mardi 29 décembre 2020

Le fétichisme de l’art brut

En exposant une collection de photographies fétichistes, le galeriste Christian Berst questionne une nouvelle fois les limites de l’art brut.
sans titre, 2002, tirage photographique d'époque, 10x15cmsans titre, 2002, tirage photographique d'époque, 10x15cm
À l’image des artistes qu’il défend, pour la plupart indifférents à l’égard du jugement des autres, Christian Berst écrit depuis quinze ans, l’une des plus belles pages de la scène des galeries contemporaines en proposant une lecture inédite de l’art brut, attirant un public toujours plus nombreux de collectionneurs et de passionnés. Il sait que les grands artistes, comme les meilleurs curateurs et galeristes ont souvent été seuls dans les propositions qu’ils offraient à un public souvent réticent ou pour le moins frileux. À l’instar de Harald Szeemann, parangon du commissaire contemporain, et dont les expositions firent date, tout en suscitant fréquemment l’incompréhension des institutions, et la sévérité de la critique de l’époque, Christian Berst continue de faire bouger les lignes qui président au partage du sensible au sein d’un régime de l’art contemporain ouvert à des catégories de créations autrefois confinées à ses marges : art brut, art premier, naïf, modeste... Il s’agit notamment pour le galeriste de questionner les limites de l’art brut, et les processus d’artification qui confèrent une valeur esthétique à des artefacts anciennement perçus comme étrangers au monde de l’art. Nombre des oeuvres d’art brut aujourd’hui admirées dans les musées, furent uniquement considérées à leur origine comme des documents cliniques attestant de la folie de leurs auteurs. 

L’ensemble de photographies d’un fétichiste anonyme présenté par la galerie jusqu’au 24 janvier en dialogue avec une série d’œuvres ayant pour thème le visage témoigne de cette logique de mise à l’épreuve des contours de l’art brut. De cette série de 70 tirages extraite d’une collection de plusieurs centaines de photographies produites anonymement entre 1996 et 2016, on ne connait de leur auteur que cette indication lapidaire qu’il vivait en région parisienne, et qu’il se suicida à la mort de sa mère avec laquelle il vivait seul. En quoi cette répétition insistante de photographies de jambes gantées de collants, prises indifféremment dans la rue ou à la télévision peut-elle intégrer le champ de l’art ?

À quelle condition une pratique fétichiste de la photographie faite pour un usage privé et sans volonté esthétique, peut-elle rejoindre la définition de l’art brut ? Cette dernière a longtemps proscrit la pratique photographique exempt de procédures manuelles, et associée à un art réduit à une simple reproduction mécanique de la réalité. Les tenants de la pureté de l’art brut ne manqueront pas de reprendre les rengaines habituellement suscitées par l’émergence des œuvres de la modernité ou de l’art contemporain. Est-ce de l’art ? Une curiosité esthétique ou clinique ? Revient alors l’interrogation essentielle de Marcel Duchamp : « peut-on faire une œuvre qui ne soit pas d’art ? »

Et n’est-ce pas un mouvement encore plus ancien qui reconfigure sans cesse le partage entre ce qui est jugé licite en art et de ce qui est rejeté hors de son cadre ? Le philosophe Jacques Rancière a montré que la porosité entre l’art et le non-art n’a cessé de travailler l’esthétique depuis le 19ème siècle en intégrant dans son domaine des sujets et des thèmes auparavant jugées indignes. Comme Stendhal dans La vie de Henry Brulard, où, à travers, l’évocation de bruits insignifiants, les cloches d’une église, une pompe à eau, etc., brouille la distinction entre les choses qui appartiennent à l’art et celles qui appartiennent à la vie ordinaire. La pénétration du non-art dans l’art est un processus consubstantiel à l’art de l’âge esthétique. Michel Foucault étudia de son côté cette capacité de la littérature à transgresser par effractions les cadres du langage en déclinant quatre interdits de l’écriture que sont la faute, le blasphème, l’insupportable et l’ésotérisme, et dont les écrits de Sade, Bataille, ou Roussel furent les saillies les plus connues.

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