lundi 4 janvier 2021

La peur de l’apocalypse climatique, entre catastrophisme et clairvoyance



Le grand historien des mentalités religieuses, Jean Delumeau (1923-2020), souriait volontiers des frayeurs de ses contemporains. L’insécurité urbaine, les accidents d’avions ou les maladies chroniques ne l’impressionnaient guère : l’auteur de La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles, Fayard, 1978) avait côtoyé des périls infiniment plus menaçants en fréquentant assidûment les archives du Moyen Age et des débuts de la modernité en Occident. A cette époque, résumait-il, les hommes et les femmes étaient « exposés à la mort à chaque instant ». « Voilà pourquoi certaines peurs contemporaines me semblent excessives », concluait-il.

Depuis le début du XXIe siècle, les citoyens du monde affrontent pourtant une menace que leurs ancêtres ignoraient – la hantise, non de leur propre mort, mais de celle de la planète. Cette crainte de l’apocalypse écologique ne repose pas sur d’incertaines prophéties religieuses mais sur des modèles scientifiques élaborés par les climatologues du monde entier. Depuis l’an 2000, elle porte d’ailleurs un nom : pour le biologiste Eugene Stoermer (1934-2012) et le prix Nobel de chimie (1995) Paul Crutzen, la Révolution industrielle du XIXe siècle a sonné l’heure de l’« anthropocène », cette ère géologique marquée par l’empreinte irréversible de l’homme sur la biosphère et le système terrestre.

Préoccupation majeure

Depuis quelques années, les désordres écologiques sont devenus la première préoccupation des citoyens occidentaux. Selon une enquête réalisée au cours de l’été 2020 par l’institut américain Pew Research Center dans quatorze pays, 70 % des sondés considèrent le changement climatique comme la plus grande des menaces qui pèsent sur l’humanité – avant les maladies infectieuses (69 %), le terrorisme (66 %) ou la prolifération nucléaire (61 %). Cette crainte est particulièrement forte en France : elle figure en tête chez 83 % des sondés, contre 70 % en Belgique et aux Pays-Bas, 69 % en Allemagne, 67 % au Canada, 63 % en Suède, 62 % aux Etats-Unis et 60 % au Danemark.

Comment faire face à ce péril inédit dans l’histoire de l’humanité ? Comment réagir à ce processus qui menace, à terme, l’existence même des civilisations contemporaines ?

« Le risque majeur qui pèse sur la vie humaine vient de l’action humaine, constate l’économiste Claudia Senik, directrice scientifique de la Fondation pour les sciences sociales. Ce paradoxe met en lumière les limites de notre rationalité : le dérèglement climatique frappe certains d’inertie, alors qu’il engendre chez d’autres des discours catastrophistes et des modes de vie radicalement alternatifs – je pense notamment aux survivalistes et aux collapsologues. »

Rhétorique survivaliste

Le terme « survivalisme » a été inventé, au début des années 2000, par les politistes John Dryzek et David Schlosberg pour désigner un courant de pensée qui émerge dans les années 1960-1970. Le livre de chevet de ces pionniers de l’écologie politique est le rapport Meadows du club de Rome sur Les Limites à la croissance, en 1972 (publié en français en 2012 par les éditions Rue de l’Echiquier).

« Cet ouvrage a joué un rôle fondamental dans la structuration de l’imaginaire écologiste en injectant massivement dans le champ politique la rhétorique survivaliste, souligne le chercheur en science politique Luc Semal dans Face à l’effondrement, militer à l’ombre des catastrophes (PUF, 2019). Le non-respect des limites à la croissance pourrait, selon le rapport, conduire le monde civilisé à un effondrement global. »

Un demi-siècle plus tard, le sens du mot survivalisme a changé : il désigne aujourd’hui les hommes qui se préparent activement à l’« effondrement » en stockant de la nourriture, en élaborant des plans d’évacuation, en maniant des armes à feu et en perfectionnant des techniques artisanales de pêche, de chasse ou de braconnage.

« Là où l’acception du terme survivaliste, incarnée notamment par le rapport Meadows, renvoyait au souci de la survie collective, cette seconde acception, malheureusement plus courante et plus propice aux fantasmes et à la disqualification, ne renvoie qu’au souci de la survie individuelle », poursuit Luc Semal.

Renouer avec des valeurs guerrières

Selon le sociologue Sébastien Roux, qui a étudié depuis 2018 plusieurs groupes survivalistes de Phoenix et Tucson (Arizona), environ quatre millions d’Américains affirment appartenir au monde des « preppers » (ceux qui se préparent). Ces hommes, qui prophétisent la « fin-du-monde-tel-que-nous-le-connaissons », lisent des revues spécialisées, participent à des stages de survie et fréquentent des espaces d’entraide et de conseils. Gary, un « prepper » de 23 ans rencontré par Sébastien Roux, stocke ainsi dans sa chambre des armes, des livres, des boomerangs et des couteaux qui, affirme-t-il, lui sauveront la vie lorsque « tout disparaîtra ».

Contrairement à ce que l’on croit souvent, les « preppers » sont loin, très loin, de toute conscience écologiste. Issus des classes moyennes, ces hommes blancs qui se proclament le plus souvent républicains, libertariens ou chrétienexaltent des valeurs racistes et militaristes.

Les survivalistes des années 2020 cherchent plutôt à résister au « déclassement et à la dépossession »

« Pour les vrais survivalistes, la préparation(preparedness) est l’expression d’une américanité qu’ils chérissent, un moyen de renouer avec les valeurs viriles, religieuses et guerrières qui ont fait, selon eux, la grandeur d’une nation élue de Dieu, précise Sébastien Roux. Ils se vivent comme des défenseurs d’une Amérique pervertie – par les Noirs, les démocrates, les faibles, les fédéralistes, les socialistes. »

Les survivalistes des années 2020 ne redoutent pas vraiment l’accélération du réchauffement climatique ou l’effondrement de la biodiversité : ils cherchent plutôt à résister au « déclassement et à la dépossession ». « Ces conservateurs ordinaires se vivent comme des étrangers dans leur propre pays, selon le titre d’un livre de la sociologue américaine Arlie Hochschild, poursuit Sebastien Roux. Leurs actions témoignent, à leur manière, d’une forme de lutte pour la réappropriation de soi. Pour eux, la préparation n’est pas une anticipation du futur, mais une lutte, au présent, contre la domination et l’oppression. » 

L’invention de la collapsologie

Très différents sont les collapsologues, qui appartiennent pleinement, depuis leur naissance, à la mouvance écologiste. La réflexion de ce courant de pensée est centrée sur la notion d’« effondrement » (collapse) – une référence explicite au titre de l’ouvrage du géographe américain Jared Diamond sur la disparition de certaines civilisations comme les Mayas ou les Vikings. « Le néologisme collapsologie a été inventé en 2015 par les chercheurs indépendants Pablo Servigne et Raphaël Stevens, précise l’anthropologue Jean Chamel. Forgé à partir du latin collapsus, ce terme désigne, selon eux, l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle. »

Les discours apocalyptiques des collapsologues, qui irriguent aujourd’hui nombre de mouvements écologistes, affirment que l’effondrement n’est pas une menace lointaine qui plane sur l’avenir de l’humanité mais un processus irréversible qui est déjà bien entamé – et qui ne peut plus être enrayé. « Les réseaux de la collapsologie incarnent une dimension catastrophiste qui confère un caractère politiquement très atypique, très dissonant, au projet écologiste, analyse le chercheur Luc Semal. Ces mobilisations ont été les premières à pointer les impasses du développement durable dont les promesses semblent se fracasser sur la brutale réalité de l’anthropocène. » 

Les collapsologues font appel à des modes de connaissance « alternatifs » fondés sur l’intuition plus que sur la rationalité

En associant au mot « collapsus » le terme grec « logos », qui renvoie à la rationalité, Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont, en 2015, placé leur nouvelle discipline sous le signe de la crédibilité scientifique. Leur ouvrage mentionne d’ailleurs nombre d’articles publiés dans des revues à comité de lecture comme Nature et Science, ainsi que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Il s’appuie également sur les théoriciens reconnus de la pensée systémique et de la complexité – le philosophe Edgar Morin, les mathématiciens Norbert Wiener (1894-1964) et John von Neumann (1903-1957) ou le neurophysiologiste Warren McCulloch (1898-1969).

La collapsologie constitue-t-elle pour autant une nouvelle discipline du savoir ? Est-elle en train de devenir une véritable « science » de l’effondrement ? « Les collapsologues s’appuient sur des approches systémiques très sérieuses, mais empiler les études les unes sur les autres pour agréger les différents facteurs d’effondrement et conclure à l’existence d’un risque systémique global ne constitue pas une démarche scientifique propre à ériger la collapsologie au rang de nouveau champ de recherche académique », répond Jean Chamel, chercheur invité au Centre for the Anthropology of Sustainability de l’University College de Londres.

Parce que la science a des « limites épistémologiques », selon le mot de Pablo Servigne, les collapsologues font en effet appel à des modes de connaissance « alternatifs » fondés sur l’intuition plus que sur la rationalité. Nombre d’entre eux invoquent ainsi la phénoménologie de la nature de Goethe (1749-1832), qui s’inscrit dans le courant de la « Naturphilosophie » allemande, ou l’anthroposophie de Rudolf Steiner (1861-1925), une doctrine ésotérique inspirant à la fois des pratiques pédagogiques et des techniques agricoles. Cette approche est le signe d’une « perception moniste » qui voit dans l’univers un espace « traversé de champs” ou d’énergies », résume Jean Chamel.

« Logique sociale de désillusion »

Partagée entre la raison et l’intuition, la collapsologie ne connaît finalement qu’une certitude : celle de l’apocalypse – une perspective qui peut évidemment engendrer, dans les mouvements militants, une « logique sociale de désillusion », selon l’expression du chercheur Luc Semal. « Le vent de collapsologie qui souffle aujourd’hui sur les mobilisations écologistes, et notamment sur sa jeunesse, n’est pas à prendre à la légère car la perspective catastrophiste est loin d’être anodine, analyse-t-il. Pour des individus ou des collectifs sans cesse confrontés au tragique spectacle de la chronique catastrophique, la question du sens de l’engagement peut rapidement se poser. »

Cet horizon tragique des prophéties collapsologiques contraste de manière saisissante avec la résignation, voire l’indifférence, de nombre de citoyens et de responsables publics. Si les climatosceptiques se font de plus en plus rares, une « habituation fataliste » semble imprégner les débats sur le dérèglement climatique, constate le chercheur Luc Semal : malgré la hausse de plus en plus rapide des températures, la raréfaction des ressources et l’accélération de la sixième extinction de masse, une partie de l’humanité semble tentée par le « syndrome de l’autruche », selon l’expression du sociologue et philosophe américain George Marshall.

Mécanique du déni

Pour comprendre cette étrange accoutumance à des périls amplement démontrés par les scientifiques, l’historienne Judith Rainhorn, professeure d’histoire sociale contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, décrypte dans ses travaux les processus historiques qui nourrissent, depuis plus d’un siècle, la « fabrique du consentement » aux risques environnementaux. La longue histoire des pollutions, une menace qui apparaît dès le XIXe siècle avec l’avènement de la Révolution industrielle, montre ainsi que ce « phénomène d’accommodement collectif » parvient, jour après jour, à affaiblir la conscience du danger.

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, une puissante mécanique de « déni » étouffe à petit feu la perception de risques qui ne cessent pourtant de s’aggraver. « Le monde contemporain s’est, à un rythme accéléré depuis le milieu du XXe siècle, livré à la chimie industrielle dans la plupart des secteurs productifs – agriculture, alimentation, cosmétiques, bâtiment et industrie des matériaux, souligne Judith Rainhorn. Pesticides, dioxines, boues rouges, arsenic, produits pétrochimiques et nanoparticules peuplent le monde toxique contemporain. Il faut y ajouter le plomb, l’un des toxiques les plus anciennement présents dans l’activité humaine et industrielle. »

Comment expliquer l’usage massif, aujourd’hui encore, de ce « poison légal » dont les ravages sanitaires ont été scientifiquement démontrés dès le XIXe siècle ? Comment s’est construit, depuis plus d’un siècle, le silence autour de la toxicité de ce produit qui a longtemps fait de l’industrie automobile, secteur emblématique de la modernité sociale, l’un des principaux foyers du saturnisme professionnel ? Comment comprendre qu’il ait fallu attendre l’année 2000 pour que la présence de plomb dans les carburants, qui a étendu, au lendemain de la première guerre mondiale, les risques d’empoisonnement à la population générale, soit finalement interdite ?

Pour Judith Rainhorn, l’instrument séculaire de gestion des toxicités par le risque est, pour le plomb comme pour d’autres substances, l’individualisation de la protection contre le danger. Dans l’industrie automobile comme à la cathédrale Notre-Dame de Paris, les pouvoirs publics ont ainsi longtemps tenu – et tiennent encore – des discours hygiénistes insistant sur « les comportements individuels et privés ». « La responsabilité de l’empoisonnement semble incomber, non pas à ceux, industriels et pouvoirs publics qui exposent les populations au risque mais bien aux populations elles-mêmes qui prendraient des précautions insuffisantes pour s’en prémunir », résume l’historienne.

Les discours prononcés au printemps 2019, après l’incendie de la cathédrale, font ainsi écho à ceux du XIXe siècle. « De même que la doxa hygiéniste, depuis le XIXe siècle, insiste sur l’importance des comportements au travail, le soin et les précautions que les ouvriers doivent mettre dans la manipulation des produits toxiques afin d’éviter d’être empoisonnés, sous-entendant qu’un ouvrier malade le serait par la faute de sa propre négligence à l’égard du poison, de même, les pouvoirs publics ont demandé aux populations soumises aux fumées de Notre-Dame de prendre en charge le ménage de leurs lieux de vie et de travail possiblement affectés par les retombées de plomb. » 

Epuisement de la « fabrique du consentement »

Si ces processus d’accommodements ont permis, au cours de l’histoire, d’apprivoiser la peur des pollutions, ils semblent pourtant impuissants, aujourd’hui, à endiguer la crainte que suscite la dégradation irréversible de la biodiversité et du climat.

Les enquêtes d’opinion montrent que la « fabrique du consentement » aux risques environnementaux est en train de s’épuiser : la peur est là, bien là – même si elle n’est pas forcément mauvaise conseillère. Dans Le Principe responsabilité (1979), le livre de chevet de nombre d’écologistes des années 1980, le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993) estime en effet qu’elle peut devenir le fondement d’une nouvelle éthique.

Cette « heuristique de la peur » permet en effet, selon le philosophe, de préparer efficacement l’avenir. « Hans Jonas fait de la peur un guide pour l’action, c’est-à-dire une règle d’approximation des risques, hautement utile à la politique, résumait le philosophe Gérard Bensussan dans Le Monde (le 19 novembre 2020). La peur fonde et stimule la responsabilité sociale de ceux qui ont à décider. Elle est un moyen de prévenir, en l’imaginant, l’expérience d’un mal futur. A la fois de l’ordre du sentiment, par ce qu’elle intuitionne, et de l’ordre de l’intelligence, par la réflexion qu’elle ouvre sur la possibilité d’un danger rationnellement prévisible ainsi que sur ses conséquences, elle responsabilise. »

Est-ce cette « heuristique de la peur » qui engendre, ici et là, des projets vertueux destinés à lutter contre les dérèglements climatiques ? Est-ce grâce à ce sentiment souvent décrié que les citoyens prennent peu à peu conscience des dangers engendrés par la folle fuite en avant du progrès ? Est-ce cette crainte qui pousse aujourd’hui les sociétés occidentales à modifier une à une leurs habitudes de production, de consommation et de mobilité ? Une chose est sûre : depuis une dizaine d’années, la crise climatique oblige peu à peu les citoyens, les entreprises, les organisations et les gouvernements à sortir des sentiers battus afin d’imaginer un monde moins carboné.

Petits pas du côté de la finance

Longtemps indifférent aux enjeux climatiques, le monde de la finance a ainsi discrètement accompli, au cours des cinq dernières années, quelques – tout petits – pas en faveur de l’environnement.

« Une des pistes consiste à inciter les entreprises à divulguer, dans leur rapport annuel, des informations sur l’impact de leur activité sur le changement climatique et l’impact du changement climatique sur leurs activités », explique Sandra Rigot, maître de conférences en économie à l’université Sorbonne Paris-Nord. Cette transparence financière a pour but d’encourager les investisseurs, les actionnaires et les consommateurs à privilégier les entreprises écologiquement les plus vertueuses.

Dans cette logique, le Conseil de stabilité financière a lancé, lors de la COP21 de 2015, une « Task Force on Climate-related Financial Disclosures » qui a recommandé aux sociétés cotées d’intégrer des informations environnementales dans leurs rapports annuels.

« Ces recommandations sont en passe de devenir une référence mondiale en matière de reporting climatique, poursuit Sandra Rigot. La Commission européenne les a d’ailleurs mises en œuvre dans une directive sur l’information non financière. Les grandes entreprises ont suivi le mouvement : en 2020, 1 300 entreprises ont adopté ces recommandations, contre environ 282 en 2017. » 

Engagement ou vernis écologique ?

Cette transparence financière a-t-elle favorisé les sociétés réellement engagées dans la transition climatique ? Ou a-t-elle, plus modestement, offert un vernis écologique à des pratiques de « green washing » dénuées de toute véritable ambition environnementale ?

« Il faut être prudent car les indicateurs sont parfois mal informés, estime Sandra Rigot. Il faut en outre éviter de faire reposer la lutte contre le changement climatique sur la seule transparence financière – elle doit rester une piste parmi d’autres. Mais il faut reconnaître que les grandes sociétés cotées françaises, notamment dans les secteurs plus polluants, divulguent de plus en plus d’informations sur le risque climatique. » 

Le monde du droit, comme celui de la finance, s’est longtemps tenu à distance des controverses sur le climat et la biodiversité. Depuis quelques années, la sixième extinction de masse, qui met en péril la survie de nombre d’espèces et l’équilibre des écosystèmes, a pourtant obligé les juristes à remettre en question les fondements de leur discipline. Parce que cet « anéantissement biologique », selon le mot des chercheurs Gerardo Ceballos, Paul Ehrlich et Rodolfo Dirzo, dans une étude publiée en juillet 2017, montre que la communauté du vivant est fondée sur une étroite interdépendance, il fragilise la « summa divisio » qui régit les systèmes juridiques occidentaux depuis des siècles.

« Pour contrer la menace écologique, le regard juridique sur le vivant doit changer », Caroline Regad, juriste

Hérité du droit romain, ce dogme postule en effet la séparation radicale entre les personnes, qui disposent de droits, et les choses, qui en sont privées. Dans un monde marqué par les désordres environnementaux, ce régime binaire se révèle cependant impuissant à embrasser l’immense complexité du vivant. Comment trouver une place, dans cette architecture, aux millions d’êtres vivants qui participent activement à la survie de nos écosystèmes – et notamment aux animaux ? Pourquoi ne pas admettre que cette frontière étanche entre les hommes et la nature érigée par l’Occident moderne est la « chose la moins bien partagée »sur la planète, selon le mot de l’anthropologue Philippe Descola ?

Bousculée par la crise écologique, cette conception traditionnelle du droit commence cependant à se lézarder. Au nom de la protection du vivant, les fleuves Yarra, en Australie, Whanganui, en Nouvelle-Zélande, ou Atrato, en Colombie, se sont ainsi vu reconnaître des droits. « En 2017, la Haute Cour de l’Uttarakhand (Inde) a en outre attribué une personnalité juridique aux glaciers Gangotri et Yamunotri,ajoute la juriste Caroline Regad, maître de conférences à l’université de Toulon. Cet arrêt énonce que les rivières, les ruisseaux, les lacs, les sources, les cascades, l’air, les prairies, les vallées, les jungles et les forêts ont le droit d’exister, de persister, de maintenir, de soutenir et de régénérer leur système écologique vital. » 

Les animaux dans « le grand théâtre du droit »

Parce qu’ils sont des êtres vivants dotés d’intelligence et de sensibilité, les animaux, eux aussi, font leur entrée dans le « grand théâtre du droit », selon Caroline Regad. L’Inde a ainsi reconnu en 2013 les dauphins comme des « personnes non humaines » et l’Argentine a fait en 2014 de la femelle orang-outan Sandra, puis en 2016 de la femelle chimpanzé Cécilia des « sujets de droit non humains »« En Inde, la Haute Cour de l’Uttarakhand, en 2018, et la Haute Cour du Pendjab et de l’Haryana, en 2019, ont estimé que tout le règne animal devait être considéré comme une personne juridique avec les droits, les devoirs et les responsabilités d’une personne vivante »,ajoute la juriste.

En ces temps d’anthropocène, le droit pourrait, selon Caroline Regad, se révéler le « meilleur vecteur d’un nouveau rapport au monde ». « Pour contrer la menace écologique, le regard juridique sur le vivant doit changer, affirme-t-elle. Le droit peut l’appréhender, soit en se concentrant uniquement sur l’homme (anthropocentrisme) ; soit en prenant en compte l’animal (zoocentrisme) ; soit en englobant tout ce qui vit (biocentrisme). L’anthropocentrisme est actuellement ébranlé : l’humain ne semble plus être la seule préoccupation du droit. »Si cette tendance se confirme, la crise écologique aura engendré une petite révolution juridique.

« Sociétés en danger. Menaces, peurs, perceptions, savoirs, réactions, résiliences » à la Fondation pour les sciences sociales

Les travaux évoqués dans cet article ont été réalisés sous l’égide de la Fondation pour les sciences sociales, présidée par l’historien François Weil, conseiller d’Etat et ancien président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Créé en 2011 par Gilles de Margerie, cet organisme a pour directrice scientifique Claudia Senik, professeure à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, qui a succédé en 2018 à François Héran, professeur au Collège de France, et François Dubet, ancien directeur d’études à l’EHESS. Tous les ans, le conseil scientifique choisit un thème et attribue des bourses à des chercheurs. En 2020, le sujet était « Sociétés en danger. Menaces, peurs, perceptions, savoirs, réactions, résiliences ». Les travaux des lauréats de la Fondation ont été présentés, vendredi 20 novembre, lors d’un colloque en ligne accessible sur le site de la Fondation pour les sciences sociales. Les douze lauréats de l’édition 2020, dont Le Monde est partenaire, sont Jean Chamel, Coralie Chevallier, Christelle Fifaten Hounsou, Olivier L’Haridon, Pierre Pénet, Myrtille Picaud, Judith Rainhorn, Caroline Regad, Sandra Rigot, Sébastien Roux, Anne Simon, Laura Viaut. Comme chaque année, leurs travaux seront publiés par les éditions La Découverte. L’édition 2021 sera consacrée aux pandémies.


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