samedi 5 décembre 2020

Julien d’Huy : «L’étude des mythes permet de comprendre d’où nous venons et qui nous sommes»

Par Nicolas Celnik, Recueilli par  4 décembre 2020

Dans son livre, l’historien retrace l’évolution des mythes à travers le monde et le temps, depuis la naissance de l’homme moderne jusqu’à nos jours, et éclaire, par leurs prismes, les convictions ou certitudes qui nous habitent encore aujourd’hui.

Juliend'Huy

C’est peut-être l’épisode le plus connu de l’Odyssée :Ulysse, capturé par le cyclope Polyphème, lui crève un œil à l’aide d’un pieu dont la pointe a été durcie par les flammes, avant de s’enfuir caché sous un mouton. Ce qu’on sait moins, c’est qu’on retrouve des versions légèrement différentes de ce même épisode à travers le monde. Des Amérindiens racontent que des petits malins se sont dissimulés, attachés sous des bisons, pour échapper à un corbeau qui les gardait prisonniers, avant de ligoter l’oiseau au-dessus d’un feu - ce qui explique pourquoi le corbeau est noir. Cet air de famille ne doit rien au hasard : grâce à un travail minutieux de mythologie comparée, le docteur en histoire Julien d’Huy a retracé l’évolution des mythes dans le temps et à travers la planète. Utilisant une méthode phylogénétique - la même que celle qui sert à comparer des génomes -, il montre comment les mythes ont évolué au gré des migrations, aboutissant à ce que des populations, qui n’ont jamais eu de contact entre elles, racontent une même histoire. Mieux encore : en reconstruisant ces récits et leur évolution, il devient possible de connaître les «proto-récits» dont ils dérivent, ceux qui étaient racontés par l’homme avant sa sortie d’Afrique. La fresque que synthétise Julien d’Huy dans Cosmogonies, la préhistoire des mythes (éd. la Découverte) est vertigineuse : tous ces récits, apparemment disjoints, se rejoignent pour former un tronc commun d’une familière étrangeté. En contemplant cette toile, on se rappelle les mots de William Shakespeare : «Nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves.»

Qu’est-ce qu’un historien des mythes ?

C’est celui qui s’intéresse à l’histoire des mythes et retrace leur évolution sur une période plus ou moins longue, pouvant aller jusqu’à plusieurs millénaires. En utilisant les données actuelles, il est possible de remonter vers des mythes qui n’existent plus et d’observer comment ils ont pu évoluer au fil des générations et des migrations. On peut ainsi reconstruire la structure des croyances de ces populations, ce qui permet de comprendre beaucoup de choses, car la mythologie est un fonds commun à l’humanité : certains mythes sont antérieurs à la sortie de l’homme de l’Afrique et l’ont accompagné depuis lors. L’étude des mythes permet donc de comprendre d’où nous venons et qui nous sommes.

Quelle serait l’histoire du mythe de Polyphème ?

Les chercheurs ont depuis longtemps remarqué une proximité entre des mythes amérindiens et des mythes eurasiatiques qui racontent comment quelqu’un s’échappe de la demeure d’un maître des animaux en se cachant sous une peau ou un animal.
En étudiant une cinquantaine de textes, j’ai obtenu un arbre phylogénétique qui présente deux grands ensembles : l’un regroupe les mythes eurasiatiques, l’autre les mythes nord-américains. Grâce à cet arbre, j’ai pu reconstruire le proto-récit eurasiatique, le proto-récit amérindien et le proto-récit dont ils dérivent. Ce dernier renvoie à l’idée qu’il existerait un maître des animaux qui, si l’on remonte plus loin dans le temps, dérive lui-même du mythe d’une maîtresse des animaux qui était raconté lors du premier peuplement de l’Europe, quand les grottes ont commencé à être peintes.

Vous vous intéressez aussi à l’histoire du dragon…

Le terme «dragon» est un peu trompeur, car il a beaucoup de sens différents. Il naît de la mythologie du serpent : avant la sortie d’Afrique, les hommes croyaient en un serpent immense avec des cornes, lié à l’eau et à la mort, qui pouvait prendre la forme d’un arc-en-ciel. Retrouver un de ces traits en plusieurs endroits du monde pourrait être un effet du hasard ; mais, si l’on regarde la façon dont ces éléments évoluent ensemble, qu’on les confronte aux données archéologiques et aux aires de diffusion des mythes, on retrouve un très ancien ensemble de récits qui a donné naissance au mythe du dragon. Cela confirme qu’aujourd’hui encore, on véhicule des croyances héritées de la sortie d’Afrique.

Bien sûr, les mythes ne sont pas perçus de la même manière en différents points du globe et à différents moments de l’histoire : par exemple, le dragon en Europe est vu plutôt sous un jour négatif, quand en Asie il tend à être perçu de manière plus positive. Le contexte a aussi son importance : si le dragon est le maître des eaux, il peut être celui qui assure l’accès à l’eau en période d’abondance, ou celui qui retient l’eau lors d’une sécheresse. Et c’est justement un des écueils de la mythologie comparée : il est très facile à quelqu’un aujourd’hui de donner à un mythe le sens qu’il souhaite. C’est pour cela que je ne m’intéresse pas à la question du sens, car le but de la science n’est pas de laisser libre cours à l’imagination.

Comment parvenez-vous à dater un mythe ?

Plusieurs approches sont possibles, en particulier à travers l’étude des migrations humaines : on sait par exemple que l’Australie a été peuplée il y a 65 000 ans, lors de la dernière période glaciaire, car le niveau de l’eau permettait d’y accéder sans avoir recours à une embarcation, après quoi la glace a fondu et les Australiens se sont retrouvés isolés. Si je retrouve un même mythe raconté en Australie, en Asie du Sud-Est et en Afrique, il y a de fortes chances que ce mythe date de la première vague de diffusion de l’humanité. Il existe une bipartition de beaucoup de mythes : certains que l’on trouve essentiellement dans l’hémisphère sud, d’autres dans l’hémisphère nord. Cette répartition correspond aux deux grandes vagues de diffusion de l’humanité hors d’Afrique, d’abord vers le sud, puis vers le nord lorsque les glaces ont disparu de la majeure partie de l’Eurasie.

Vous utilisez pour analyser les mythes une approche phylogénétique. En quoi consiste-t-elle, et que permet-elle ?

Il s’agit de découper le récit en un grand nombre d’unités de sens, appelées mythèmes, et d’observer l’évolution de ces mythèmes à travers le temps. Imaginez qu’un individu 1 raconte une histoire aux individus 2 et 3. L’individu 2 raconte cette même histoire aux individus 4 et 5, l’individu 3 la raconte aux individus 6 et 7. Les individus 4 et 5 auront entendu une histoire un peu différente de celle entendue par les individus 6 et 7, car les individus 2 et 3 ne l’auront pas racontée exactement de la même manière. Peut-être le mythème «un chasseur» sera-t-il devenu «une chasseuse», ce qui ne changera pas immédiatement la structure du récit. Suivant ce processus, les mythes évoluent et se différencient au fil du temps. C’est un processus très lent, car beaucoup de mécanismes concourent à la pérennité du mythe : certaines personnes qui écoutent le récit, par exemple, le connaissent déjà et vont corriger le narrateur s’il dévie de la version initiale.

La méthode phylogénétique part donc du principe que les mythes divergent progressivement les uns des autres. Il est alors possible de modéliser l’évolution des mythes et des traditions mythologiques, par des arbres ou des réseaux. Les apports sont nombreux : cela permet de comprendre comment les mythes évoluent, à quelle vitesse et à quelle occasion - on a ainsi pu observer, par exemple, qu’ils évoluent surtout au moment où ils divergent l’un de l’autre. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières : une rivalité entre deux peuples (on a le même mythe, mais comme on ne s’apprécie pas, on va changer un peu son récit pour qu’il ne ressemble pas trop à celui du voisin), une migration ou une évolution du contexte (dans une même histoire, si un personnage voyageait en cigogne volante, il pourrait aujourd’hui se déplacer en avion). Le dernier grand apport est la possibilité de reconstruire statistiquement ce à quoi ressemblait le mythe à un moment donné - au néolithique, au paléolithique supérieur, voire avant la sortie d’Afrique.

Pourquoi raconte-t-on des mythes ?

Deux grandes théories s’opposent : certains pensent que les rites ont généré les mythes - il y avait une pratique, il fallait lui trouver un sens, on a créé les mythes ; d’autres soutiennent que les mythes ont inspiré les rites - il y avait une histoire, il fallait la mettre en pratique, on a créé les rites. Je crois que ces deux explications reviennent peu ou prou au même. La plupart des cultures considèrent que le monde est dans une forme d’équilibre qu’il s’agit de préserver. Si l’équilibre est perturbé, par exemple par une éclipse, on a besoin d’une théorie explicative (le monde est menacé par un monstre énorme) et d’une intervention de l’homme (en accomplissant un rite). Parmi d’autres fonctions, le mythe explique, le rite performe. Et l’homme étant ce qu’il est, s’il se découvre capable de maintenir l’équilibre du monde, il peut aussi envisager de réfléchir à la manière d’infléchir le cours du monde en sa faveur…

Croit-on vraiment à nos mythes ?

Le mythe, dans sa définition habituelle, est un récit fondateur qui explique pourquoi le monde est tel qu’il est. Un mythe auquel on ne croirait plus et dont on sait qu’il est une fiction est un conte - comme celui du Petit Chaperon rouge. Mais il y a un continuum entre le mythe et le conte : Polyphème est encore présent sous la forme d’un mythe en Amérique du Nord, alors qu’en Eurasie il est davantage considéré comme un conte. On arrête parfois de croire à un mythe parce qu’on a changé de manière de penser, parce que certains problèmes ne se posent plus - par exemple, l’idée d’un maître des animaux sauvages n’est plus pertinente au quotidien.

Il est difficile de savoir si l’on croit à la mythologie. Comme l’enfant qui, avec un bâton, fait mine de chevaucher un cheval et y croit partiellement, la relation au mythe oscille entre une adhésion pleine et entière et un jeu de faire semblant. On fait comme si le mythe était vrai, et on l’accepte dans un espace délimité par la croyance - comme le font certaines personnes pour la religion aujourd’hui. C’est ce que j’appelle une adhésion au mythe au second degré.

Peut-on se défaire de nos mythes ?

C’est très compliqué : il faut bien comprendre que l’on pense souvent en termes de mythes. Il y a des mythes auxquels on adhère aujourd’hui sans réaliser qu’ils en sont : par exemple, les féministes qui invoquent le matriarcat originel en considérant qu’il s’agit d’un fait historique. On ne peut réaliser qu’il s’agit d’un mythe - qui plus est utilisé pour justifier la domination de l’homme sur la femme - qu’en le comparant à d’autres mythes à travers le monde et le temps. On peut donc se défaire d’un mythe grâce à la mythologie comparée, mais cela revient à tout remettre en question en permanence. Par ailleurs, rien ne garantit que l’on ne tombe pas dans l’escarcelle d’un autre mythe en voulant se défaire d’un premier.

Une fois que l’on sait cela, on peut choisir les mythes auxquels on veut adhérer : je sais que ce en quoi je crois est un mythe, mais il me convient, alors je le garde. On croit, on sait que l’on croit, et donc on peut choisir de croire à ce que l’on croit. C’est ce qui fait la beauté de l’être humain : en se rendant compte de ce qui nous détermine, on est capables de s’en libérer et de retrouver notre liberté.

Photo DR


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