lundi 2 novembre 2020

Cynthia Fleury, philosophe : « Nous pouvons vraiment apprendre quelque chose de cette crise »


 




Face au double choc sanitaire et terroriste que nous vivons, la philosophe souligne, dans un entretien au « Monde », qu’il nous faut « refonder nos modèles de résilience collective ».

Propos recueillis par Nicolas Truong Publié le 2 novembre 2020

Professeure titulaire de la chaire humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de philosophie à l’hôpital, au GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Cynthia Fleury vient de publier Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 326 pages, 21 euros). Alors que, pour la philosophe, le sentiment de ne plus comprendre le monde qui nous entoure n’est pas nouveau, elle explique comment affronter le sentiment de répétition et d’abattement qui peut gagner la population.

Comment vivre avec ce double choc des nouvelles mesures de confinement et du retour des attentats terroristes en France ?

Il va falloir considérer la capacité de discernement comme une nécessité vitale : activer à la fois la faculté de jugement, sa fonction de déconstruction et de mise à nu des phénomènes : cesser de nier la politisation de l’islam, très active dans le monde et sur le sol français depuis la fin des années 1990, et de l’autre côté, consolider toutes les politiques publiques qui font l’honneur et la différence, universaliste, de l’Etat social de droit français. C’est une double gageure, le tout sur fond d’une crise pandémique qui nous précipite dans des sentiments d’insécurisations multiples que les générations les plus anciennes ont bien connus, mais dont elles nous ont finalement peu transmis les leviers pour y résister.

Pourquoi nos aînés nous ont-ils si peu transmis l’expérience de la traversée des sombres temps des guerres et des crises passées ?

Il y a eu bien sûr quantité de travaux historiques et de mémoire, mais la culture sociétale a été celle d’une société de consommation se déployant sans frein, interrogeant peu ses externalités négatives – en tout cas, de façon populaire –, voulant sans doute oublier la catastrophe de la seconde guerre mondiale dont elles étaient issues. J’ai beaucoup échangé ces derniers mois avec des aînés, plus ou moins autonomes ou atteints de dépendance : personne ne veut comparer ce qui n’est pas comparable, pourtant beaucoup ont un sentiment de répétition, ils craignent le retour sous d’autres formes de ce qui a été, et là tout devient confus : le terrorisme, le Covid-19, la précarisation socio-économique qu’ils ressentent, notamment chez les actifs et plus jeunes, la violence des réseaux sociaux, le manque de civilité ambiant, la montée constante de l’agressivité sous des formes de plus en plus banalisées.

Là encore, ce sentiment de ne plus comprendre le monde qui nous entoure n’est pas nouveau, il signe sans doute ce moment où chacun d’entre nous commence à faire connaissance avec un monde qui se passera de lui… Il n’empêche, la confrontation avec le climat d’incertitude leur remémore les moments difficiles de l’histoire collective qui était la leur.

Ce sentiment de répétition vécu par les plus anciens est aussi partagé par les autres générations. L’idée de vivre, avec le retour du confinement, « un jour sans fin » comme dit le président, est communément partagée. Comment l’affronter ?

Le sentiment d’un « jour sans fin » était déjà très présent avant le premier confinement : automatisme des conduites, accélérations des modes de vie, sentiment de réification, disparition des lignes démarcatives entre la vie privée et le monde professionnel, pressions permanentes, injonctions à la performance… On se fabriquait déjà très artificiellement des jours sans fin. Là, il y a le Réel, le non-synthétisable, qui vient aussi s’énoncer sous cette modalité. J’espère que cela nous passera l’envie de nous fabriquer des jours sans fin inutiles. Ces prochaines années, l’expérience de l’incertitude, dans sa dimension plus irréductible, va être importante. J’espère qu’elle nous enseignera à faire le tri entre les incertitudes irréductibles et toutes celles qui sont strictement artificielles.

Comment faire face et faire preuve de courage, alors que beaucoup ont l’impression d’être coincés entre la crainte du virus et la peur du terrorisme ?

Vous dites « coincés » ? Voilà déjà une première piste : ne pas se laisser piéger, enfermer dans la « binarisation ». Redéployer tous les chemins alternatifs, mais de façon coordonnée, pour rappeler à chacun que la mue sociétale existe déjà dans quantité d’endroits : économie sociale et solidaire, « commons » et « undercommons » de toutes sortes, protocoles robustes de démocratie participative, responsabilité sociale et sociétale des entreprises, droits d’expérimentations, indicateurs multiples pour mesurer et promouvoir les externalités positives de l’économie, sans parler du fait que les forces vives sont aussi là, notamment avec les nouvelles générations qui désirent « transformer » autrement le monde, faire histoire alors même que les thèses de la fin de l’histoire ont été si prégnantes.

C’est un pacte avec le commencement qu’il nous faut poser, ce courage de l’émergence, de faire émergence ensemble. Il y a quantité d’ennemis de cette transformation, mais tous les outils sont aussi là pour les destituer.

Pouvions-nous anticiper ces déflagrations : la prévision d’une seconde vague n’aurait-elle pas dû contraindre le gouvernement à déconfiner de façon appropriée et à davantage s’y préparer ?

Il n’y a pas de parcours parfait du « déconfinement ». Personne ne peut nier que le gouvernement a pris conscience des effets délétères d’un confinement généralisé, appliqué sans aucun ajustement, et qu’il propose la voie de la cohabitation avec le virus. Néanmoins, il faut faire davantage confiance au binôme maire-préfet, à l’échelon local, pour adapter et trouver la juste mesure par rapport aux situations qui présentent toutes des vulnérabilités. L’aspect terrible de cette crise, c’est que nous arbitrons entre plusieurs vulnérabilités, que toutes sont à moyen et long terme dommageables. Ce moyen et long terme, il faut aussi le prendre en considération.

Il n’est pas possible de condamner socialement des personnes en les empêchant de produire une activité économique : ce sont des vies qui s’écroulent, des familles en danger, des aînés en danger aussi parce qu’ils sont soutenus par ces mêmes familles. Maintenant, il est possible d’émettre des critiques, de réfléchir avec le gouvernement pour tenter d’améliorer ou plutôt de favoriser « le moindre mal », mais il est assez indécent et ridicule de compter les points de sa « défaillance », d’être les inspecteurs des travaux finis. J’ai bien conscience que la ligne de crête n’est pas toujours évidente entre l’exercice d’une fonction critique et la polémique, mais l’enjeu est grand : nous pouvons vraiment apprendre quelque chose de cette crise, refonder nos modèles de résilience collective.

La republication des caricatures [du prophète Mahomet] n’aurait-elle pas dû conduire à mieux protéger ceux qui en faisaient usage ?

Chacun sait qu’en republiant les caricatures, ce qui est affirmé, c’est la défense de la liberté de pensée, mais aussi le droit à la désacralisation, à la fonction critique du dogme. Le blasphème est une notion sans pertinence aucune dans l’espace public rationnel, scientifique, au sens où nous argumentons des idées et ne vociférons pas seulement nos opinions et émotions. Il n’y a aucun « irrespect », bien au contraire. Les individus sont respectés mais les idées peuvent être déconstruites.

Comment enseigner à présent la liberté d’expression en classe ?

Déjà, il faut que les enseignants fassent bloc, qu’ils soient soutenus, protégés par leurs hiérarchies, par les parents d’élèves soucieux de défendre la laïcité. Ce front commun a beaucoup manqué ces dernières années. Ensuite, c’est un labeur, car il est quotidien, et souvent ce qui a été tissé à l’école est délégitimé ailleurs, par la société, les familles, les réseaux sociaux et donc, de nouveau, il faut recommencer le lendemain. C’est un travail qui durera de longues années. Après, les enseignements de la culture, de la littérature, de l’histoire, de la liberté de pensée ont heureusement leur pouvoir propre de séduction. Solliciter ce grand corpus des humanités reste une vraie stratégie de combat et de réussite.

Dans quelle mesure l’abominable assassinat de Samuel Paty et des trois victimes de la basilique de Nice relève-t-il du déferlement de ce que vous appelez les « pulsions ressentimistes » ?

Le fascisme, le complotisme, le conspirationnisme, le populisme, l’intégrisme religieux, l’islamisme, toutes ces idéologies sont différentes mais ont en partage de grands invariants, dont l’impossibilité d’accepter le réel de l’autre, et donc le réel tout court. Ces phénomènes sont structurés autour de la pulsion ressentimiste, consciente ou inconsciente, le délire de persécution, le fait de préférer la construction d’un « fétiche » en lieu et place de la réalité qui est refusée, car jugée insupportable, injuste – souvent à juste titre. Ce « fétiche » peut être tout à fait un dogme religieux, une conviction « antisystème », que sais-je.

Pour qualifier le fascisme, Wilhelm Reich (1897-1957) use de la notion de « peste émotionnelle », mais elle est parfaitement opérationnelle pour désigner le monde d’aujourd’hui, dans la mesure où, rappelle-t-il à raison, le « fascisme en moi » précède le fascisme. Autrement dit, ce sont les individus insécurisés psychiquement qui « basculent » dans le ressentiment et possiblement dans la haine contre autrui, qui choisissent un leader, n’importe lequel, du moment qu’il vient conforter cette pulsion ressentimiste.

Durkheim, un des pionniers de la sociologie critique, l’a souvent souligné : l’étude des « phénomènes sociologiques-psychiques » n’est pas une « annexe » de la sociologie, c’est le cœur même de la sociologie. Reich est très intéressant pour analyser ces hommes « nivelés »« moyens » qui s’embourbent dans leurs conflits pulsionnels, qui se présentent comme « apolitiques » et qui finissent par décapiter, torturer, dénoncer, diffamer, tout en se croyant parés de la justice.

Comment éviter que les pulsions ressentimistes prennent le dessus et ne conduisent à une guerre civile ou un conflit de civilisation ?

Il n’y a pas de chocs des civilisations au sens où les « civilisations » seraient essentialisées, hermétiques, orthogonales ; certaines seraient du côté de l’esprit critique, d’autres non. Il y a, en revanche, à l’intérieur de toutes les cultures, des forces qui luttent contre le pouvoir de la fonction critique, contre les forces d’émancipation individuelle et collective. Et cette lutte sera extrêmement difficile car l’islamisme intégriste a prospéré partout dans le monde, et son entrisme dans les sociétés européennes et occidentales est très ancré.

Une des manières de lutter contre le ressentiment, c’est déjà de le prévenir et donc de restaurer l’école comme une enceinte « armée » intellectuellement et institutionnellement, de consolider tous ses moyens pour lutter contre une culture ressentimiste insidieuse, d’utiliser toutes nos forces « culturelles », dont les médias, pour nous apprendre à sublimer ces tentations. Ensuite bien sûr, il y a les politiques publiques globales, mais il y a aussi le travail plus individuel, de résistance contre ce fléau, à l’intérieur de soi : le « grand combat », comme d’autres disent.


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