mercredi 25 novembre 2020

PASCAL QUIGNARD : «JE ME FAIS PLEURER D’AVANCE»




Par Frédérique Roussel  — 

Dans son bureau blanc lumineux du XIXe à Paris, l’univers à trois cordes de Pascal Quignard se voit d’entrée : une importante bibliothèque, un piano et des partitions, des dessins sur les murs. Encore que certains soient partis le temps de l’exposition Pascal Quignard, fragments d’une écriture à la Bibliothèque nationale de France prévue jusqu’au 29 novembre. L’écrivain a donné de son vivant ses archives à l’institution. Un legs a priori paradoxal. Seul la totalité de Boutès (2008), sous vitrine au milieu de la salle, a réchappé au feu grâce à Irène Fenoglio, spécialiste en génétique (1). Les enveloppes qui contenaient ses autres manuscrits et des feuillets rescapés, affichés sur les murs, ont un côté pictural et charnel : le texte est rehaussé d’aquarelles colorées ou de peintures plus sombres. Sur le geste de l’abandon, dirigé par Mireille Calle-Gruber, montre bien ces variations langagières et imagières de l’œuvre. Lui ne se revendique ni peintre, ni musicien, ni philosophe. Son existence a été remplie de lecture et d’écriture. Son grand œuvre, «Dernier Royaume», ouvert en 2002 avec les Ombres errantes (prix Goncourt), se poursuit avec ce onzième tome, l’Homme aux trois lettres, périphrase pour désigner le voleur, fur en latin. Ecrire, c’est d’abord dérober, dit l’auteur de l’essai formé de récits courts, d’éclats autobiographiques, de citations de lectures, de formules contemplatives, dans un parcours erratique, poétique et onirique. Entretien.

Pourquoi mêler littérature et vol ?

Dans les Petits traités, j’avais trouvé une formule créée par Montaigne, qui dit que dans un traité, il faut deux thèmes. De même là, lorsqu’il y a la littérature, il y a aussi le vol. Un mouvement et un autre, ça les enrichit. Dès que j’ai l’ensemble de ces deux mouvements, tout le reste tombe et tout ce que j’ai lu se regroupe un petit peu comme de la limaille autour d’un morceau d’aimant.

«J’aime les livres», commencez-vous. Etiez-vous un grand lecteur déjà très jeune ?

La façon de pouvoir être seul dans une famille nombreuse lettrée, c’est de lire ou même de faire semblant de lire. C’était vital pour moi. Je crois que c’est vrai de beaucoup de vrais lecteurs.

«Je pense que je n’aurais pas survécu s’il ne s’était pas trouvé des livres pour tromper le désespoir.» C’est une autre raison ?

Sans Schubert par exemple, je crois qu’on peut mourir. Il y a des musiques qui permettent de vivre, qui empêche d’avoir envie de mourir. Même chose pour la littérature. Les Hauts de Hurlevent a dû faire du bien à des tas de gens.

Pourquoi cette écriture fragmentaire ?

Le cerveau est capable de quelques pulsions de réflexion, mais je ne crois absolument pas qu’il puisse le faire sur de longues périodes. Quand je lis dans certains essais des propositions répétées une, deux, trois fois, je vois comment la pensée ne pense plus à ces moments-là. Pour moi, elle pense par petits flashs analytiques. Ce que je cherche n’est pas volontaire, ni bien défini. Ce sont des portes de contemplation.

Aviez-vous en tête les étapes du «Dernier Royaume» en 2002 ?

Ce qui m’intéresse, et c’est le fruit de la psychanalyse, ce n’est pas la maîtrise, c’est d’essayer d’avoir une sorte d’accès à l’inconscient. C’est donc de ne pas avoir de possibilité panoramique une seconde à l’égard de ce que je vais faire. Dans ce cas-là, ce qui conclura l’ensemble, c’est la possibilité océanique, ce que détestait Freud par dessus tout. Ce que je fais est plutôt plus proche de Ferenczi. Le sujet en est très simple, c’est le temps. C’est tout ce qui est en moi. Voilà le projet. Maintenant j’en suis aux heures.

C’est-à-dire ?

Les livres d’heures. Les heures du duc de Berry par exemple, c’est magnifique. C’est très proche de cette invention géniale de la civilisation japonaise qui est de faire de chaque jour de l’année une époque, une saison, une fleur, une émotion.

Vous êtes sur les heures depuis que vous avez fini l’Homme aux trois lettres ?

Je ne peux pas travailler sur deux choses à la fois. Mon cerveau, le matin très tôt, sortant du rêve, dans mon petit lit, s’attelle à une seule tâche qui à la fois relit tout ce qui a été tapé la veille, et continue à écrire. J’ai toujours pratiqué ce système. Ça me prend quand même trente ou quarante versions. Et je ne décide pas de la fin, puisqu’elle est décidée par le texte lui-même le jour où je n’ai plus rien à corriger. Dans toutes mes lectures et tout ce que je fais, je regorge de possibilités. Parfois ce sont des romans qui surgissent, parfois des poèmes… C’est un magma d’émotions. Mais je suis toujours sur un seul mouvement de marée. J’ai une possibilité de concentration très grande, la joie de ma vie, mais pas plus de deux-trois heures par jour. Des écrivains disent qu’ils travaillent huit heures, j’en suis incapable. Vers 10 heures, ma journée est finie.

Pascal Quignard, Paris, août 1987

Pascal Quignard, en août 1987 à Paris. Photo Despatin & Gobeli

Avez-vous prévu une fin au «Dernier Royaume» ?

J’en ai prévu une. C’est plus fort que moi. Comme pour les romans, j’ai toujours des fins.

Est-elle déjà écrite ?

Non, je me fais pleurer d’avance. Dans l’histoire de la musique, de nombreux débuts sont fabuleux et la plupart des fins sont ratées. C’est souvent des remplissages, des accords qui se répètent, des facilités insensées. Une des plus belles fins qui soient, c’est le grave en fa mineur du sextuor d’Ernest Chausson. C’est une splendeur. Alors je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours la fin d’avance, je me fais pleurer avec mes fins. Elles m’émeuvent.

Donc vous avez la fin du «Dernier Royaume» ?

Oui, mais je serai mort avant.

Du coup, il n’y aura pas de fin.

C’est bien plus important que ce soit un océan plutôt qu’une mare. La joie, c’est quand je supprime les trois quarts de mon travail. Je peux dessiner, je peux écrire de la musique, mais je ne suis pas musicien, je ne suis pas dessinateur. Un vrai artiste, c’est celui qui est obsédé par quelque chose et qui le sature. Il n’y a que l’écrit que je sature. Saturer veut dire supprimer énormément. Mais je ne veux jamais laisser ce sentiment que ce que j’ai trouvé pour moi a le moindre intérêt pour autrui. Je ne suis pas un maître artisan.

Est-ce que la fin pourrait être une naissance ?

De l’univers ? Ça ne pourrait pas être la destruction de la nature, et pourtant… On la détruit. Non, c’est forcément une dette d’amour à l’égard de la jeune femme allemande qui a représenté un bonheur. Il m’est arrivé quelque chose de très semblable à ce qui est arrivé à Françoise Dolto. Et elle a dit très simplement, on peut faire une dépression nerveuse à 18 mois parce qu’on peut tomber follement amoureux ou amoureuse à 18 mois. Et ça laisse des traces. Donc la fin est forcément dédiée à ces traces-là.

L’Homme aux trois lettres se termine sur le souffle d’outre-tombe de Cathy dans les Hauts de Hurlevent, une métaphore de la littérature ?

Quand Heathcliff entend un soupir sortir du cercueil, Emily Brontë écrit «a sigh», un souffle impossible qui monte. C’est ça la littérature. Dans le Yorkshire, forcément que les petites Brontë parlaient avec un accent imprononçable. Colette, que j’admire beaucoup, a eu jusqu’à la fin de ses jours un accent bourguignon affreux. La littérature c’est ça : il y a une voix dans Colette, d’un sensoriel, d’une beauté et d’une sensualité qui n’est pas bourguignonne, qui est une voix qu’à elle. On gagne une voix, comme disait Lacan, peut-être même qu’on gagne un nom ou un prénom, en écrivant comme disait Marguerite Duras. Il y a une voix qui naît, qui n’appartient pas d’ailleurs à celui qui écrit, mais au livre qu’on ouvre. Et c’est le «sigh». Ce qui est involable dans la littérature, c’est ça. J’ai vu l’endroit où écrivait Montaigne, une garde-robe pleine de peintures délavées d’Ovide, et là, il ne parlait pas périgourdin.

Pourquoi avoir décidé de donner vos archives ?

Je voulais donner pour qu’il n’y ait pas de retour. L’idée était d’épargner à ceux qui me suivraient le soin de le faire. C’était par désespoir, je peux utiliser le mot, quand j’ai vu ce qui se passait pour certains auteurs considérables… Et je me suis dit non. J’avais une petite tendance à aller vers celui dont je me sens le plus proche, Pierre Klossowski, dont le fonds est à la bibliothèque Doucet. C’était un très grand penseur, qui n’a pas été compris par tout le monde. Deleuze et Foucault l’ont bien compris. Et nous étions tous deux les plus proches de Benveniste, notre maître en fait. Mais je vous le dit très franchement : il ne faut pas s’occuper de sa mort, la pulsion de mort est mauvaise. Il faut tout savoir perdre et abandonner, en décharger les autres et brûler le reste. C’est ce que j’ai choisi de faire. Toute ma vie, j’ai été bouleversé par la façon dont ceux qui survivaient avaient du mal à survivre, et parfois pouvaient tirer à vue sur ceux qu’ils avaient aimés, ne pas s’en soucier ou fuir ça comme la pire des choses. Voilà comment je l’ai fait. C’est illégitime de s’occuper de soi avant.

Détruisez-vous pour vous sentir plus léger ?

C’est plus grave que ça, j’ai toujours eu un plaisir à détruire les choses. Les assumer et ne pas les assumer, c’est vraiment double en moi, complètement.

N’est-ce pas pour renaître ?

Phénix, non. C’est plus sadique. Je reconnais que je n’aime pas faire la première version. M’astreindre à écrire, à formuler des phrases, des hypothèses profondes, des élucubrations complètes. Je les note mais ça me pèse énormément. C’est romantique, c’est lyrique, ça ne me plaît pas du tout. Un livre commence pour moi quand j’ai trois quarts de plus. La coupe, ce que les psychanalystes appellent la castration, j’adore ça. Ce n’est plus écrire, c’est composer son livre. Et brûler, ça appartient au domaine de l’adieu. Mais pas du tout un adieu mélancolique. Je suis allé sur la tombe de Tchouang-tseu, en Chine, en sachant qu’il n’y repose pas car comme tout chamane il voulait mourir dans les arbres dévoré par les oiseaux. L’idée de mourir tout nu, c’est le taoïsme. J’ai trop publié, semble-t-il, pour pouvoir prétendre être un taoïste. Et en même temps j’aime être très vide, de même que j’adore travailler dans les chambres d’hôtel, brûler tout. C’est très paradoxal.

Etes-vous taoïste ?

Je ne peux pas dire ça. Le mot tao veut dire sentier, route, voie et je n’ai pas de voie. Je suis pré-tao, avant la voie. Je suis perdu. Perdu mais heureux d’être perdu.

Que léguez-vous si vous avez presque tout brûlé ?

Mes fiches de lecture. Le thème d’Hermès, du voleur, est plus important pour moi que celui de l’œdipe. Nous ne sommes rien, nous avons tout volé. Et mes classeurs de fiches représentent tous les vols. Je veux qu’on dise : il n’a pas prétendu être un romantique ou un génie qui sort de lui-même quelque chose du rien, voilà ce qu’il a volé. Comme une abeille, il montre sa ruche, c’est ça que je veux léguer.

Depuis quand constituez-vous ces classeurs ?

J’étais étudiant à Nanterre, vers 1965. C’est le hasard qui m’a fait trouver ce système très simple qui perdure. En haut de chaque page, j’écris le nom de l’auteur, comme celui-ci, «Levinas». Et panoramiquement, j’ai toutes mes lectures depuis plus de cinquante ans.

Etre au onzième tome d’un grand œuvre, n’est-ce pas être sur une voie ?

Non, c’est un état d’immersion. La pensée construite volontaire n’est pas pour moi. Ni le rêve absolu, rêver pour les autres, car je ne suis pas chamane. Mais les états d’absorption, de contemplation, des états où l’on perd le sens du temps… Se retrouver dans une bulle étrange, c’est ce qu’on appelle en psychiatrie le quatrième état, c’est ça qui m’intéresse. Ce n’est pas l’hypnose non plus qui est liée au langage. Mais c’est un état d’engloutissement, le bonheur. C’est ça que je cherche, depuis tout petit enfant.

Etait-ce un refuge ?

Ce n’est pas un refuge, c’est un vertige, une extase. Autant s’occuper de sa mort, je trouve cela douteux, autant se laisser absorber complètement par la sensation, par le sensoriel, je trouve cela parfaitement magnifique. J’ai voulu faire la première de notre récit-récital Boutès ou le désir de se jeter à l’eau avec Aline Piboule, la seule pianiste sur terre à être capable de jouer une transcription de la Mer de Debussy, dans la tour de Montaigne. On l’accusait d’avoir fui la peste, l’épidémie, et d’être rentré dans sa tour avec femme et enfants. Il avait créé en bas une chapelle pour toutes les religions. Lui s’en fichait royalement, je crois qu’il ne s’intéressait pas du tout à ça. Et il a préservé une liberté, et la liberté c’est mieux que le refuge.

 Enveloppe du manuscrit de Boutès. dessin dePascal Quignard
CREDIT BnF, dpt. Manuscrits, Fonds Quignard

Enveloppe du manuscrit de Boutès, dessin de P. Quignard. BnF. Fonds Quignard

Les taoïstes disaient non à l’empereur qui voulait les faire travailler, ils se bouchaient les oreilles, s’enfuyaient… Par un mépris extraordinairement violent du désir de dominer l’autre, du pouvoir. Ils voulaient rester sauvages. Le sauvage n’est pas inférieur à la domestication forcenée et à la nation-Etat. La suite de ma tournée se fera chez Etienne de La Boétie à Sarlat, pour qui l’Etat n’était pas la bonne formule. C’est plus vaillant que du refuge, c’est aussi du refus. L’engagement en revanche me paraît douteux, car on est forcément pris dans le mouvement de la vague. Personne ne peut s’abriter derrière ce que j’ai fait pour proposer quelque chose de dangereux ou même d’un tout petit peu grégaire. Je trouve ça déjà très bien.

Il vous arrive de dessiner, sur vos écrits, pourquoi ?

Quand je cherche quelque chose, j’ai besoin d’avoir des images, ou plutôt des scènes. Elles n’ont pas de signification, comme dans les rêves, on peut s’appuyer sur elles pour parfois découvrir un autre sens et elles sont de ce fait beaucoup plus riches. Moi j’ai besoin de rêves pour pouvoir décider de qui j’aime, qui j’aime pas, ce que je veux, ce que je veux pas. La langue n’est pas faite pour les rêves. Mais je ne suis pas peintre, je griffonne. Sauf pour Terrasses à Rome, j’ai fait plein de dessins pour imaginer ce que faisait mon personnage graveur.

Avez-vous beaucoup dessiné ?

J’ai aussi beaucoup brûlé. A 17-18 ans, je vivais à Sèvres où mon père était proviseur. J’ai fait un grand brasier devant le pavillon de Lully. Quand je peins ou dessine, ce n’est pas la beauté que je cherche. Il y a des écrivains qui sont des peintres, comme Claude Simon pendant vingt ans avant d’écrire. Il y a des écrivains qui deviennent peintres. J’admire Pierre Klossowski qui a vraiment décidé de ne plus écrire.

Comment est lu «Dernier Royaume» ?

Ce doit être troublant. Tous mes textes sont publiés au Japon, parfois directement comme un livre récent sur Nagasaki. J’ai vécu dans un port en ruines, Le Havre, Nagasaki était un port en ruines et j’avais une sorte de dette par rapport à la violence américaine contre la population. Je suis très lié à eux, ils sont tout aussi enfermés que nous le sommes dans un confinement. Il m’a fait prendre conscience, avec les lettres que je reçois, que nous sommes dans des mondes tout à fait différents. Eux, ils le vivent un peu à la japonaise comme la vengeance du dieu. L’épidémie pour eux, c’est la vie qui se venge de Fukushima. Et le virus, c’est un virus vivant, un bon démon avec lequel il faut pacifier. Pour nous, c’est comme un ennemi, comme l’Occident a toujours vécu la nature, tandis que pour eux, elle représente la mère, le père, le jadis, et elle nous gronde. Je pense qu’ils me lisent comme des poèmes, qui accompagnent la nature et les sens. J’ai cherché dans le monde chinois, japonais de quoi me faire un jardin d’éden très sensoriel qui doit les toucher.


(1) Sur le désir de se jeter à l’eau, avec Irène Fenoglio, Presses Sorbonne nouvelle, 2011.

Frédérique Roussel 

Pascal Quignard

L’homme aux trois lettres Grasset, 184 pp.

Sous la direction de Mireille Calle-Gruber

Sur le geste de l’abandon, Pascal Quignard Hermann, 194 pp.


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