jeudi 17 décembre 2020

Elisa Rojas, indépendante

Par Elsa Maudet, photo Edouard Caupeil — 16 décembre 2020

Photo Edouard Caupeil


L’avocate qui se bat avec pugnacité contre le validisme publie un récit intime sur un amour obsessionnel.

Dans le milieu du handicap, habitué à revendiquer sans trop s’énerver, elle détonne. Défouraille notamment contre le président Macron et son gouvernement, en particulier la secrétaire d’Etat Sophie Cluzel, les accusant à longueur de tweets et d’interviews d’incompétence et d’irresponsabilité. «Depuis le départ, on est au niveau zéro de la réflexion politique sur le handicap, on ne peut pas faire moins intéressant !» lâche-t-elle. Elisa Rojas, 41 ans, a la gouaille de son métier, avocate, et la rage de l’opprimée, elle qui est atteinte d’une maladie génétique fragilisant ses os et bloquant sa croissance, et qui se déplace en fauteuil roulant. Après Poutou au premier tour, elle a, certes, voté Macron au second sur les conseils de sa mère et en se bouchant le nez, mais pas dit qu’on la reprenne à jouer le jeu. «Il va peut-être falloir arrêter de participer à ce cirque, pour changer totalement de système, parce que la prochaine fois, ça va être la même chose, on va encore avoir Le Pen contre quelqu’un de droite», souffle-t-elle.

Aux associations de personnes handicapées, qui revendiquent généralement leur apolitisme dans un souci de rassemblement, Elisa Rojas oppose un anticapitalisme sans concessions. Qui se manifeste notamment au sein du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE), qu’elle a cofondé en 2016. Un groupement très select de militants féministes, antiracistes et anti-impérialistes, engagés dans un combat contre le validisme, cette discrimination appliquée au handicap, ce postulat voulant qu’être valide soit la norme et même l’idéal à atteindre, renforçant l’exclusion de ceux qui ne le sont pas. Parmi leurs priorités : l’opposition à ce que l’on appelle les «associations gestionnaires», qui chapeautent les établissements et services spécialisés. Symboles, pour Elisa Rojas et ses partenaires, de la ségrégation instaurée entre personnes handicapées et valides, les premières restant parquées dans des lieux abrités des regards, entretenues dans un univers parallèle où paternalisme et violence peuvent régner sans gêne. Dans les rangs de ces structures, on juge parfois la militante «sectaire, caricaturale». On regrette son refus de dialoguer. Elle n’en a cure. «Je connais leur discours, je sais ce qu’elles ont à dire. Il y a trop d’enjeux financiers et de pouvoir pour espérer un changement de l’intérieur. Ce qui m’intéresse, c’est de convaincre qu’on n’a pas besoin des associations gestionnaires et qu’on peut faire autrement»,défend Elisa Rojas. Ce «autrement», c’est une vie à domicile et non en institutions, une société accessible à tous les niveaux.

La jeune quadra parle en connaissance de cause : si elle habite dans un appartement parisien depuis longtemps maintenant, elle a connu ce monde qu’elle dénonce. Ce fut même sa première expérience de la France. A 2 ans et demi, elle quitte avec ses parents son Chili natal pour le Finistère, afin de bénéficier des meilleurs soins possibles. Pour faciliter opérations et suivi, son chirurgien demande qu’elle intègre un centre spécialisé. Elle y restera jusqu’à la fin de la maternelle et un déménagement dans la capitale, où elle intégrera une nouvelle structure. C’est là qu’elle vivra le harcèlement et la violence d’un camarade, des mois durant, sans que les adultes ne prennent la mesure de ce qui se passait. Elle finira avec un bras cassé. Ce récit, elle le raconte dans Mister T. et moi, une autobiographie centrée sur l’amour obsessionnel qu’elle a voué à un homme, valide, lorsqu’elle avait la vingtaine. Un récit qu’elle enrichit d’autres expériences, comme ces rencontres avec des fétichistes émoustillés à l’idée de dépuceler une jeune fille en fauteuil. «Elle prend en charge son propre récit. On manque en France de narrations propres. Elle peut inspirer beaucoup de jeunes femmes parce que c’est un récit d’empuissancement [traduction française d’empowerment,ndlr]», salue Elena Chamorro, son amie de lutte.

Au fil des ans, Elisa Rojas a pris l’habitude de renvoyer dans les cordes les journalistes la sollicitant pour parler de son expérience personnelle. Alors le degré d’intimité livré dans Mister T. et moi surprend. «Ce qui est personnel est politique quand on fait partie d’une minorité, défend-elle. Si j’avais commencé de cette façon-là [avec le livre], j’aurais été enfermée dans cette histoire. Je voulais d’abord que les gens comprennent que le handicap est une question politique dont on peut parler sans être dans le témoignage et dans l’illustration, qu’on nous propose constamment sur le plan médiatique.» Aujourd’hui, elle se livre, certes, mais c’est toujours elle qui fixe les règles du jeu. «Le but, ce n’est pas de faire open bar sur ma vie privée», balaie-t-elle ainsi lorsqu’on lui demande où en est sa vie sentimentale.

Elisa Rojas s’est fait connaître en 2004 par une lettre publiée dans la presse attaquant le très consensuel Téléthon, qu’elle désignait comme une grand-messe larmoyante, étendard de charité plus que d’égalité. Elle était alors étudiante en droit, aspirante avocate car «c’est un métier où [elle] peu[t] l’ouvrir, être désagréable, être rigide, pouvoir tout contrôler, être dure. On ne peut pas être dure, normalement, quand on est une femme, mais si vous êtes avocate, c’est un atout !». Malgré le manque d’accessibilité et les discriminations, elle atteindra son objectif, encouragée notamment par des parents, lui, photographe, elle, dans la fonction publique, qui lui ont toujours mis en tête que son handicap n’était pas un frein à ses ambitions. Elle défend aujourd’hui majoritairement des salariés aux prud’hommes, quelques locataires en difficulté, mais pas suffisamment pour être à l’aise financièrement. Son militantisme, son discours, sa ténacité sont les ingrédients parfaits pour un engagement en politique. Elle réfute. D’abord parce que cette fan de maquillage capable d’écrire des tartines sur son blog au sujet du dessin animé les Zinzins de l’espace a besoin de légèreté, d’humour, et ne se retrouve pas dans l’«austérité»imposée par la fonction. Et puis, «quand je vois ce qui se passe avec quelqu’un comme [l’élue parisienne] Alice Coffin, je me dis que c’est compliqué d’être différent. Elle est rentrée dans un monde avec ses propres codes qui ne veut pas être bousculé»,analyse-t-elle. Inspirée par la jeune démocrate américaine Alexandria Ocasio-Cortez, Elisa Rojas estime que «la politique ne doit pas être confisquée par les mêmes personnes et ne devrait pas devenir un métier. Dès que ça en devient un, ce ne sont plus les idées que vous êtes en train de défendre, c’est votre place dans l’organisation». Obsédée par la mort, elle qui a connu la peur de ne pas se réveiller de ses opérations et la détresse respiratoire, elle ne fait de toute façon jamais de plans sur le long terme. Mais finit tout de même par lâcher : «On ne sait jamais ce qui peut se passer dans la vie.» 


30 avril 1979 Naissance à Santiago du Chili.
1981 Arrivée en France.
2004 Lettre anti-Téléthon.
2007 Prête serment d’avocate.
4 novembre 2020 Mister T. et moi (La Belle Etoile).


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