lundi 25 janvier 2021

Didier Sicard : « Pour ma propre mort, je demanderai une sédation douce »

Par    Publié le 24 janvier 2021

ENTRETIEN« Je ne serais pas arrivé là si… » Chaque dimanche, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. Le professeur, auteur en 2012 d’un rapport sur la fin de vie, revient sur son devoir de médecin, celui de « restituer de l’équilibre dans la relation à l’autre ».

Entretien. Longtemps, il a dirigé le service de médecine interne à l’hôpital Cochin, à Paris. A presque 83 ans, l’ancien président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) juge sa vie pleine de bonheurs. Ce protestant revendiqué a pourtant fait face à l’épidémie de sida, à l’épineuse question du sang contaminé et à la réflexion si piégée sur la fin de vie.

Je ne serais pas arrivé là si…

Si, comme dans le film de Wim Wenders Les Ailes du désir (1987), une multitude d’anges ne s’étaient pas présentés à des carrefours essentiels de mon existence. De façon très étrange, des personnes ont pour ainsi dire conditionné ma vie. Je n’avais pas d’ambition particulière, mais j’ai toujours eu le sentiment que je me devais d’être à la hauteur de la confiance que l’on plaçait en moi. Comme s’il y avait eu des séquences, tous les dix ans, où je me sentais bousculé sans que j’aie eu à manifester quelque volonté que ce soit.

Vous êtes issu d’une longue lignée de médecins, vos deux parents l’étaient, mais vous avez souvent récusé l’idée d’une vocation « familiale ».

Je le crois. J’étais bien plus attiré par l’histoire, contemporaine ou ancienne, et par les sciences politiques que par la science tout court, dans laquelle je n’excellais pas. Ces goûts premiers ne m’ont jamais quitté. Mon père était phlébologue. Son ami Jean Schneider, un médecin juif spécialiste des maladies tropicales, avait mis au point un antipaludéen avec les Américains. Un jour, le voile s’est déchiré et l’idée de soigner des populations déshéritées, qui m’avait déjà traversé, s’est imposée à moi. Il m’a légué sa robe de médecin. Il est mort jeune, en 1965, d’un cancer du larynx. Un interne a cru bon de le ranimer alors qu’il avait cessé de respirer. Il m’a dit, et cela m’a marqué pour la vie : « Le pire cauchemar pour un homme est de mourir deux fois. »

J’ai souvent pensé que, si j’étais né juif, j’aurais dû partir, être un enfant caché, sur lequel auraient pesé de terribles menaces. La grande obsession de ma vie, c’est la Shoah. A mesure que le temps passe, cette blessure tragique de l’histoire ne se referme pas, elle grandit. Je ne connaissais pas Claude Lanzmann (1925-2018), mais j’ai été invité à la projection de la première de son film Shoah, en 1985. Le soir même, je lui ai écrit une longue lettre. Il m’a répondu, et notre amitié est devenue une fraternité d’une force inexplicable. Il a fait partie des rencontres majeures de ma vie.

Votre départ pour le Laos, en 1974, était-il une façon de fuir la médecine mandarinale française ?

Oui, certainement ! Je ne l’ai jamais supportée. Les hiérarchies, les honneurs, les manifestations collectives, tout l’aspect mandarinal de la médecine me paraît même ridicule. Comme si le fait d’être médecin était un privilège. Le malade a déjà suffisamment un sentiment de dépendance. Le devoir du médecin est plutôt de restituer de la symétrie, de l’équilibre, dans la relation à l’autre.

« L’histoire nous enseigne que, à chaque époque, le premier réflexe des riches est la fuite devant une épidémie. Ceux-là y échappent toujours »

Pour en revenir au Laos, c’est encore un enchaînement de hasards. J’ai fait mon service militaire au Sénégal, prolongé par un séjour dans une léproserie, où j’ai eu le sentiment que mon métier prenait tout son sens. J’ai passé l’internat en maladies infectieuses, mais il n’y avait pas de poste pour moi. Un de mes camarades, Jean-Claude Imbert, me suggère de tenter la médecine interne à Cochin. J’y suis très bien accueilli, dans une équipe passionnée par la recherche et par la clinique, où l’œil, la main et l’oreille du médecin comptent encore. Mais toujours pas de poste disponible. Un dimanche soir, Imbert me dit : « Tu devrais tenter l’agrégation. » La clôture des inscriptions est fixée au lundi matin. Je rédige en catastrophe mes titres et travaux et je file à la poste de la rue du Louvre. Je suis reçu, mais… il n’y a pas de poste !

Voilà comment je finis par partir à Vientiane (Laos), avec ma femme et mes trois filles. Et je découvre là ce que je n’aurais sans doute jamais remarqué en restant en France : la médecine est une discipline dépendante de la société dans laquelle elle s’exerce. A l’entrée de l’hôpital, mes étudiants posaient aux patients des questions très simples sur la raison de leur visite. Le soir, je comparais leurs réponses à celles qu’ils m’avaient faites. Elles n’avaient rien à voir. Les malades adaptaient leur discours à la médecine occidentale, ce qui pouvait donner lieu à des malentendus énormes. C’était très important pour moi, de comprendre cela. Ça a changé ma conception de la médecine. Il faut essayer de saisir le noyau qui se cache derrière les mots, il faut connaître « l’arrière-pays ».

Vous avez pratiqué là-bas la méditation bouddhiste, très à la mode aujourd’hui, avec un maître. Est-ce que cela a changé durablement votre vision de la vie, de l’humanité ?

Au Laos, on ne vivait pas sous la pression, malgré les derniers soubresauts de la guerre civile qui a conduit le mouvement communiste Pathet Lao au pouvoiren 1975. En dépit de mes cours et de mon travail à l’hôpital, j’avais du temps pour réfléchir et j’étais jeune. J’ai commencé à écrire un livre de médecine pour les Lao. C’était un moment de recherche spirituelle et intellectuelle, comme une sorte de renaissance. Cela m’a rapproché de ma foi protestante. Je ne sais pas pourquoi la méditation a produit cet effet, c’est assez mystérieux. Peut-être parce qu’elle permet de se concentrer, de ne pas partir dans tous les sens. Quand je suis revenu en France, je me sentais plein d’appétit.

Qu’est-ce que le protestantisme, qui était la religion de votre mère, a construit en vous ?

Mon père était un catholique intransigeant. Ma mère était protestante, comme ma femme. Elle a exercé toute sa vie comme médecin du travail au Bazar de l’Hôtel de Ville, et je sais qu’elle était très aimée des personnels du BHV.

La première chose, c’est le sentiment permanent de responsabilité. Il faut toujours assumer ce que l’on dit, ce que l’on fait, ne jamais reporter sur autrui quelque acte ou pensée que ce soit. On est faillible. Mais on ne peut pas se couvrir par la confession, ou en disant : « Ce n’est pas moi, c’est l’autre ». Ensuite, et je suis un peu confus de dire cela, il faut se tenir droit. Les protestants ne sont pas plus rigides que les autres, mais ils savent ce que leur présence au monde comporte d’exigence.

Vous avez présidé le Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008, avant d’en devenir le président d’honneur. Quelles questions éthiques la pandémie que nous affrontons soulève-t-elle à vos yeux ?

Tout d’abord, la prise de conscience individuelle que chacun n’est pas seulement concerné par sa propre angoisse d’être malade, mais qu’il est un chaînon d’une pathologie collective. Le Covid-19 nous fait découvrir notre vulnérabilité et notre responsabilité communes vis-à-vis des autres. C’est aux antipodes de la médecine traditionnelle. Je ne parle pas là de la réanimation. Mais la pandémie a humilié la médecine, jusqu’à l’arrivée d’un vaccin. Chacun d’entre nous a découvert qu’il était à la fois une sentinelle et un acteur, et cette conscience est très peu présente dans l’imaginaire collectif.

Ensuite, l’histoire nous enseigne que, à chaque époque, le premier réflexe des riches, ou de ceux qui ont des moyens suffisants, est la fuite devant une épidémie. Ceux-là y échappent toujours. Les inégalités réapparaissent de façon criante, et c’est vrai quelle que soit la maladie ou la période. Enfin, les épidémies commencent toujours par des tricheries. Les vaisseaux qui arrivaient dans une grande ville portuaire, même s’ils apportaient la mort, ne voulaient pas perdre toute leur cargaison, et des documents frauduleux étaient signés.

Vous êtes amateur d’art, et le cinéma est pour vous une passion. Comment vous est-elle venue ?

La peinture et le cinéma m’ont tellement apporté, dans mon métier de médecin ! Une médecine qui serait tournée sur elle-même n’a pas de sens. Et réduire l’hôpital à la guérison du corps me semble une erreur. C’est pour cela que je me suis tellement battu pour introduire l’art à l’hôpital. Je trouve que devoir vivre dans un décor austère et ripoliné ajoute à la souffrance des malades. Je dois dire que j’ai essuyé pas mal d’échecs ! Et pourtant, si l’on avait demandé, à l’époque, à Picasso ou à Braque de peindre une œuvre dans un hôpital, ils l’auraient fait, généreusement. Les grands artistes n’ont plus besoin d’argent. Dans mon service, j’ai organisé des petits concerts à un ou deux violons pour les malades, j’ai fait projeter des films. A l’université Diderot, on a créé le ciné-club Barberousse, pour présenter des films où les médecins, le soin, la maladie jouent le premier rôle.

« L’enfermement a des conséquences incalculables »

Je ne suis pas un expert de cinéma, mais j’en suis gourmand. J’ai rencontré Gilles Jacob [président du Festival de Cannes jusqu’en 2014] pendant l’été 1953, à Villers-sur-Mer, dans le Calvados. Il avait sept ans de plus que moi, nous jouions au tennis, et il m’impressionnait beaucoup. Il me parlait de sa revue, Raccords, pour moi c’était le Grand Meaulnes. Il m’aidait à devenir meilleur en dissertation. Un jour, il m’a donné comme sujet « Le rire dans la littérature française » ! Je me suis donné un mal de chien pour être à la hauteur… Quelles vacances ! Nous sommes restés amis. J’étais très assidu au Festival de Cannes, je n’assistais pas aux mondanités, mais je voyais trente-cinq films en dix jours grâce à lui, quelle chance… Ce que j’aime dans le cinéma, c’est qu’il m’emmène dans des mondes dont j’ignore tout. Je suis extrêmement curieux de l’autre, de l’ailleurs, j’aime accéder à d’autres imaginaires que le mien. J’adore les films d’Andreï Tarkovski, Stalker, Le Sacrifice, de Yasujiro Ozu, de François Truffaut, d’Alain Cavalier, je dois avoir une centaine de « films préférés » !

Que pensez-vous de la privation totale de spectacles décidée en raison de la pandémie ?

Je pense que c’est catastrophique. Avec les masques, l’espacement entre deux personnes, les gestes barrières, il était tout à fait possible de laisser les salles de cinéma ouvertes. Le risque était minime, si les mesures sanitaires étaient respectées. Le dégât neuronal est immense, quand une société est privée de sociabilité, de culture, de plaisir. L’enfermement a des conséquences incalculables. La gestion sécuritaire ne prend pas en compte ce qu’est un être humain. La télévision ne remplace pas les cinémas, les théâtres, les musées, les expositions, les sorties. Le cerveau a besoin de cette nourriture. Regardez la situation épouvantable des étudiants.

En 2012, François Hollande vous a confié une mission sur la fin de vie, dont la conduite a été unanimement saluée. Meurt-on « mieux » en France, aujourd’hui ?

Non. Non, parce que nous sommes un pays d’incantation et non un pays pragmatique. On est toujours tenté par la radicalité des propos, que ce soient ceux de l’Eglise, ou ceux de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), chacun étant campé sur ses certitudes. Le rapport qui succédait à celui du CCNE, en 2000, où l’on conceptualisait « l’exception d’euthanasie », a été si mal compris que je n’ai pas voulu reprendre cette expression. Mais, quand une personne ne supporte plus sa maladie, qu’on ne peut plus rien pour elle, elle a le droit de demander un endormissement doux.

Pour ma propre mort, je demanderai cet endormissement, qui peut être une bénédiction. C’est une douceur pour l’entourage et pour la personne. La médecine y reste très réticente, parce que c’est une médecine technique, qui n’a pas changé son rapport à la mort, qu’elle voit toujours comme un échec. En réalité, elle considère que ce n’est pas son affaire. Je pense que la sédation terminale douce est une évidence de solidarité avec l’être humain.

Un médecin doit réfléchir à la mort, avez-vous dit souvent. Y être sans cesse confronté change-t-il quelque chose quand on perd une personne très chère, comme cela vous est arrivé ?

La mort de l’autre est toujours bien pire que sa propre mort. Elle est dévastatrice. La chance veut que, lorsqu’on prend de l’âge, on peut être en paix avec soi-même. Je considère que ma vie a été un festival de bonheurs. Et puis, j’ai vécu ce drame, la disparition brutale de ma fille aînée, en 2005. Sa mort est là, comme un pieu. Mais je l’intègre à ma vie personnelle, je l’accepte. Si j’avais été seul, je n’y serais peut-être pas parvenu. La bonté, l’écoute dont ma femme, Marie-Noëlle, a fait preuve, sa propre souffrance, m’ont permis de garder tout le bonheur des trente-trois années que notre fille avait vécues. C’est une chance inouïe pour un être humain de rencontrer une personne avec laquelle passer sa vie. Quand je quitterai cette existence, je remercierai le Ciel de me l’avoir donnée pour compagne. Elle a enchanté ma vie.


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