. La nostalgie est aujourd’hui devenue un affect politique qui transcende les clivages entre la droite et la gauche, soutient-il dans cet entretien.

Belinda Cannone, portraitiste du désir

Belinda Cannone.

La littérature et l’amour sont ses deux passions, ses forces motrices et son horizon. Romancière et essayiste, Belinda Cannone n’a cessé de décrire comment les êtres entrent intimement en relation. Depuis son premier roman, Dernières promenades à Petropolis, dans lequel elle suivait les derniers pas de Stefan Zweig qui, las de peindre et de perdre « le monde d’hier », s’est suicidé au Brésil, elle scrute les visages de l’altérité dans une conversation ininterrompue avec son époque.

Ses essais, comme Le Sentiment d’imposture (Calmann-Lévy, 2005), mettent en mot ce qu’elle appelle les « secrets communs », ces impressions communément partagées mais rarement nommées, dans lesquelles de nombreux lecteurs se sont retrouvés. A l’image de ces hommes qui, dit-elle, reconnaissent notamment qu’elle sait « décrire leur singulier rapport au désir », loin des clichés virilistes et des théories néoféministes. A l’image de ces femmes qui ont été « particulièrement touchées » par son analyse du sentiment d’illégitimité qu’elles ont toutes, au moins une fois, éprouvées.

Dans cet entretien au Monde, elle montre comment le désir, le roman, le tango ou l’émerveillement devant la simplicité des choses peuvent contribuer à réenchanter un monde plongé dans une immense régression. Intimement affectée par l’état du monde, elle décrit comment le désir peut permettre de relier des contemporains menacés par d’innombrables « retours en arrière ».

Claire Marin, philosophe des épreuves de la vie

Claire Marin.

Claire Marin est une philosophe des épreuves de la vie (ruptures, deuils, maladie), une analyste de ces états limites où les frontières de l’identité se brouillent et lors desquelles la couleur des sentiments n’est pas aisée à démêler. Mais elle parvient toujours à dégager une idée d’une émotion, à tirer un concept d’un affect. A trouver les mots pour décrire une douleur, explorer une faille, un tourment ou accompagner un élan.

Avec Rupture(s) (L’Observatoire, 2019), Claire Marin s’est imposée comme l’une des plus subtiles et pénétrantes philosophes de l’intime. Loin d’un « usage dévoyé » de la notion de résilience, qui suppose chez les individus une capacité à rebondir en toutes circonstances, elle a montré qu’une séparation (amoureuse ou familiale) peut « nous disloquer jusqu’à la folie ». Mais elle a relevé aussi comment une rupture peut « être créatrice si elle se saisit de ce qu’elle brise » et tient dans « la capacité à réinventer son existence ou son identité en rompant avec les éléments mortifères du passé ».

Dans cet entretien, elle explique comment la crise sanitaire accentue les ruptures sociales, professionnelles ou familiales et nous prépare « douloureusement à vivre autrement »en 2021.

Clémentine Vidal-Naquet, historienne du sensible

Clémentine Vidal-Naquet.

Clémentine Vidal-Naquet est une chercheuse reconnue de l’intimité dans la Grande Guerre (Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Les Belles Lettres, 2014), une scénographe des émotions qui, à travers l’exposition de l’Historial de Péronne « Amours en guerre », dont elle fut commissaire en 2018, donne à voir une autre écriture de l’histoire.

C’est le tango argentin qui l’a conduite à entrer dans l’intimité de la Grande Guerre. Cette danse l’a entraînée à Buenos Aires puis à Barcelone, où elle passe deux années Erasmus à la fin des années 1990 pour étudier la vie nocturne de la capitale catalane pendant la guerre de 1914. Elle y découvre que l’on dansait dans cette « ville neutre », de 1914 à 1918, notamment pour s’y réfugier, loin des tranchées. « Je suis arrivée à la guerre par le tango argentin », résume-t-elle. De toute façon, elle n’avait « pas envie de travailler sur la paix » et préfère l’intensification des émotions qui se déroule lors des grandes déflagrations, parce que « la guerre est un laboratoire de l’humain ».

Dans cet entretien que nous republions, elle explique comment les conflits modifient les liens sentimentaux, comme en témoignent les millions de lettres échangées chaque jour entre le front et l’arrière pendant la Grande Guerre. Cofondatrice de la revue Sensibilités, elle a notamment publié Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal (Les Belles Lettres, 2014).

Pierre Zaoui, philosophe des catastrophes

Pierre Zaoui.

L’épidémie de VIH a été le grand combat de Pierre Zaoui, ainsi qu’« une école politique incroyable », résume-t-il. Le sida a ravagé toute une génération qui lutte pour sa survie et Pierre Zaoui est devenu, par l’entremise d’un ami contaminé, Philippe Mangeot, un militant d’Act Up. « Ce groupe avait une gravité mais aussi une gaieté merveilleuses, se souvient-il. Les gens mobilisés n’étaient pas des petits intellectuels tournés vers l’entre-soi, mais des gens qui pensaient et agissaient rapidement parce que leur vie en dépendait. »

Pierre Zaoui lutte auprès de ses amis et côtoie la maladie. Le fond de l’air est rose, et il apprend à ne pas voir le monde en noir et blanc. Engagé dans une thèse sur la notion d’espace, il erre quelque temps après son agrégation, sans projet déterminé, foudroyé par la mort d’une femme qu’il aimait, Nathalie. De ces années sida et de cette douleur naîtra un grand livre de philosophie : La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010). Parce que, « si l’on se veut philosophe, il faut y aller, il faut descendre dans ces expériences sombres, impudiques, brûlantes », écrit-il.

Parce que le couple a pris une place centrale dans la vie affective, le philosophe analyse pour Le Monde la puissance d’un lien qui ne peut subsister que si l’on peut s’en échapper.

Eric Fiat, moraliste de l’intériorité

Eric Fiat.

Spécialiste de l’éthique médicale, Eric Fiat est professeur à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée (Gustave-Eiffel), directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire d’études du politique Hannah-Arendt et membre du conseil scientifique du département de recherche en bioéthique du Collège des Bernardins. Profondément marqué par les questions existentielles de ses étudiants (« Comment soigner quelqu’un qu’on n’aime pas ? », « Comment toucher le corps sans intrusion ? », etc.), car il a « besoin de la provocation de la demande pour philosopher », Eric Fiat a livré de pénétrantes réflexions sur la dignité (Grandeurs et misères des hommes. Petit traité de dignité, Larousse, 2012), l’humilité, la modestie ou la pudeur (La Pudeur, avec Adèle Van Reeth, Plon/France Culture, 2016), en raison d’une « certaine dilection pour ces vertus précieuses parce que précaires ».

C’est avec son Ode à la fatigue (Editions de l’Observatoire, 2018) qu’il a rencontré un succès public mérité. Un ouvrage dans lequel il fait l’éloge de la fatigue choisie (du sportif qui se dépasse, de l’écrivain qui se surpasse ou de l’amoureux qui aime toute la nuit) et non de l’épuisement subi (provoqué par un monde de la sollicitation permanente qui nous oblige à « vivre au-dessus de nos moyens »).

Parce que l’époque est anxiogène et le monde instable, la fatigue gagne les corps et les esprits. Mais si « le confinement a changé nos corps », explique le philosophe dans cet entretien, il est encore possible de retrouver les vertus d’une « bonne fatigue ».

Michaël Fœssel, penseur de la démocratie sensible

Michaël Foessel.

Né en 1974 à Mulhouse, ce « gamin sensible » qui a grandi auprès de parents professeurs dans le secondaire hérite d’une « immense curiosité » pour les choses de la vie. Au point qu’il découvre, à l’âge de 16 ans, La Symbolique du mal, de Paul Ricœur, ouvrage notamment consacré à l’herméneutique du péché. Car son adolescence est marquée par « une crise mystique ». Une empreinte spirituelle qui teinte une grande partie de son œuvre, notamment La Privation de l’intime (Seuil, 2008) dans lequel il relève que « le mot “intime” fait son entrée dans le vocabulaire philosophique avec saint Augustin, qui déclare dans Les Confessions que Dieu est “plus intérieur que ce que j’ai de plus intime” ».

Spécialiste de Kant, auquel il a notamment consacré sa thèse, Michaël Fœssel est aussi un philosophe politique, ancré à gauche, critique à l’égard de « la banalité sécuritaire » (Etat de vigilance, Le Bord de l’eau, 2010, réédité chez Points Seuil en 2016) et des risques de basculement dans un régime autoritaire (Récidive. 1938, PUF, 2019).

Parce qu’avec les mesures sanitaires et sécuritaires le pouvoir s’est invité au cœur de notre intimité, le philosophe espère que l’épreuve de la privation des libertés suscitera un regain d’intérêt politique. Il explique dans cet entretien pourquoi l’intime est une question politique et devient, dans une société démocratique, « un objet de revendications ».

Eva Illouz, sociologue des sentiments du capitalisme

Eva Illouz.

Les émotions étaient le domaine réservé de la psychologie, Eva Illouz a contribué à en faire l’un des grands sujets de la sociologie. Alors que l’amour romantique est toujours recherché et mis en scène par les best-sellers et les publicités, elle a mis au jour comment l’évolution du capitalisme contemporain transforme les sentiments.

Avec Pourquoi l’amour fait mal. l’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil, 2012), elle analyse la transformation du vocabulaire de la souffrance amoureuse à travers la montée de nouvelles formes de choix et de sélection des partenaires. Avec La Fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain(Seuil, 416 pages, 22,90 euros), elle étudie les conséquences affectives de la liberté sexuelle en y dressant un parallèle avec la liberté du marché. Eva Illouz socialise ce que, d’ordinaire, on individualise. Elle explique comment l’évolution du capitalisme, à présent devenu technologique, modifie aussi bien l’économie que les relations sociales et la vie émotionnelle. Des recherches qu’elle mène entre la France et Israël.

Intellectuelle engagée dans les combats sociaux et politiques de son temps, elle analyse, en conclusion de la série, l’émergence progressive d’une sphère de l’intime, aujourd’hui devenue, selon elle, l’endroit où se concentrent « une grande partie des problèmes sociaux », et donc un enjeu politique.



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