jeudi 26 novembre 2020

BOURDIEU, CHAMP DE VISIONS

Par Robert Maggiori  — 

Rédigé par 126 auteurs d’une vingtaine de pays, le copieux «Dictionnaire international Bourdieu» apporte les outils qui permettent de mieux saisir la richesse de l’œuvre du sociologue.

Pierre Bourdieu en janvier 1997.
Pierre Bourdieu en janvier 1997. Photo Patrick Messina. Contour. Getty Images

Si on pose que la sociologie est la science humaine qui définit l’«économie générale des pratiques», alors ses «objets» sont en nombre infini : lire un journal, louer un appartement, organiser une grève, acheter un livre, sont des «pratiques», tout comme jouer au rugby, visiter une exposition, aller au temple, porter un masque, faire l’amour par téléphone, se faire vacciner ou enseigner le droit à l’université. Comment arrive-t-elle à les «traiter» ? Elle peut certes requérir le concours d’autres disciplines, la philosophie, l’histoire de l’art et de la religion, l’économie, l’ethnologie ou la science politique. Mais elle doit surtout chercher à mettre au jour les «règles» qui régissent ces pratiques collectives. Règles qui au demeurant ne sont pas celles qu’on «se donne» (je décide de faire du vélo ou d’utiliser le rasoir mécanique) mais celles qu’on «reçoit», qu’on intègre sans s’en apercevoir et sans avoir l’impression de s’y soumettre (quelles données, quels effets de mode, quels changements sociaux font que des groupes d’individus renoncent au rasoir électrique jadis plébiscité, ou déclinent en version urbaine-chic l’usage de ce moyen de déplacement du pauvre qu’était le vélo ?). L’entreprise, si elle vise toutes les typologies de pratiques, paraît démesurée : elle se trouve pourtant réalisée en grande partie dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. De cette œuvre - faite, entre livres, articles, textes de conférences et autres, de plus de 340 publications, et amplifiée par la publication posthume de Manet : une révolution symbolique, ainsi que de plusieurs volumes de cours du Collège de France (Sur l’EtatSociologie générale I & II, Anthropologie économique) -, il est bien difficile de faire le tour. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a profondément transformé le paysage des sciences humaines, et continue, dans le monde entier, à alimenter la recherche, à être approfondie, amendée et, aussi, à faire l’objet de critiques, tantôt fondées, tantôt indexées à des critères plus politiques qu’épistémologiques. Il n’est donc pas étonnant qu’en plus des études critiques, qui continuent à faire florès, elle ait rendu nécessaire - événement éditorial et culturel - l’élaboration d’un dictionnaire tout entier, une «brique» de 968 pages, contenant près de 600 notices, rédigées, sous la direction de Gisèle Sapiro, par 126 auteurs venus de vingt pays différents : le Dictionnaire international Bourdieu.

Lexique commun

Soucieuse de définir les conditions mêmes de la recherche et de l’enquête sociologique, soutenue par un échafaudage conceptuel rigoureux et un désir quasi maniaque de «nuance», l’œuvre de Bourdieu se prête assez bien à la «mise en dictionnaire», lorsque celle-ci n’est pas une façon d’embaumer une pensée mais ressemble plutôt à ces tableaux connectés qui permettent en cliquant sur une icône de faire apparaître toutes les ramifications dans lesquelles sont pris les faits ou les concepts. Si les analyses relèvent d’une certaine complexité, c’est justement parce qu’elles sont réticulaires, et que le monde social auquel elles s’appliquent s’institue et se constitue lui-même de façon complexe, en réseaux inextricables.

Bourdieu ne s’est pas en effet «contenté» d’étudier le poids du social dans la détermination des trajectoires des sujets. S’il juge encore opératoires les notions de structure ou d’idéologie, héritées du structuralisme et du marxisme, il n’élabore cependant pas une «physique des faits sociaux», par laquelle l’individu serait façonné, et ne retient pas davantage l’idée contraire, soit un «subjectivisme» posant que l’agir individuel donne seul sens et finalité au social. Si sa sociologie a eu autant d’impact, c’est qu’elle cherche à définir les interactions, les passages, les feed-back, les inductions réciproques qu’il y a entre les régulations de l’univers «matériel» (par exemple l’Etat, les mesures économiques, l’univers de la culture, l’école, le sport, les politiques d’urbanisme, l’habitat, le commerce, les lieux de productions, etc.) et les schèmes de pensée, de perception, de classification et d’action que les sujets héritent de cet univers mais mettent également en œuvre pour le construire - ce que les notions de champ, d’habitus, de capital, de capital symbolique, tombées dans le lexique commun, permettent de penser. L’itinéraire personnel de Bourdieu est d’ailleurs en lui-même une illustration de ces interactions. Si l’individu n’était qu’un «épiphénomène» et si le social seul pouvait «vous envoyer là où il veut que vous alliez», le fils d’Albert Bourdieu et de Noëmie Duhau, né le 1er août 1930 à Denguin, petit village du Béarn, serait resté dans son milieu rural d’origine, aurait dû être cultivateur, facteur, petit propriétaire terrien ou rugbyman, et n’aurait jamais été détenteur d’une chaire de sociologie au Collège de France.

Comment rendre raison de cette sorte de consentement «inconscient» que les agents sociaux accordent au monde, comment démonter les mécanismes de reproduction des hiérarchies, ou les modalités suivant lesquelles se constituent les institutions sociales et les représentations de la réalité ? Ce serait une gageure que de vouloir résumer la façon dont Bourdieu a répondu à ces questions. On sait qu’il a recouru à la notion de «champ», qui autorise une compréhension plus fine de l’idée de «société», au sens où celle-ci est vue comme une superposition ou une étendue de champs, chaque champ étant organisé selon une logique propre, déterminée par les atouts et les «cartes» que l’individu peut y jouer, ou par le «capital» dont chacun dispose, qu’il s’agisse d’argent ou de biens, de «relations» et de réseaux sociaux, de diplômes, de statuts, de fonctions, de notoriété, de «prestige», d’«aura». L’œuvre de Bourdieu tient à l’exploration systématique de tous ces champs : elle montre comment se forment les catégories de la perception artistique, les structures temporelles, les critères du goût et les styles de vie, les discours, les figures du langage, le champ littéraire, journalistique, médiatique, politique, religieux, bureaucratique, académique, les hiérarchies sportives, sexuelles ou scolaires, bref, tout ce qui offre une «précondition» à l’agir et impose les cadres mentaux par lesquels le sujet, soumis à une imperceptible «violence symbolique», perçoit le monde naturel, social et culturel, et, naturellement, se perçoit lui-même. Voilà un véritable «monde», et une «langue» exigeant en effet un dictionnaire aux mille items.

Parcours particuliers

Sans du tout mettre hors jeu des ouvrages tels que le Dictionnaire Bourdieu, de Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré, paru en 2010, le Dictionnaire international Bourdieu permet la visite guidée de ce monde, et une véritable maîtrise de ses idiomes. Il n’offre pas uniquement des entrées «conceptuelles». Les «Concepts» représentent certes plus d’un tiers des notices : habitus, stratégie, illusio, déclassement, nomos, domination, reconnaissance, capital culturel, économique, social, etc. Mais le dictionnaire intègre d’autres catégories, qui souvent se recoupent et créent une navigation, un va-et-vient propice au «tissage» des idées : «Institutions», par exemple, renvoie aux lieux que Bourdieu a fréquentés (le lycée Louis-le-Grand, le Centre de sociologie européenne, l’EHESS, le Seuil, Raisons d’agir, Minuit, etc.), mais aussi aux «objets» qu’il a étudiés (les khâgnes, l’ENS, l’ENA, l’édition comme champ intellectuel…). On ne saurait les citer toutes («Personnes», «Ouvrages», «Méthodes et approches»…), mais il s’avère que chacune ouvre des parcours particuliers dans l’œuvre, qui finissent par en dessiner la carte complète. Ainsi les 155 notices consacrées aux «Personnes» dessinent-elles l’univers culturel et référentiel dans lequel évoluait Bourdieu : elles intègrent ses maîtres (Canguilhem, Gueroult, Vuillemin), les penseurs contemporains qu’il a fréquentés (Althusser, Bouveresse, Deleuze, Derrida ou Foucault), les philosophes classiques (Nietzsche, Pascal, Spinoza, Husserl ou Sartre), les spécialistes du langage (Austin, Searle, Benveniste, Chomsky, Saussure…), les sociologues (Durkheim, Weber, Elias, Goffman, Halbwachs…), les écrivains (Baudelaire, Flaubert, Faulkner), les peintres (Courbet, Manet), les historiens et historiens de l’art (Braudel, Duby, Skinner, Francastel, Panofsky), les théoriciens de la littérature ou les cinéastes (Barthes, Goldmann, Godard). Mais sans doute est-ce l’entrée «Pays, régions et villes» (comprenant l’Algérie et la Kabylie, objet des premières recherches ethnologiques) qui est la plus étonnante. Grâce à elle, il est en effet donné non seulement de connaître les aires géographiques, très étendues, dans lesquelles la pensée de Bourdieu a pénétré (de l’Allemagne à la Bolivie, du monde arabe aux pays nordiques, des Etats-Unis au Japon et à la Chine…) mais également de repérer les problèmes que chaque pays aborde ou traite avec des outils bourdieusiens (en Corée, les mécanismes de la reproduction des inégalités scolaires, en Argentine les relations entre champ intellectuel et champ politique, en Italie l’art et la culture populaire…).

Pierre Bourdieu, disparu le 23 janvier 2002, a toujours manifesté la crainte d’être un jour «manuélisé», ou, pire, transformé en monument historique - de ceux devant lesquels on s’incline ou que par aversion on refuse d’honorer. Le Dictionnaire international ne se situe dans aucune perspective d’«hommage» : sobre, précis, il se contente de donner les outils pour mieux comprendre des concepts, une méthode, des théories qui ont éclairé le monde social et donné lieu à tant de débats partout dans le monde. Il est en ce sens comme une «maison du savoir» ouverte à tous - expression par laquelle Pierre Bourdieu désignait son autre maison, le Collège de France.

Gisèle Sapiro (sous la direction de) Dictionnaire international Bourdieu Comité éditorial François Denord, Julien Duval, Mathieu Hauchecorne, Johan Heilbron, Franck Poupeau. Coordination éditoriale Hélène Seiler. CNRS édition, 968 pp.




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