lundi 21 décembre 2020

Enfants de la lune : «Si nous étions restés aux Comores, mon fils et ma fille seraient déjà morts»

Par Laurent Decloitre, envoyé spécial à Mayotte — 22 décembre 2020 

Ben, 14 ans, portant son casque anti-UV à la sortie de son collège, à Mamoudzou.

Ben, 14 ans, portant son casque anti-UV à la sortie de son collège, à Mamoudzou. Photo David Lemor

Sur l’île française de Mayotte, des familles comoriennes venues pour faire soigner leurs enfants atteints d’une maladie génétique rare vivent dans la misère des bidonvilles. Ne pouvant supporter les rayons du soleil, les jeunes malades ont une espérance de vie terriblement courte dans leur pays d’origine, faute d’une prise en charge médicale.

Le jour et la nuit. Au collège de M’Gombani, à Mamoudzou, Ben répond par monosyllabes, de mauvaise grâce. Il est sorti de cours en remontant son casque anti-UV sur le crâne et s’est fait réprimander par son accompagnante. Six heures plus tard, nous le retrouvons dans la forêt de Vahibé, au cœur d’un des plus grands bidonvilles de Mayotte. Dans le dédale d’innombrables cahutes en tôle et planches, sautant par-dessus des torrents à l’eau trouble où des femmes lavent leur linge dans la pénombre, Ben sourit et devient volubile. Le soleil s’est couché et il revit.

L’adolescent de 14 ans est un enfant de la lune. Joli nom pour une triste réalité. En raison d’une anomalie génétique, il ne supporte pas les rayons ultraviolets. Le soleil provoque des lésions dermatologiques et ophtalmologiques : sans protection, ces patients sont vite atteints de cancers et deviennent aveugles. Il n’existe à ce jour aucun traitement. La nuit, les étoiles et la lune sont leurs seuls compagnons de liberté. Le xeroderma pigmentosum est une maladie très rare dans le monde : un cas pour un million en Europe. Mais à Anjouan, l’île comorienne la plus proche de Mayotte, «la prévalence est énorme», soupire Zahara Salim, dermatologue à l’hôpital de Hombo, à Mutsamudu. La praticienne suit là-bas huit jeunes patients, alors que la population est d’environ 330 000 habitants. Soit un cas pour 42 000 personnes !

Comment expliquer cette concentration unique au monde ? La maladie génétique a été retrouvée chez les Bantous en Afrique, d’où descendent une partie des Comoriens. Et elle est héréditaire. Dans une petite île comme Anjouan, où le poids de l’islam et l’extrême pauvreté compliquent les prises en charge médicales et les mesures de prévention, les enfants de la lune sont donc nombreux et meurent très jeunes. Zahara Salim doit faire avec les moyens du bord. «On n’a pas d’argent pour acheter gants, lunettes et chaussettes de protection, alors on fait la quête ou on vend des sandwichs…» Quant aux crèmes solaires spécifiques, «très chères», elles sont introuvables dans les pharmacies de la médina de Mutsamudu. Dans les maisons, les ouvertures ne sont pas protégées du soleil et les parents «ont du mal à empêcher leur enfant de jouer dehors».Certains des huit «XP» ont pu être scolarisés, une fois la directrice de l’école convaincue que la maladie n’était pas contagieuse. Mais là encore, pas de film solaire aux fenêtres, pas de lampes sans UV.

Traversée en Kwassa

Depuis 2011, Zahara Salim se démène pour améliorer le sort de ces jeunes malades ; avant elle, ils n’atteignaient pas l’âge de 10 ans. Aujourd’hui, «l’espérance de vie augmente un peu», son patient le plus âgé a 16 ans. Grâce, notamment, à l’aide de l’association des Enfants de la lune de l’océan Indien, basée à Mayotte, qui a financé l’achat de trois casques anti-UV. Trois casques, aujourd’hui en piteux état, pour huit enfants… Puis l’association a disparu en 2014, et les aides régionales avec elle.

Alors les parents tentent le tout pour le tout et fuient les Comores, dont la traduction en arabe signifie… «les îles de la lune». Ils embarquent avec leur progéniture dans un kwassa, fragile embarcation à moteur, pour franchir clandestinement les 70 kilomètres qui les séparent de Mayotte et de ses médecins. Tous les mois, des embarcations chavirent et des passagers se noient… «On a perdu plusieurs enfants de la lune de cette façon», assure la médecin comorienne. Les survivants, sans papiers, confient leur enfant à l’hôpital français et s’installent dans un des nombreux bidonvilles du département d’outre-mer.

Anfaidine Kafe Dhounouraini, le père de Ben, est arrivé ainsi en 1997. Il vit aujourd’hui avec son épouse et ses cinq enfants dans une case en tôle, un lino couvrant le sol de terre. «On a construit la maison en un jour»,se rengorge le père de famille, qui a pu tirer un fil électrique du village voisin. Mais pas d’eau courante. Alors Ben se lave dehors, la nuit, en se servant de l’eau de la rivière versée dans un congélateur hors d’usage. «Il mange trop, gronde Anfaindine en désignant son fils. La semaine dernière, on n’avait plus de riz, heureusement le voisin nous a aidés.» Dans cette cour des miracles poussée au milieu des arbres, Ben est dans son élément. A tel point que pendant le confinement, malgré les risques énormes pour sa santé, il sortait de jour, pour rompre l’ennui. «C’est un rebelle, estime Ramoulati Nizari, accompagnante d’élève en situation de handicap, qui l’aide au collège. Il n’écoute pas en cours et ne met pas toujours son casque.»

Ben, dans son collège à M'gombani. Il mange à part avec un autre enfants de la Lune dans cette salle

Ben, 14 ans, dans son collège à M’Gombani. Photo David Lemor

Le casque, qui ressemble à celui d’un cosmonaute, protège des rayons ultraviolets et est ventilé à l’aide de piles. Malgré tout, il tient chaud et stigmatise les enfants de la lune. Ben en a déjà cassé deux, financés par l’Association des déficients sensoriels de Mayotte (ADSM), qui a pris le relais de l’association des Enfants de la lune. Un casque, importé des Etats-Unis, coûte 1 200 euros… Ben préférerait porter une cagoule sur ses cheveux, devenus roux depuis qu’il s’est aspergé d’eau oxygénée pour ressembler aux bandes qui traînent dans les rues. La pommade ? «Je ne la mets pas toujours, elle est trop grasse»,admet l’enfant terrible, qui apprend le braille, sa vue baissant drastiquement.

L’ADSM accompagne actuellement quinze enfants de la lune, «dont quatorze originaires des Comores», détaille sa présidente, Razafina Oili. Leur situation est compliquée : «Comme les parents n’ont pas de papiers, on a du mal à mobiliser les aides publiques.»L’association organise parfois des activités nocturnes : cinéma, piscine, sortie en mer avec une psychomotricienne… Auparavant, le rectorat mettait à disposition une salle de classe équipée de protections solaires et un enseignant spécialisé. Aujourd’hui, les patients sont intégrés dans les établissements scolaires, qui doivent s’adapter. «On a posé des filtres aux fenêtres de certaines classes, avec des néons adaptés ou des leds, détaille Sylvie Queïnnec, la principale adjointe du collège de M’Gombani. Tous les ans, l’ADSM vient vérifier avec un dosimètre l’intensité des ultraviolets.» Un minibus scolaire, aux vitres teintées, fait le tour de l’île pour prendre les enfants à 5 heures du matin et les amener au collège.

Taches de rousseur

Mais au centre universitaire de Mayotte, sur la côte Est de l’île, pas de protection dans l’amphi. Djamya devrait donc garder son casque… «Mais les piles tombent en panne, je meurs de chaud et ça me gêne pour la prise de notes», se défend-elle. La jeune femme de 23 ans, en première année de droit, est couverte de taches de rousseur blanches sur sa peau noire, comme tous les malades «XP» ; en revanche, ses yeux blanc et rouge voient encore correctement.

L’histoire de sa famille, à Bandraboua, dans le nord du département, est édifiante. Son père est mahorais, sa mère anjouanaise et deux de ses frères sont également des enfants de la lune. Dans la salle à manger carrelée, vide à l’exception d’un bureau avec un vieil ordinateur, sombre en raison des rideaux baissés, Maoudjoudi, 16 ans, aveugle d’un œil, accuse ses parents d’avoir voulu se débarrasser de lui… En fait, après la naissance de Djamya et de Mohamadi, 18 ans, dos vouté et silencieux, un médecin a prévenu la mère. De nouveau enceinte, elle risquait d’accoucher d’un autre enfant malade. Ali Zena était d’accord pour avorter, mais son mari a refusé. «Il faut accepter ce que Dieu nous donne», justifie Rakibou, torse nu couturé de cicatrices. Amina Idaroussi, éducatrice spécialisée au conseil départemental, lève les yeux au ciel et préfère prendre note des plaintes de la mère. Selon Ali Zena, l’allocation pour adulte handicapé de son aîné n’aurait pas encore été versée.

Maoudjoudi chez ses parents à Bandraboua

Maoudjoudi, 16 ans, chez ses parents, à Bandraboua. Photo David Lemor

Grâce à ces prises en charge, les enfants de la lune habitant Mayotte ont une espérance de vie bien plus longue que leurs parents comoriens. «Si nous étions restés là-bas, mes enfants seraient déjà morts», confirme Imame Rassoulou, arrivé en kwassa d’Anjouan dans les années 90 avec son épouse. Aujourd’hui, agent de sécurité, il bénéficie d’une carte de séjour et habite une maisonnette en tôle, à la frange d’un bidonville de Bouyouni, dans le nord de l’île. Ichma, sa fille, est la seule «XP» rencontrée à ne présenter presque aucun stigmate de la maladie. C’est que la collégienne met des gouttes dans les yeux et s’enduit de crème, ne s’exposant jamais au soleil sans protection, même si, «à l’intérieur, les journées sont longues et chaudes». Son frère, El Alime - lui aussi enfant de la lune - est même parti poursuivre ses études en métropole, à Arras.

Record de longévité

Echati donne davantage d’espoir encore. Certes, l’adulte de la lune est complètement aveugle ; mais à 42 ans, elle bat tous les records de longévité. Binti Radhuya Attoumani, l’infatigable animatrice de l’ADSM, lui rend parfois visite et l’appelle affectueusement «ma chérie». De nationalité française, Echati répond en shikomori. Elle ne sait ni lire ni écrire, n’est jamais allée à l’école. «Les autres se seraient moqués de moi», argue-t-elle, un paréo coloré posé en boule sur le sommet de son crâne. Elle s’interrompt,grimaçant, les mains crispées sur le ventre. Sa crainte, aujourd’hui ? Que sa mère, 76 ans, qui donne des cours coraniques, meurt avant elle. La malade ne sort quasiment jamais de la maisonnette familiale, dans le village de Poroani, sur la côte Ouest. «Le soleil, c’est la vie,rappelle Echati. Mais c’est mon pire ennemi.» 



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