vendredi 27 novembre 2020

LORA JUODKAITE, L’ESSENCE GIRATOIRE

Par Ève Beauvallet  — 

Connue pour sa faculté à tourner sur elle-même sans relâche, la danseuse rencontre une chamane dans un mini-film de Rachid Ouramdane, visible sur le Web.

Lora Juodkaite, l’essence giratoire
Lora Juodkaite, l’essence giratoire Photo Jean-Camille Goimard

Lora Juodkaite tourne sur elle-même depuis qu’elle est enfant. Impossible de savoir quand, elle se rappelle juste avoir toujours tourné. Tous les jours, même malade ou fatiguée, parfois des dizaines de minutes, parfois à une vitesse qu’aucun athlète ou aucun mage ne pourrait égaler. Sa pratique n’est codifiée nulle part, dans aucun ballet d’opéra, ni aucun rite encore recensé. Il y a bien sûr les derviches tourneurs, et les rituels gnawas, mais rien à voir avec Lora Juodkaite qui, hors de quelque spiritualité instituée, s’est mise à s’enrouler sur elle-même pour accéder à une autre dimension du corps et de l’âme, plonger dans les abysses du mental, vers ce que les os profonds ont pu consigner - elle tourne, dit-elle, pour se «calmer».

Toupie

En Lituanie, où elle a grandi, sa mère, médecin, et plus largement l’entourage de la petite fille ont pu s’alarmer du «problème». La jeune femme a continué en secret. Elle deviendra danseuse. Il y aura les chorégraphies d’un côté, et la giration de l’autre, sans porosité. Et puis en 2005, en Russie, il y a eu cet atelier mené par le chorégraphe français Rachid Ouramdane, un documentariste qui cherche l’endroit où le corps façonne à sa manière l’intimité. Leur collaboration étroite dure depuis quinze ans. La toupie, sur les scènes de théâtre, s’est ornée d’une myriade de motifs, que Lora Juodkaite continue de décliner. On se rappelle Des témoins ordinaires (2009), pièce basée sur les témoignages de personnes victimes de torture et de barbarie, dans laquelle Lora Juodkaite forait le plateau et déréglait la perception du temps. La salle avait retenu son souffle comme un seul diaphragme. Combien de temps avait-elle tourné ?

Aujourd’hui, alors qu’il dévoile un beau court métrage dans lequel danse Lora Juodkaite, Rachid Ouramdane raconte : «Jamais je n’ai cherché à nommer avec Lora sa pratique, à la classifier ou la circonscrire. Ce serait la limiter. On est souvent impressionné par la fulgurance de ses tours, mais ce qui est très intrigant, c’est qu’elle est comme dans l’œil du cyclone, dans un état de calme absolu, presque planant.» Elle dit parfois que ce n’est pas elle qui tourne mais que ça tourne autour d’elle. Cet état de conscience modifié, la façon dont il altère les sons, les lumières et stimule le souvenir, était au centre d’une autre pièce, Tordre, avec la danseuse Annie Hanauer. Dans le micro HF, Lora Juodkaite murmurait en tournoyant à grande vitesse : «Je cherche un endroit silencieux.» Un de ses plus beaux portraits, parmi ceux qu’a mis en scène Ouramdane.

Transe

Le court métrage qui circule aujourd’hui sur le Web, Dans le noir on voit mieux, réalisé à la faveur d’un laboratoire de rencontres entre artistes et chercheurs mené par la revue ADN, offre un autre écrin à la pratique de Lora Juodkaite. A sa giration, filmée dans une grande proximité, répond en voix off le témoignage d’une chamane, Céline Dartanian, que le chorégraphe a souhaité orienter sur le terrain de la physicalité plus que vers le voyage spirituel. Deux expériences de transe, deux cousines éloignées, qu’on espère voir se déployer un jour sur un plateau, ce lieu où il arrive encore qu’on soit à la fois ici et ailleurs, bizarrement habité.

Dans le noir on voit mieux de Rachid Ouramdane, dans le cadre de l’ADN Dance Living Lab, Visible sur YouTube.




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