mercredi 16 décembre 2020

Benjamin Coriat : «Nous sommes entrés dans une ère d’épidémies à répétition»

Par Vittorio De Filippis — 14 décembre 2020

Un élevage de poulets en Inde.

Un élevage de poulets en Inde. Photo Tim SMITH . PANOS . REA

Dans son dernier essai, l’économiste prône une bifurcation rapide du fonctionnement de notre société pour éviter la catastrophe écologique et sanitaire qui se dessine. Pour lui, le salut viendra de la défense et de la préservation de nos biens communs, qu’ils soient naturels ou sociaux.

Un virus, une pandémie, venus des confins de l’Orient, ont forcé plus de quatre milliards d’êtres humains à se cloîtrer, comme au temps des pestes du Moyen Age. Une première vague, à présent une seconde… Et déjà l’angoisse d’une troisième. Partout, des morts par centaines de milliers. Récemment publié, la Pandémie, l’anthropocène et le bien commun, de Benjamin Coriat, professeur émérite à l’université Sorbonne-Paris-Nord, est un ouvrage fondamental pour penser autrement et à long terme la crise du Covid. Car celle-ci n’est pas une simple crise, mais le signe que nous sommes entrés dans une ère nouvelle : celle des épidémies et des pandémies à répétition. Rigoureusement et avec pédagogie, l’ouvrage nous invite à prendre conscience que l’anthropocène nous plonge dans un univers où crises climatiques et crises sanitaires sont un nouvel état permanent. Pour l’auteur, c’est bien le mode de développement imposé à l’humanité par le capital et ses opérateurs qui est au cœur de l’explication des destructions de la nature et de l’entrée dans un nouvel âge géologique. Cela posé, nous ne serions pas démunis pour stopper la folle machine qui est en marche. Car qu’il s’agisse de l’emprise sur la nature ou des relations entre humains, le mouvement des biens communs se présente comme une alternative, une nouvelle façon d’habiter le monde.

L’anthropocène est une notion de base de votre réflexion. Pourquoi lui accordez-vous une place si grande ?

Au plus simple, l’anthropocène, ou «âge de l’homme», désigne une période de l’âge géologique de la Terre, celle dans laquelle nous sommes entrés, qui se caractérise par le fait que les forces déclenchées par l’industrie humaine l’emportent sur les équilibres «naturels» de l’écosystème Terre. Et c’est ce qui est à l’origine des dérèglements majeurs. Aujourd’hui, le plus important de ces dérèglements est le réchauffement climatique provoqué par le dégagement massif des gaz à effet de serre.

Vous affirmez que la pandémie du Covid-19 n’est pas une pandémie de plus, mais une pandémie qui, reliée à l’anthropocène, signifie l’inéluctable multiplication des épidémies. Sur quoi se fonde cette affirmation ?

En effet je soutiens - avec beaucoup d’autres épidémiologistes et virologues - que ce à quoi nous assistons, avec le Covid-19 n’est pas une simple pandémie de plus. Elle n’est pas comparable aux grandes pandémies du passé : la fièvre jaune ou la variole. Pourquoi ? Parce que cette pandémie est une «zoonose» : ainsi nommée parce que transmise de l’animal à l’homme. Ici, le point important est que les zoonoses, depuis deux ou trois décennies, se multiplient : sida, H1N1, H5N1, Ebola, Sars-CoV-1, Sars-CoV-2… pour ne citer que les principales. Les zoonoses sont le produit direct de la déforestation de masse : on accède à des zones où l’on ne devrait jamais aller. Et les virus tapis au cœur de la faune sauvage sont soudains mis en contact avec les humains et se transmettent à eux. Si l’on ajoute à cela l’élevage industriel de masse, souvent hors sol, qui est un nid à virus, on comprend que ces zoonoses soient appelées à se multiplier. Au demeurant, mon livre était à peine sorti que l’IPBES [plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques, ndlr],l’équivalent du Giec pour la biodiversité, l’annonçait solennellement : nous sommes entrés dans une ère de pandémies et d’épidémies à répétition.

Ces nouvelles pandémies seraient donc le trait central de la mondialisation ?

Trait central, peut-être pas. Mais un des traits essentiels de la mondialisation aujourd’hui, oui, certainement. Cela parce que la mondialisation signifie l’extractivisme forcené et les déforestations massives sur l’ensemble de la planète, mais aussi les percements et forages sous les pôles, la fracture des sous-sols pour en extraire du gaz de schiste… Cet extractivisme sans limite implique aussi une surmultiplication des routes commerciales pour quadriller le monde et les marchés, qui constituent autant de voies de circulation des virus.

C’est donc le mode de développement imposé à l’humanité par le capital qui est au cœur des destructions de la nature et de la multiplication des pandémies ?

Oui, absolument. Nous avons franchi des limites. Nous avons déréglé les équilibres de l’écosystème Terre. La course effrénée au profit, la démultiplication des zones d’extraction sous le pouvoir d’une finance débridée et hors de contrôle… cela a fait dire à certains, dont je suis, que l’anthropocène est en fait un «capitalocène». Sans la puissance du capital et de la finance, on ne serait pas dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Mais remettre en cause l’extractivisme que vous dénoncez, et qui est le carburant de nos modèles de développement, est-ce possible sans toucher à nos organisations sociales, économiques et politiques ?

Non, bien sûr. Nos façons de produire, et de consommer, sont en cause. Il faut modifier, en profondeur, notre manière d’habiter la planète. Nous devons nous réconcilier avec la nature. Nous réconcilier avec nous-mêmes. Penser et agir en ayant en tête l’intérêt et la protection des générations futures.

Pourquoi êtes-vous convaincus que, dans la plupart des cas, les luttes contre l’anthropocène ne sont que des postures sans effets ?

Parce que les «solutions» mises en avant n’en sont pas. La première consiste à tout miser sur la technologie. La forme extrême est la géo-ingénierie. Il s’agirait par exemple de propulser dans l’atmosphère des sulfates de soufre pour créer une couche protectrice et limiter les rayons solaires… Evidemment, ici, la solution serait pire encore que le mal. L’autre solution, au lieu de revenir à une agriculture respectueuse de la nature et de ses cycles, consiste, par exemple en matière d’élevage, à démultiplier les élevages industriels et à y introduire des normes dites de «biosécurité», qui visent à accroître encore le confinement des animaux, à les nourrir à partir de tubes et de canalisations, à les bourrer d’antibiotiques… En pratique, on fabriquerait ainsi de nouveaux nids de zoonoses. Il s’agit de fausses solutions, car elles visent avant tout à ne pas mettre en cause nos modes de production.

Mais comment penser, vivre, habiter un nouveau monde que vous appelez de vos vœux, sans affronter la complexité du monde tel qu’il est déjà ?

Il ne s’agit pas de faire table rase et de repartir de zéro. Mais d’infléchir nos modes de production pour s’engager dans une bifurcation. Ainsi la politique agricole commune (PAC) doit viser d’abord à favoriser les productions biologiques. Les accords commerciaux internationaux doivent inclure des normes sanitaires et environnementales strictes. Le crime d’écocide (et pas un vague délit de non-respect de l’environnement) doit être reconnu comme le demande la Convention citoyenne pour le climat… Tout ne se fera pas en un jour. Ce qui compte, c’est la direction : s’engager dans une voie nouvelle. Et cela est tout à fait à portée de main.

Capitalisme et droit de propriété sont indissociables. Faut-il en passer par une remise en cause de ce dernier ?

Dans une certaine mesure, oui. Le droit de propriété entendu comme celui de jouir «de la manière la plus absolue» d’un bien (article 544 du code civil) doit être tempéré et, dans certains cas, aboli ou suspendu. Au profit d’un droit d’usage et de jouissance des biens qui respecte la nature et les hommes. Lorsque nous interdisons les néonicotinoïdes, nous ne faisons rien d’autre que cela : limiter le droit de propriété. Il faut poursuivre dans ce sens et l’adapter aux conditions nouvelles.

Justement, vous proposez un chemin, celui de communs et de biens communs. En quoi consiste cette nouvelle approche, que vous portez depuis plusieurs années ?

L’installation de communs, c’est-à-dire de formes de propriété partagée, à partir de règles qui protègent la reproduction à long terme des ressources comme des communautés qui en vivent, est effectivement une voie royale pour bâtir l’alternative dont nous avons besoin.

Mais plus précisément, comment une gestion de la nature par les communs et la fin des droits de propriété peut être bénéfique aux écosystèmes et, donc, à l’humanité ?

Il faut mettre fin à cette fuite en avant dans laquelle l’extractivisme nous a conduits. Il faut plus que jamais protéger nos grands biens naturels (forets, mers, atmosphère, pôles…) et plus généralement pacifier les relations entre humains et non-humains. Pour cela, il faut donner le pouvoir aux communautés locales et installer des règles qui protègent l’avenir et le long terme.

Et pourquoi plaidez-vous pour des «communs sociaux» ?

C’est en effet une notion nouvelle. Elle est rendue nécessaire par la crise des services publics et ce que cette crise révèle de ce qu’est devenu l’Etat après plusieurs décennies de sa colonisation par les idéologies et les pratiques néolibérales. Voyez l’hôpital et la santé publique. Les multiples cures d’austérité qui lui ont été imposées, l’introduction de méthodes de gestion issues des entreprises (notamment la fameuse T2A, tarification à l’acte), ont abouti à une crise majeure du système, qui s’est trouvé désarmé face à l’épidémie. Si l’on ajoute à cela l’incurie des institutions en charge de la santé publique (les ARS, les organismes chargés de l’approvisionnement en matériels, etc.), on aboutit à cette farce tragique : face à la pandémie, non seulement on n’avait rien de ce qui était nécessaire - ni lits, ni masques, ni respirateurs… -, mais de surcroît on a menti effrontément aux Français pour cacher cette incurie. C’est ainsi qu’on a prétendu qu’on ne distribuait pas de masques, non pas parce qu’on n’en avait pas, mais parce que le porter était inutile, voire dangereux. Tout cela est inacceptable ! Il faut mettre fin à ces scandales. Le service public ne peut plus seulement être «rafistolé». Il doit être refondé ! C’est ici que l’idée d’en faire ou refaire un «commun social», c’est-à-dire un commun qui porte sur un service essentiel pour les citoyens, prend toute sa force. Comme pour les autres biens communs existants ou à construire, il faut repartir de deux principes fondamentaux : garantir l’accès universel, notamment des plus démunis, aux services jugés essentiels et modifier la gouvernance du système d’ensemble de façon que quelques bureaucrates ne puissent décider de tout. Il faut réintroduire le pouvoir des citoyens dans la gouvernance de la santé. J’expose, dans mon livre, plus en détail comment il est possible d’y parvenir.

Reste une question : quelles politiques publiques doivent être envisagées ?

Si nous voulons assurer la bifurcation nécessaire, les politiques publiques doivent en effet être repensées. Elles doivent être recentrées sur l’essentiel. Se nourrir, se soigner, se loger, se déplacer, s’éduquer, se cultiver… tout ça doit être au cœur de ces politiques. Aussi de nouvelles articulations entre les services publics (refondés, comme dans le cas de la santé) et le marché doivent être conçues pour assurer l’accès de tous aux biens essentiels. Dans une telle économie, plus juste, plus économe, plus éthique, nous ne vivrons pas plus mal. Au contraire, et cela ne fait aucun doute, nous vivrons mieux. Beaucoup mieux. Parce qu’enfin nous respecterons la nature. Et nous nous respecterons nous-mêmes.


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