samedi 28 novembre 2020

« Le Covid-19 est un terrible révélateur des fractures sanitaires de la planète »


 




CHRONIQUE

Philippe Bernard
editorialiste au "Monde"

Les habitants des pays pauvres risquent d’être les derniers servis en vaccin anti-Covid-19, mais aussi de subir le dramatique retour des maladies « classiques » induit par cette épidémie, observe Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.

Publié le 28 novembre 2020

Des parents amènent leurs enfants se faire vacciner contre la polio, le 23 novembre à Calcutta (Inde).

Chronique. Rarement la marche du monde a été à ce point suspendue à une découverte scientifique. Jamais sans doute l’impératif de solidarité planétaire que suppose l’efficacité de la vaccination n’a été aussi clairement mis en lumière. L’ironie veut que ces injections protectrices soient considérées avec suspicion par nombre de ceux qui sont censés en bénéficier les premiers et qui ont le plus de chances d’y accéder : les citoyens des pays riches pour qui mourir massivement d’une maladie n’est plus acceptable.

Les Français se distinguent par un taux de méfiance exceptionnel : seuls 54 % d’entre eux sont volontaires pour la vaccination, avec un pic net chez les plus âgés. Les seniors se sentent probablement plus vulnérables. Sans doute aussi se souviennent-ils d’avoir côtoyé dans leur enfance des camarades atteints de polio, avant que la révolution vaccinale ne fasse disparaître cette terrible maladie. Si le monde développé avait oublié ce que sa santé et sa prospérité doivent à la vaccination, le Covid-19 devrait le lui rappeler.

Les habitants des pays pauvres, eux, n’ont pas besoin de cette « piqûre de rappel ». Ils savent ce que leur coûtent en souffrances et en pauvreté le déficit de vaccination et les maladies non vaincues, au premier rang desquelles la tuberculose, le paludisme et le sida. Or ils risquent non seulement d’être les derniers servis en vaccin anti-Covid-19 – ce qui ralentirait l’immunisation à l’échelle planétaire –, mais aussi de subir le dramatique retour des maladies « classiques » induit par cette épidémie, qui remet en cause les nets progrès de ces dernières années.

Différents obstacles à la prévention

Confinement, paralysie des transports, priorité absolue au Covid… l’actuelle pandémie provoque un grand bond en arrière dans la lutte contre les autres fléaux. Selon Bill Gates, que les milliards de dollars de sa fondation ont transformé de fait en « ministre de la santé » du tiers-monde, il a suffi de vingt-cinq semaines de pandémie pour anéantir vingt-cinq années de progression de la couverture vaccinale du monde, tombée soudain de 84 % à 70 %. Le Covid-19 perturbe les trois quarts des programmes de lutte contre le paludisme, la tuberculose et le sida.

Les malades vont moins consulter, l’accès aux soins est entravé, les traitements et les équipements préventifs (comme les moustiquaires imprégnées contre le paludisme) sont moins largement distribués. En Inde, le nombre de cas de tuberculose détectés a chuté drastiquement depuis le début de la pandémie. La Côte d’Ivoire ou le Kenya enregistrent une baisse spectaculaire de la fréquentation des centres de soins.

Ces différents obstacles à la prévention ou aux soins pourraient causer entre 200 000 et 400 000 morts supplémentaires de la tuberculose, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), renvoyant le monde de cinq à huit ans en arrière. Quant à l’hécatombe du paludisme (qui pèse à 90 % sur l’Afrique de l’Ouest), elle pourrait quasiment doubler et faire 769 000 morts par an.

En recul sur les fléaux traditionnels, les pays en développement risquent en outre d’être défavorisés dans la distribution des vaccins anti-Covid, marché dans lequel les Etats développés se sont réservé la part du lion. A eux seuls, des Etats représentant 13 % de la population mondiale ont mis la main sur 51 % des doses des principaux vaccins en cours d’expérimentation, estimait en septembre l’ONG Oxfam. Et rien ne dit que Covax, la plate-forme de l’OMS chargée de répartir équitablement 2 milliards de doses de vaccin d’ici à la fin 2021, aura les moyens de sa mission.

La course frénétique au vaccin anti-Covid contraste spectaculairement avec l’interminable recherche de vaccins contre le paludisme – 380 000 morts en Afrique en 2018, soit dix fois le nombre des victimes du Covid-19 sur le continent – et la tuberculose – 1,5 million de morts par an, soit l’équivalent du bilan mondial du Covid-19 jusqu’à présent.

Quelques mois ont suffi pour mettre au point plusieurs vaccins contre la pandémie mondiale. Mais il faudra sans doute attendre la fin de la décennie pour que soit disponible un vaccin capable d’éradiquer la tuberculose, maladie infectieuse la plus mortelle du monde. Cela fait déjà dix ans que ce produit destiné à remplacer l’antique et désormais peu efficace BCG, et baptisé M72 par le laboratoire GlaxoSmithKline (GSK), est en développement. La phase 3 des essais, sur un large groupe, n’a toujours pas commencé, en dépit du financement de la Fondation Gates à qui GSK a cédé ses droits.

Un défi nouveau

Course de vitesse d’un côté, long parcours d’obstacles de l’autre. Le budget (1 milliard de dollars) consacré par le gouvernement américain à chacun des contrats passés avec les laboratoires développant un vaccin anti-Covid équivaut aux sommes consacrées en dix ans dans le monde entier au vaccin contre la tuberculose. La bataille contre ces maladies ne se résume évidemment pas à des équations financières. La tuberculose, maladie bactérienne aux formes variées, est aussi vieille que l’humanité, là où le Covid-19, maladie virale, est apparu l’an dernier.

Mais qui peut nier que les maladies des pays pauvres – seuls 3 % des tuberculeux vivent en Europe – intéressent moins investisseurs, laboratoires pharmaceutiques, gouvernants et donc chercheurs, que celles qui frappent des populations solvables ? Qui peut s’empêcher de penser que le paludisme ou la tuberculose seraient vaincus si l’on y mettait « le paquet », comme sur le Covid-19 ?

En s’attaquant à l’humanité entière, le coronavirus agit comme un terrible révélateur des fractures sanitaires de la planète. On s’en doutait, le prix de la vie humaine n’est pas le même sous toutes les latitudes. Un Européen vit en moyenne vingt ans de plus qu’un Africain. Mais la pandémie pose un défi nouveau en matière de solidarité et d’égalité : elle ne s’arrêtera que si son remède – la vaccination – est suffisamment partagé par l’humanité.


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