vendredi 20 novembre 2020

La société a-t-elle les complotistes qu’elle mérite ?

Par Julien Cueille, enseignant dans le secondaire et auteur du «Symptôme complotiste» — 

Rassemblement de syndicats d'enseignants contre le protocole sanitaire du gouvernement, mal préparé selon eux, à Toulouse, le 10 novembre.

Rassemblement de syndicats d'enseignants contre le protocole sanitaire du gouvernement, mal préparé selon eux, à Toulouse, le 10 novembre. Photo Ulrich Lebeuf. Myop pour Libération

Lors d’un débat sur le Covid-19 organisé en classe, des élèves échangent des propos complotistes… Leur professeur s’inquiète et s’interroge : n’est-ce pas aussi une remise en question d’un pouvoir qui s’incarne de plus en plus en un savoir surplombant ?

J’ai l’habitude de proposer aux élèves des discussions à visée philosophique sur des questions dites «socialement vives», de celles qu’on tait parfois pour ne pas faire de vagues. Après l’assassinat de Samuel Paty, l’annonce d’un reconfinement pendant les vacances scolaires (où les échanges collectifs étaient difficiles) appelait évidemment, lui aussi, un moment de partage. Si les énoncés conspirationnistes sont restés très rares, voici quelle a été la teneur du débat dans l’une de mes classes. J’ai commencé par ouvrir la question le plus largement possible : «Quel est votre ressenti à propos de l’aggravation de l’épidémie et des mesures de reconfinement ?». Les réponses ne se sont pas fait attendre : «mesures inutiles», ai-je entendu, «ça ne servira à rien» ; «ce n’est pas un confinement» ; «on veut juste nous faire bosser, comme si toute notre vie se réduisait à ça» ; le traitement inégal des grandes surfaces et des petits commerces leur paraissant également aberrant. Par ailleurs, pour les élèves de cet immense établissement (lequel compte près de 3 000 lycéens), l’insuffisance des locaux, en particulier à la cantine, rend impossible toute distanciation physique, et ils mangent, comme avant le virus, côte à côte dans un self bondé.

Beaucoup jugent donc le protocole proposé par le chef de l’Etat trop tardif, trop timide, mais surtout injuste. Comme leur connaissance factuelle des données de santé me semble lacunaire, je projette un graphique de l’accélération des courbes épidémiologiques. A ce moment-là, j’ai la surprise d’entendre les mêmes élèves me dire «mais de toute façon les chiffres sont faux». Comment cela ? Sont-ils sous-estimés ? «Non, ce ne sont pas des morts du Covid, c’est pour nous faire peur.» Un peu atterré, je reste silencieux. «Moi, dit l’une, j’ai vu une vidéo sur YouTube, c’est une dame dont un proche est mort du cancer, elle dit qu’il a été faussement comptabilisé Covid.» Donc, finalement, pas de quoi s’inquiéter de l’épidémie ? «Ben non, on veut juste nous le faire croire.» J’ai du mal à rétablir la cohérence : comment peut-on juger le reconfinement insuffisant, et prétendre que l’épidémie est un fake ? Cela ne semble pas les choquer. «De toute façon, reprend la même élève, je suis convaincue que le virus n’existe pas.» Un autre nuance : «On peut pas dire qu’il existe pas, mais il a été fabriqué par les Chinois pour anéantir la population.» Qui croire ? «C’est pour réduire la population mondiale, il y a trop de personnes âgées, ça coute cher.» Si la majorité sourit des thèses les plus extrêmes - l’inexistence du virus -, un grand nombre adhère à l’idée du complot. «Moi, rétorque une fille, je pense que c’est un complot, mais je ne saurais pas dire lequel.» Un seul dans la classe se dira réticent à l’égard de la thèse conspirationniste. Visiblement, la libération de la parole a eu des effets d’entraînement : certain·e·s, qui n’auraient peut-être pas soutenu de telles idées «à froid», ont pris un plaisir visible à entrer dans le jeu… Mais est-ce un jeu ?

Un peu dépité, je clos le tour de parole ; je ne suis intervenu dans le débat que pour distribuer la parole, la relancer le cas échéant, mais sans jamais donner mon point de vue.

Bien entendu, la réflexion sur le complotisme sera, plus tard, un moment important du cours de philo sur la vérité. Mais la critique du complotisme est un art difficile ; le professeur ne doit-il pas savoir résister à la tentation de répondre, ou d’avoir toujours le dernier mot ? Notre hiérarchie nous bombarde de pages dédiées, bourrées de liens avec des colloques d’«experts», des «bonnes pratiques», dont le point commun est toujours de ne laisser place à la parole des élèves qu’intégrée dans un «dispositif» formalisé qui conduit droit au but : la substitution d’un énoncé correct aux énoncés biaisés. Ecouter les adolescents ne fait décidément pas partie du programme. S’est-on demandé pourquoi ils éprouvaient le besoin de se livrer à de telles Saturnales, de pousser à bout les tenants de la «thèse officielle», les «pères» ?

Laisser parler les élèves au sujet du Covid-19 ou des attentats terroristes, est-ce courir un risque inutile, ouvrir une boîte de Pandore qui conduirait à perdre le contrôle ? A entendre des choses que nous ne supportons pas d’entendre ? A aviver les haines sous-jacentes ? On se souvient de la fameuse «fiche Eduscol», diffusée par le ministère aux enseignants à la sortie du confinement, et qui avait tant fait polémique, suggérant que toute position non «confiante» et «positive», de la part des élèves, pouvait être potentiellement «fronde contre les mesures gouvernementales», «communautariste» et «complotiste». Escalade symétrique, miroir d’une situation inextricable, d’une alliance objective où, comme dans Tom et Jerry, le chat des pouvoirs publics fait le jeu de la souris complotiste, qu’il n’a, certes, pas créée de toutes pièces, mais dont il entretient («inconsciemment», dirait Lacan) la provocation. Si les blousons noirs ou les punks d’autrefois se sont aujourd’hui changés en geeks aux propos «antisystème», c’est aussi parce qu’ils occupent la place que la société leur offre. La rébellion, souvent empêchée, prend pour cible la vérité : une «lutte des savoirs» qui aurait remplacé la lutte des classes ?

Certes, les propos que je viens de relater peuvent légitimement inquiéter. Mais leurs contradictions mêmes, leurs hésitations, leurs outrances aussi me semblent plutôt des indices qu’ils n’ont rien du systématisme machiavélique qu’on leur prête parfois. Nos «complotistes» en herbe ne sont souvent que des ados en crise qui cherchent par tous les moyens à se forger une identité provisoire : ils ne croient pas plus aux Illuminati qu’aux extraterrestres… sinon sur un mode décalé, prolongement de la rêverie du jeu ou de la fiction. Les théories du complot ne sont, pour l’immense majorité, qu’une bravade carnavalesque, non une affiliation sectaire. Elles sont, en tout cas, pour notre société, un formidable révélateur.

L’arrogance de nos élites, leurs volte-face ou leurs dénis ne contribuent-ils pas à entretenir les discours «antisystème» ? Car ces derniers ne sont pas, loin s’en faut, d’un seul bloc. Parmi des affirmations fantasques, scandaleuses ou même abjectes, ils peuvent parfois (sans le savoir ?) brasser quelques parcelles de vrai dans un océan d’inepties : ainsi lorsqu’on dénonce la recherche du profit de laboratoires pharmaceutiques - ce qu’il est difficile de nier - ou l’opportunisme de mesures autoritaires prises à la faveur du confinement - constat que beaucoup de non-complotistes peuvent partager -, sans parler des profits engrangés par les Gafam (principalement représentés, dans l’imaginaire complotiste, par Bill Gates). La société aurait-elle les grains de sable qu’elle mérite ? Comme la société victorienne avait ses hystériques, la nôtre a ses complotistes.



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