lundi 23 novembre 2020

Fesses en fresques à l'hôpital

Par Eric Favereau — 

Sur les murs des salles de garde, les réfectoires réservés aux internes, s’étalent des peintures où le sexe est roi. Un livre de photos les révèle pour la première fois alors qu’elles sont menacées de disparition.

C’est un magnifique bordel, la salle de garde. Un lieu unique à l’hôpital. Celui qui y entre pour la première fois a de quoi rester coi. Ainsi à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, sur des murs lépreux, s’étalent, dans des couleurs hurlantes, des fresques hallucinantes : phallus démesurés, coïts éclatés, corps explosés, seins gigantesques. Dans ce décor fellinien, des jeunes en blouses blanches - garçons et filles - déjeunent. Des internes, futurs médecins. De l’autre coté de la porte, commence la vie de l’hôpital, les malades, les chambres, l’attente, la douleur.

«Les salles de garde ?» Patrice Josset, vieux professeur d’histoire de la médecine - barbu aux larges bretelles -, répond sans hésiter : «C’est dommage, mais on assiste à leur disparition.»«Tous les dix ans,on nous prédit la fin des salles de gardes. Elles sont toujours là, plus vivantes que jamais», répond vivement Christophe Vidal. Interne en chirurgie, il préside l’Association pour la préservation du patrimoine de l’internat, l’Appi, dont l’une des missions est précisément la sauvegarde des salles de garde.

Symptôme d’une page qui semble se tourner, historiens, photographes et anthropologues s’y bousculent désormais pour en dessiner l’histoire. Ainsi le photographe Gilles Tondini publie ce mois-ci l’Image obscène (Editions Mark Batty Publisher), un étonnant ouvrage qui donne à voir les fresques peintes dans les salles de garde des plus grands hôpitaux parisiens. «En érection, en éruption, dans les culs, dans les bouches, le phallus s’étire et se tend sur les murs maculés. Démesuré et turgescent, il trône dans cet Olympe sans dieux», est-il écrit en introduction. Dans ce livre comme dans la réalité, on se demande dans quel monde on s’est perdu.

«Les salles de garde répondent à un besoin. Elles sont le fruit d’une époque», dit Patrice Josset, auteur en 1997 d’un livre sur ces lieux (1). «Je prends l’exemple de mon hôpital pédiatrique, Armand-Trousseau [Paris, XIIe]. Dans les années 30, 10 000 enfants étaient hospitalisés chaque année. Et chaque année, il y avait 3 000 décès. Vous vous rendez compte ? Près de 10 morts par jour ! D’un côté, on soignait et de l’autre on mourait en masse. Les internes étaient au cœur de l’hôpital. Ils avaient un besoin absolu d’un lieu à l’écart, à l’hôpital, où ils pouvaient décompenser.» Après Thanatos, Eros. Pour oublier.

Bouteilles sabrées au couteau

On a compris : la salle de garde est un sas, un entre-deux, mais aussi un lieu où se réunit le personnel assurant le «service de garde». «Il y a un lien très fort entre l’histoire des salles de garde et celle des compagnons, ces ouvriers d’excellence formés par leurs pairs», poursuit le professeur Patrice Josset. «Au XVIIIe siècle, les premiers hôpitaux sont le royaume de la corporation des chirurgiens barbiers. Ce sont eux qui vont faire les incisions, les saignées, redresser les fractures, etc.» Ils vivent à l’hôpital, il leur faut un endroit pour manger et dormir. On met à leur disposition des chambres, un réfectoire, une cuisine. Quand le statut d’interne est créé en 1802, imposant aux élèves de médecine qui ont réussi le concours de vivre à l’hôpital, en «internat», ils héritent des salles de garde. Celles-ci deviennent alors un lieu de repli, de décompensation, de camaraderie, habité par un rituel qui se perpétue aujourd’hui encore.

Ici, il y a un chef et un seul, élu : l’économe, qui s’assoit toujours le premier. Pour le repas, les tables sont disposées en U autour de la table économale. Chaque arrivant salue chacun de ses pairs d’une tape dans le dos, puis s’installe. Pas n’importe où : on se place par ordre d’arrivée en «quinconce». Aucun siège ne doit rester vacant entre deux internes «pour éviter qu’ils ne se groupent par service ou affinités», note Patrice Josset. Ensuite, interdiction de parler de médecine, religion ou politique. Tout contrevenant au règlement est susceptible d’être puni d’une «taxe», choisie par l’économe ou par un jeu de roulette. Interdit aussi de se lever sans l’autorisation de l’économe, d’utiliser un tire-bouchon : les bouteilles doivent être sabrées au couteau. Pas de serviette de table : on s’essuie dans la nappe. Les applaudissements sont prohibés. Tout cela, jusqu’à l’heure du café. Quand il est servi, les interdits sautent, de même que tombe l’autorité de l’économe. «C’est à ce moment que les internes discutent de tout, de cas médicaux, échangent des avis, accélèrent souvent les rendez-vous de plusieurs jours.» Mais la fonction de la salle de garde ne se limite pas à celle de réfectoire. Elle est aussi salle de bal accueillant une fête, baptisée «Tonus», pour l’arrivée et le départ, tous les six mois, des internes. Une salle qui se décore de fresques, donc, à repeindre régulièrement…

«On peut sourire de ce rituel, se dire que tout cela est dépassé, dit Florence Godfroy, jeune interne en anesthésie, mais pour nous, c’est important. On s’inscrit dans une histoire. Et puis, avoir des règles, manger entre nous, se retrouver entre internes, c’est vraiment un plaisir.» Cette jeune femme a été élue économe à l’hôpital Necker, à Paris, avant d’être en poste à l’hôpital Marie-Lannelongue, au Plessis-Robinson, dans les Hauts-de-Seine. «Parfois, les journées sont vraiment dures. Ce lieu nous sert d’exutoire. On me demande souvent si l’ambiance n’est pas trop machiste. Moi, cela ne me choque pas.» Mais les fresques ? «On s’y habitue, et puis il y a de plus en plus de filles en salle de garde.»

Malgré l’attachement des internes à «leur» salle de garde, plus d’un tiers ont fermé ou sont à l’abandon. Benoît H. interne à l’hôpital Henri-Mondor à Créteil, se bat pour l’ouverture d’une salle de garde dans l’hôpital, la dernière ayant fermé en 2003. «L’administration nous a donné un local, près du self-service. Mais on n’a même pas le droit d’avoir un frigidaire…»

«Survivance de l’image d’Epinal du carabin»

La salle de garde détonne dans l’hôpital du XXIsiècle, si propre. Quant aux internes, hier piliers de l’hôpital, ils ne font aujourd’hui que passer, changeant de service tous les six mois. Et puis, l’heure est à l’économie. Les salles de garde tournent avec «leur» cuisinier, autonome. Un luxe, pour l’administration hospitalière qui souvent commence par transférer la fourniture des repas des internes à la cuisine centrale, ainsi au Kremlin-Bicêtre ou à la Pitié-Salpêtrière. Avant de profiter de la rotation semestrielle des internes pour fermer la salle de garde, prétextant que tel service a besoin d’un peu d’espace…

Un folklore voué à disparaître, alors ? «Ces rituels et ces fresques ne sont pas seulement une survivance de l’image d’Epinal du carabin. Elles sont une mise en scène dont personne n’est dupe, un exercice de dérision indispensable dans ce métier si lourd, raconte Marie-Laurence Bouchon, qui a rédigé les textes d’Images obscènes. Mais dans l’espace standardisé de l’hôpital moderne, elles apparaissent comme le symbole d’une autre médecine. Il faut réinventer les salles de garde.» Il y a urgence, avant que toutes ne ferment… ou ne se transforment en musée.

 

Photos Gilles Tondini

 

(1) «La Salle de garde. Histoire et signification des rituels des salles de garde du Moyen Age à nos jours», de Patrice Josset. Editions le Léopard d’Or.


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