mardi 10 novembre 2020

«Rara Avis», loin du rivage pour «faire sauter les clivages»

Par Virginie Ballet, envoyée spéciale dans le Finistère, photos Joseph Gallix. Hans Lucas  

Les repas sont servis à l’équipage et à la trentaine de «stagiaires» dans le roof.

Les repas sont servis à l’équipage et à la trentaine de «stagiaires» dans le roof. Photos Joseph Gallix. Hans Lucas

Dans le Finistère, l’association AJD propose des voyages en mer sur sa goélette de 38 mètres de long où la diversité de l’équipage est primordiale. A bord pour quelques jours, on retrouve des enfants en difficulté scolaire, des retraités, des étudiants et «Libération».

Ils ont entre 10 et 63 ans. Sont écoliers, enseignante-chercheuse, étudiant en langue qui rêve de se reconvertir dans la pêche ou encore kinésithérapeute avide de voyager autrement, venus de toute la France, plus ou moins novices des flots. Pendant cinq jours, ils ont embarqué à bord du Rara Avis («oiseau rare», en latin). Au large des côtes bretonnes, ils se sont essayés à la navigation, grâce à l’association AJD, basée à Landéda (Finistère) et créée par feu le père jésuite Michel Jaouen. Cette semaine-là, ont embarqué des particuliers et un groupe d’enfants de 10 à 15 ans scolarisés dans un institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Itep) de Tours, encadrés par trois éducateurs. Au total, 36 personnes ont pris part à ce séjour, dont Libération. Objectif : faire perdurer la religion du mélange, chère au père Jaouen.

Au milieu des vagues la vie du bateau continue, le repas doit être prêt à l'heure.

Jour 1 : trouver sa place

Penché au-dessus de la cuvette, à l’étage inférieur du Rara Avis, Quentin, 22 ans, membre d’équipage, dispense un savoir essentiel au bien-vivre ensemble au sein de l’embarcation : la maîtrise des toilettes. C’est par là que commence le séjour, alors que le bateau est encore amarré devant le chantier de l’association. Non sans malice, le jeune homme apprend à chacun à pomper et ouvrir les vannes d’eau de mer permettant l’évacuation : «Si tu oublies de les refermer, on risque de couler», prétend-il, histoire d’être sûr que tout le monde y pense.

Chacun prend ses quartiers dans l’une des neuf cabines boisées, comportant chacune quatre couchettes en skaï. Deux toilettes, une petite douche, un coin détente équipé de livres (le Vieil Homme et la mer, Moby Dick), ainsi que de jeux de société… Et des gosses qui courent partout, aussi excités que décontenancés. Onze enfants de l’institution spécialisée de Tours s’apprêtent à vivre une expérience unique. «Tous connaissent des difficultés psychologiques qui entravent leur apprentissage scolaire. Cette aventure commune, ça permet d’abord de sortir de leur environnement familial ou de leur foyer, de s’ouvrir à l’inconnu, et d’accentuer la cohésion de groupe», explique Marion Pavy, l’une des éducatrices spécialisées qui les encadrent, après une partie de cartes dans le roof, la pièce de vie du bateau. Chaque famille n’aura déboursé que 20 euros symboliques, le reste étant pris en charge par l’établissement tourangeau.

L’apprentissage de la vie en communauté ne tarde pas à débuter : à la poupe, Carole, cheffe cuisinière bénévole pendant le séjour après avoir été stagiaire membre d’équipage il y a deux ans, a besoin de bras. En extérieur, sous la pluie, mais avec une vue imprenable sur l’Aber Wrac’h, un fleuve côtier, certains deviennent commis, et s’attellent à laver et éplucher les légumes. Ici, personne n’est «passager», tout le monde est «stagiaire» et doit prendre part à la vie du navire, enfants compris. Par petits groupes hétéroclites répartis d’office, chacun officie tour à tour en cuisine, au ménage, au service ou à la vaisselle. Les manœuvres, elles, se font selon l’envie. A 29 ans, Carole est d’ordinaire cheffe sur le voilier-laboratoire Tara, après avoir exercé dans des restos de luxe. «Ici, certes, ça bouge, c’est tout petit, moins confortable, moins équipé… Mais l’échange et les rapports humains sont intéressants», sourit la rousse discrète. En utilisant principalement des vivres proches de la péremption récupérés dans les supermarchés du coin, Carole concocte risottos, tartiflettes, soupes et autres gâteaux, loin des basiques pâtes au beurre que l’on aurait pu imaginer.

Jour 2 : changer d’air

Début octobre, quelques jours après le passage de la tempête Alex, la météo, peu clémente, retarde encore un peu le «vrai départ». Après une nuit au large de Paluden, la goélette de 38 mètres de long n’ira pas près des côtes de l’île Stagadon, ancienne propriété de Pierre Bergé léguée à l’association dans les années 90, et s’installe au mouillage au large du port de l’Aber Wrac’h. Malgré les parties de cartes, l’ennui peut vite gagner les mômes tourangeaux. Alors, plusieurs d’entre eux s’adonnent à la pêche depuis le ponton, des maquereaux servent d’appâts.

Quatrième jour, le grand saut, en revenant au bateau je retrouve tous les jeunes en maillot de bain sautant dans l'eau depuis le pont ou le toit du roof.

Julian, 14 ans, est sur le coup depuis 8 heures du matin. La pêche, apprise avec son père dans des lacs, c’est sa passion. «J’ai déjà attrapé un silure et une carpe de 11 kilos», se gargarise-t-il. Pour l’heure, ça ne mord pas, mais qu’importe : «Etre ici, c’est quand même mieux qu’au foyer, même si là-bas, j’ai ma chambre tout seul. J’aime mieux pour dormir.» Benjamin d’une fratrie de huit enfants, dont six filles, le garçon a été placé en foyer à l’âge de 4 ans. «Avant, mon frère et mes sœurs y étaient aussi, mais plus maintenant», ajoute-t-il. C’est sa première fois sur un bateau, même s’il a déjà vu la mer, «mais de loin. Je sais pas exactement où, mais il y avait les plages du Débarquement, ça, je m’en rappelle».

Seuls bémols : la corvée de cuisine, qui l’arrache à sa partie de pêche, et ces satanés devoirs : «La maîtresse nous a demandé de raconter un peu tous les jours. J’aime pas trop ça, mais bon», explique-t-il, résigné. Comme beaucoup ont accumulé un retard scolaire important, et ne maîtrisent pas toujours la lecture et l’écriture, leur carnet de bord est en fait rédigé avec la complicité des éducateurs, pendant une quinzaine de minutes chaque matin.

Jour 3 : larguer les amarres

Enfin le grand départ. Sept heures de navigation sur une mer agitée, jusqu’au port de Camaret-sur-Mer, sur la presqu’île de Crozon. Moins d’une heure après avoir largué les amarres, les teints verdissent jusque chez les membres d’équipage, les bustes se penchent par-dessus bord, et sur ordre du capitaine, des seaux sont distribués sur le ponton. Même Benjamin, élève de 10 ans à l’Itep de Tours, pourtant indéboulonnable de la cuisine depuis son arrivée, a renoncé à poursuivre la préparation du canard du déjeuner. Assis à l’avant du bateau, respirant les embruns, il désespère : «Je me demande quand même ce que je fais là. Je préférerais encore être en cours de français, alors que je déteste ça.» A sa gauche, prostré, Lucas, 14 ans, semble paniquer, répète sa peur «que le bateau coule».

«C’est plus facile de mélanger les gens sur un bateau qu’à terre. Le mal de mer par exemple, ça arrive à tout le monde, ça remet les choses à plat», sourit «Dadou», formé au sein de la marine marchande, et capitaine pour la semaine. Perpétuellement pieds nus, le trentenaire ouvre sa passerelle à qui veut, pour s’essayer à barrer le voilier. «Est-ce que t’as déjà vu un tsunami ? Et elle est où la corne de brume ?» lui demande Julian, pas peu fier d’être derrière le gouvernail. Salarié de l’AJD depuis deux ans, Dadou a par le passé pris part à des croisières avec des enfants autistes. «J’étais persuadé de ne rien pouvoir faire pour ces gamins. Peut-être parce qu’ils ne sont quasi jamais en contact avec le reste de la population. Et puis j’ai réalisé qu’on peut leur prendre la main pour leur faire découvrir, et même barrer, le bateau», se souvient-il, vantant les projets de l’AJD, qui «réunissent et font sauter les clivages».

La preuve, sur les banquettes de la pièce de vie, Jean, 63 ans, discute littérature avec Martin, 20 ans. C’est la première sortie en mer avec l’AJD du sexagénaire, entré comme bénévole sur le chantier de l’association il y a un an et demi. Cet ancien ébéniste a perdu sa jambe dans un accident de moto il y a cinq ans et porte depuis une prothèse. Déraciné dans un «village mort» de Bretagne après avoir quitté le sud de la France, il va depuis partager chaque jour son savoir-faire avec les jeunes du chantier, à tel point que Martin, qui y est stagiaire depuis trois semaines, le pensait salarié de la structure.

Crâne rasé sur le dessous et crinière sauvage en chignon relevé, le frêle jeune homme a enfin trouvé au sein de l’association un endroit où «faire ressortir son individualité», loin du «contrôle permanent et du côté rats de laboratoire» d’une scolarité qu’il a lâchée après un bac pro. Ici, tous et toutes touchent à tout : après avoir bossé dans le cinéma à Paris, Palmyre, stagiaire de 27 ans, descend en salle des machines pour percer les mystères du moteur du navire. Mathilde, qui passe un diplôme pour devenir matelot après avoir baroudé à travers le monde, se forme à la mécanique, à la soudure, à l’électricité… «En tant que femme, c’est super important d’apprendre à tout faire», appuie la jeune blonde au caractère affirmé, qui cite en exemple la capitaine allemande Carola Rackete, qui sauvait des migrants en Méditerranée à bord du Sea Watch-3.

Jour 4 : rêver depuis le quai

Après une escale de près de vingt-quatre heures à Camaret-sur-Mer, le Rara Avis brave de nouveau les flots pour retourner au point de départ, sans passer par les îles du Ponant comme initialement prévu, la faute à un vent sifflant et une pluie battante. Tant pis pour les moutons noirs d’Ouessant et les dauphins dont on nous dit qu’ils dansent aux alentours…

Dans le fond, le parcours importe peu : pour les gamins tourangeaux, l’expérience instaure des bases pour la suite. «Plus tard dans l’année, on pourra se servir de ce qu’on a vécu à bord pour travailler sur la confiance en soi et le rapport à l’autre», note Marion Pavy, l’éducatrice. Leur montrer qu’ils sont capables de se mêler aux adultes, même timidement, ou de surmonter ce mal de mer qui les a pourtant bien torpillés… Débarquée sur le petit port de la cité touristique de Camaret, on regarde s’éloigner la superbe goélette, en repensant à cette phrase de Palmyre pendant le séjour : «A terre, les horizons sont plus mornes.» 


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