dimanche 29 novembre 2020

« Petite fille » : histoire de l’éclosion lumineuse d’une enfant transgenre

Dans ce documentaire, diffusé sur Arte.tv à partir du 25 novembre, Sébastien Lifshitz suit le combat d’une famille face aux institutions pour la reconnaissance de son enfant.

Par  Publié le 24 novembre 2020


Sasha, 7 ans. Image extraite de « Petite fille », de Sébastien Lifshitz.

Rien ne compte davantage dans l’œuvre de Sébastien Lifshitz que la liberté de se réinventer. Contre les autres, contre la nature, contre la morale, contre les assignations identitaires. Voici un peu plus de vingt ans que son cinéma, requérant tant la fiction que le documentaire, nous emmène dans les zones censément troubles des identités de genres et des sexualités différentes, qu’il sait rendre lumineuses comme personne. Alors qu’il présentait au mois de septembre 2019 le très beau Adolescentes – chronique sur une durée de cinq ans de la vie de deux jeunes filles saisies dans l’éclosion violente qui se produit entre 13 et 18 ans –, le voici de retour avec un nouveau et non moins impressionnant documentaire, immersif et familial.

Petite fille suit Sasha qui, assignée garçon à la naissance, se sent fille depuis toujours. Le film nous introduit, avec beaucoup de pudeur et de délicatesse, dans la cellule familiale de Sasha, qui l’entoure avec une vive intelligence et une solidarité sans faille dans l’âpre combat que cette petite fille doit mener pour faire accepter sa différence. Connue sous le terme relativement nouveau de « dysphorie de genre » dans la nosologie psychiatrique, cette aspiration transgenre, qui peut apparaître dès le plus jeune âge comme nous le montre ce film, concerne des personnes qui, du point de vue de leur identité, ne se sentent pas en adéquation avec leur sexe biologique, adoptent les habitus du sexe opposé et aspirent à se voir reconnaître comme tels. On imagine, s’agissant d’un enfant, à quel point cette attitude peut se heurter aux institutions garantes de l’éducation de l’enfant, à commencer évidemment par l’école.

Et c’est précisément en plein milieu de la tourmente qui oppose, quelque part dans le nord de la France, la famille à l’école de Sasha, qui a alors 7 ans, que le film commence. Pour autant, nous ne verrons jamais le corps enseignant ni le directeur de l’établissement. On ne sait trop si cette absence résulte d’un refus ou si le cinéaste en a décidé ainsi. Le film n’en dit mot, ce qui semble presque incongru eu égard à la centralité de ce conflit dans le film, et ce silence semble plaider pour la première hypothèse.

En revanche, Sébastien Lifshitz a très visiblement noué un lien électif avec la famille, tel qu’il lui permet d’en saisir les moindres vibrations sismographiques. La constante souffrance de la mère, Karine, les yeux si souvent baignés de larmes, son courage et son combat homérique pour faire reconnaître la légitimité du désir de Sasha, sa colère de se battre contre des moulins à vent, son anxiété de ne pouvoir protéger son enfant des agressions qu’elle subit, son angoisse d’être responsable de cet état de fait pour avoir si longtemps voulu une petite fille à la place du petit garçon qui est né, son stoïcisme à l’égard de cette responsabilité qu’on lui impute, en premier lieu à l’école, qui la menace d’un signalement.

Ce ne sera pas, hélas, la première ni la dernière des violences que rapportera ce film. Autour d’elle, son mari et la fratrie (deux frères, une sœur), l’incroyable finesse de leurs analyses, la compassion et le soutien total pour Sasha, comme un bloc salvateur.

Avec pudeur et délicatesse

Et puis naturellement, il y a Sasha, que Sébastien Lifshitz filme – voilà bien la force absolue du cinéma et voilà l’intelligence de ce cinéaste de l’utiliser à si bon escient ! – dans l’évidence même de son être féminin et de sa grâce. Ce sont des séquences de danse, des gestes saisis, des expressions, des manières de jouer et de poser dans sa chambre d’enfant. C’est ce très beau plan d’ouverture dans lequel le cinéaste nous invite à la regarder en train de se regarder elle-même dans le miroir, et à y découvrir en même temps qu’elle la petite fille que son reflet renvoie. Le film commence ainsi comme un conte de fées, métamorphose, neige et musique à la clé. Mais tout se gâte rapidement dès que l’on s’aventure hors de la chambre secrète. Car le monde est cruel, le monde n’aime pas les contes de fées.

Le film affrontera donc, avec pudeur et délicatesse, la souffrance et la honte, ainsi que la grande dignité qui constituent cette famille. En même temps, insensiblement, un mouvement se dessine à l’intérieur du film. Une lumière, faible d’abord, puis de plus en plus forte, s’allume. Brisée par des années d’incompréhension, combattant à armes inégales les institutions qui ne veulent pas l’entendre, Karine se tourne vers la consultation spécialisée dans les dysphories de genre chez l’enfant qui est dispensée à l’hôpital Robert-Debré, à Paris.

Une pédopsychiatre, sensible, attentionnée, vigilante, va recevoir des semaines durant la mère et sa fille, entendre leur récit, réagir à leur parole, accueillir le flot soudain libéré des peines et des humiliations accumulées, dénouer d’un mot des années de souffrance, proposer une intervention auprès des acteurs sociaux, d’autant plus inestimable qu’elle provient elle-même d’un corps constitué et d’un savoir légitime. La question de la « preuve médicale », incessamment demandée à la mère, se trouve ainsi grâce à son intervention étayée.

La présence d’une caméra dans des moments aussi intimes et aussi sensibles est plus rare qu’on ne pense. Elle dit quelque chose qui ne se mesure pas de manière manifeste, mais qui témoigne pourtant de la qualité du travail du cinéaste en amont, qui a su se montrer digne d’une telle confiance. La chance que constitue pour le film de pouvoir capter une situation aussi exceptionnelle se mesure en revanche très bien, tant en termes d’émotion pure que de dramaturgie. Des visages perclus s’y rouvrent petit à petit, un espoir ténu se lève à l’horizon, un enfant sort soudain de sa claustration mentale pour exister, on se met à marcher, sinon vers la lumière, du moins vers l’idée qu’elle existe et qu’on peut, à force de désir, la faire advenir. C’est le sens même de ce film, et de l’endroit précis où il rejoint cette famille qui a fait de cette idée le combat de sa vie.

Documentaire français de Sébastien Sébastien Lifshitz. Sur Arte.tv, à partir du 25 novembre. En diffusion le 2 décembre à 20 h 50.




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