jeudi 21 janvier 2021

LE PEINTRE AU CONCOMBRE : ÉROTISME OU MAGIE ?

LES 400 CULS

Par Agnès Giard    — 19 janvier 2021

Au XVe siècle, l’Italien Crivelli orne ses œuvres religieuses de détails incongrus, pudiquement désignés comme des «points de singularité». Or, voici que le mystère est (peut-être) enfin résolu, grâce à l’historien de l'art Thomas Golsenne.

Carlo Crivelli, «Vierge à l'enfant», vers 1480. The Jules Bache Collection, 1949, The Metropolitan Museum of Art.
Carlo Crivelli, «Vierge à l'enfant», vers 1480. The Jules Bache Collection, 1949, The Metropolitan Museum of Art. Photo The Met

Inclassable, dérangeant, Crivelli reste le grand absent de l’histoire de l’art de la Renaissance. Dans ses tableaux bizarres, les débauches de dorure contrastent avec l’hyperréalisme de détails mystérieux : Crivelli aime peindre des mouches en trompe-l’œil sur la toile et puis, surtout, il a cette manie de placer des concombres dans ses portraits de la Madone ou de martyrs…

Pourquoi ? Avec une passion palpable, Thomas Golsenne, maître de conférences à l’université de Lille, se fait le champion de cet artiste méconnu auquel il consacre une passionnante monographie, très richement illustrée. Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento (1) se lit comme un manifeste : il s’agit pour l’auteur de «renverser l’histoire de l’art» de l’époque. Au passage, il propose d’analyser la peinture non plus comme l’expression des idées propres à une époque, mais comme un agent actif. En d’autres termes : un tableau fait l’époque tout autant qu’il est fait par elle.

Une rupture, la Renaissance ? Faux

L’art possède un pouvoir, affirme Thomas Golsenne. Cela se vérifie tout particulièrement dans l’Italie du XVe siècle. Car cette époque – la Renaissance – ne marque pas le début de l’ère moderne mais, au contraire, l’apogée d’une culture médiévale qui se livre tout entière à la «perception sensuelle» de Dieu. Le culte des images culmine à la Renaissance avec la prolifération des ex-voto et des statues miraculeuses. Ainsi que le défend l’auteur, on assiste alors à une véritable «paganisation» du monde chrétien : les frontières vacillent entre profane et sacré. Les dévots couronnent les vierges dans les églises. Les bougies brûlent en offrande. Les pèlerinages vers des reliques pullulent. Les mystères deviennent des «spectacles à gros budget».

Empruntant au sociologue Michel Maffesoli le concept de «matérialisme mystique», Thomas Golsenne défend l’idée qu’au moment où le goût pour les dieux antiques se répand – alors que «le Christ prend l’apparence d’Apollon et la Vierge celle de Vénus» –, les images prennent la valeur magico-religieuse de présences sacrées.

L’énigme des cucurbitacées

C’est à la lumière de cette analyse que la présence embarrassante des concombres prend sens. Au moment où «l’éloge de l’incarnation, du corps mystique, de la Passion, prend le pas sur la valorisation de l’idéal ascétique», les peintres à la mode sont ceux qui – comme Crivelli – couvrent les saintes de perles, de fourrures précieuses et, surtout, posent à leurs pieds des grappes de fruits énormes : poires, raisin, courges… Parce que la représentation d’une chose vaut pour sa présence même, dans ce monde d’images habitées par des forces, le portrait d’une personne sainte contient littéralement le divin et les fruits déposés devant elle manifestent en nature la dévotion des croyants.

A la fois image de l’être sacré et image du culte qui lui est rendu, le tableau met en scène la double offrande : celle d’un individu qui a donné sa vie à Dieu et celle des croyants qui prient devant lui, afin qu’il intercède en leur faveur. Cette mise en abîme de la prière adressée aux saint·es n’a rien de très original bien sûr : il est courant, depuis des siècles, que les commanditaires d’un tableau soient figuré·es dans le tableau lui-même. Mais – c’est là que Crivelli innove – il est inhabituel de voir une prière concrétisée sous une forme en trompe-l’œil.

Comment signifier la présence du divin ?

«C’est l’idée du don, de la dépense, qui guide ce choix», explique Thomas Golsenne. Les fruits, les fleurs, les cierges et les concombres ne sont pas particulièrement luxueux, mais ils se présentent sous des formes inouïes. Avec l’ambition de peindre des images extra-ordinaires, Crivelli déploie des trésors d’ingéniosité pour troubler le spectateur. Il ne lui suffit pas de peindre d’admirables perspectives ni de créer l’illusion que le saint se trouve dans le même espace que celle ou celui qui regarde… Crivelli veut perturber. Il peint des fruits aux tailles subtilement désajustées par rapport aux personnages et qui se détachent du fond avec la netteté perturbante d’une anomalie.

Cet «effet d’insistance» à l’origine de leur étrangeté suscite plus que l’étonnement : «Le déplaisir d’une rencontre inattendue.» S’inspirant des analyses du chercheur Louis Marin (2), Thomas Golsenne y voit la volonté de créer chez le spectateur l’idée d’une perte de contrôle. Par opposition à l’idéal humaniste de la maîtrise rationnelle du monde, les «courges crivellesques»suggèrent que l’homme n’est rien face au mystère de la Création.

Le bug dans la matrice

Le concombre dans l’image, c’est le réel qui se dérobe. C’est le monde qui ne fait plus un avec lui-même. C’est le bug dans la matrice. C’est le chat qui passe deux fois au même endroit. L’effet illusionniste qui culmine dans les concombres ou les mouches en trompe-l’œil produisent l’impression déstabilisante d’un réel qui «échappe au régime de la représentation et a pour but de manifester la présence de Dieu», résume Thomas Golsenne. Parce que le propre du trompe-l’œil est de suspendre la capacité humaine à distinguer le vrai du faux, l’existence seule du concombre, dans un tableau de Vierge, suffit à signifier le miracle. Si vous ne pouvez pas vraiment faire la part de l’illusion et du vrai face à un tableau, ne serait-ce pas la preuve palpable que des femmes peuvent tomber enceintes sans péché ? Tel est le message du concombre phallique. «Le seul fait de sentir cette présence du réel supérieure à la simple représentation des apparences permet de signifier la présence du divin», explique l’auteur, qui charge les cucurbitacées d’un pouvoir équivalent à celui des images miraculeuses. Voir Crivelli, suggère-t-il, relève en soi de l’expérience mystique.

(1) Carlo Crivelli et le matérialisme mystique du Quattrocento, de Thomas Golsenne, Presses universitaires de Rennes, 2017.

(2) Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, de Louis Marin, éditions de l’EHESS, 2006.



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