vendredi 20 novembre 2020

A l'hôpital d'Argenteuil, «cette nuit, j’ai refusé trois patients de plus de 80 ans : trop compliqué»

Par Nathalie Raulin et Albert Facelly — 

Dans le service de réanimation du centre hospitalier d'Argenteuil, le 10 novembre.

Dans le service de réanimation du centre hospitalier d'Argenteuil, le 10 novembre. Photo Albert Facelly pour Libération

Dans le centre hospitalier de la sous-préfecture du Val-d'Oise, le service de réanimation compte 18 lits. Deux chambres sont encore disponibles. «Le flux de patients est maîtrisé», selon un médecin.

«Je ne vois pas comment ça peut repartir. Trois quarts d’heure d’arrêt toxique, c’est trop. Il faut arrêter. J’ai eu son fils.» Le chef du service de réanimation du centre hospitalier d’Argenteuil marque une pause. L’équipe médicale de relève a compris. L’un des quinze patients Covid du pavillon Madeleine-Bres, un homme de 58 ans, admis le 7 novembre dans un état critique, est perdu. D’une voix monocorde, le docteur Gaëtan Plantefeve relate la succession infernale de défaillances organiques qui, depuis 3 heures du matin, tiennent les réanimateurs en haleine : bradycardie, embolie pulmonaire, hypoxémie sévère entraînant l’arrêt du cœur. En salle de transmission, personne ne réagit. Dans l’entre-deux-mondes aseptisé de la réanimation, un décès n’est pas un événement. Moins encore depuis ce printemps d’épidémie galopante dans les quartiers denses et paupérisés de la sous-préfecture du Val-d’Oise : sur la centaine d’intubés à l’hôpital d’Argenteuil entre mars et mai, une quarantaine a quitté le service dans une housse mortuaire hermétique.

Cet automne, le tableau est moins tragique. Non que le profil des patients ait vraiment changé : les plus de 60 ans, hypertendus, diabétiques ou en surpoids sont toujours très majoritaires en réanimation. Leur séjour y est tout aussi long qu’au printemps : un mois en moyenne. Seulement, ils s’en relèvent plus souvent. «On a appris, explique le DPlantefeve, les traits à peine chiffonnés par sa nuit de garde mouvementée. On détecte beaucoup plus tôt les patients dont le sang est insuffisamment oxygéné alors même qu’ils n’ont pour tout signe clinique qu’une respiration rapide. On les place plus vite sous respirateur. On n’intube plus qu’en cas de nécessité absolue et le plus tard possible. Même s’ils n’évitent pas toujours la réa, ils se remettent plus facilement. Le taux de létalité est tombé de 40% durant la première vague Covid à 25% aujourd’hui.»

Devant ses quatorze collègues, l’athlétique médecin chef complète son débriefing : «Cette nuit, j’ai refusé trois patients de plus de 80 ans, trop compliqué. J’ai recommandé de l’oxygène à haut débit, mais pas de réa.» Dans la salle de transmission qui jouxte le hublot central du service, des hochements de têtes approbateurs accueillent la décision. Nul n’ignore la lourdeur des soins prodigués ici, les risques de surinfections bactériennes liées à l’intubation. Un passeport pour l’au-delà en cas de constitution fragile.

Argenteuil, le 10 novembre 2020. Service réanimation du Centre Hospitalier d'Argenteuil.

Photo Albert Facelly pour Libération

«La vérité, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il se passe»

Méduses aux pieds, le DDamien Contou traverse à pas cadencés la centaine de mètres qui sépare son bâtiment de l’unité post-urgence. L’état de trois malades placés sous respirateur se dégrade. Son avis de réanimateur de garde est requis. Dossier médical à l’appui, la discussion s’engage avec les urgentistes. Un consensus se dégage. La réanimation n’est une solution ni pour l’octogénaire, ni pour l’homme affaibli par plusieurs pathologies sévères. «Ce ne serait pas leur rendre service», insiste l’ancien chef de clinique à l’hôpital Mondor de Créteil. En aparté, il ajoute : «En ce moment, nous avons un patient de 42 ans, curarisé, intubé et paralysé des quatre membres depuis un mois. On ne se remet pas aisément d’une telle épreuve. A partir d’un certain âge, la réanimation est disproportionnée.» Le sort de la dernière pressentie, une sexagénaire aussi apeurée qu’essoufflée, reste en balance. «Si ça ne s’améliore pas, je reviendrai vous voir», lui promet le DContou.

Ce 10 novembre, dans la petite salle de repos des médecins réanimateurs, les masques tombent devant baguettes, pâtisseries et cafés dans un joyeux brouhaha. «On est loin du stress du printemps quand certains travaillaient en tenue de cosmonautes, confie un membre de l’équipe. On connaît mieux la pathogénicité du virus. Ce n’est pas Ebola et on est équipés. On ne rentre plus chez nous avec l’angoisse de contaminer nos proches. La peur a disparu.» Regard circulaire. Il ajoute : «Un peu trop peut-être.»

Le soulagement général puise dans le réel. Le choc sanitaire annoncé pour cet automne n’est toujours pas d’actualité. A l’hôpital d’Argenteuil, la capacité réanimatoire a été portée de 12 à 18 lits en prévision. Mais deux chambres sont encore vides, et l’une est occupée par un patient non-Covid. «C’est presque étal en réanimation, convient le DPlantefeve. Le flux de patients Covid est maîtrisé. Ça monte doucement d’une semaine sur l’autre mais il n’y a pas de rush.» Et qu’en est-il des effets des deux semaines de confinement ? «Vu les bouchons sur le périph, pas sûr que ce soit très efficace mais ça aide sans doute», estime un praticien. Il peine à croire que les restrictions imposées aux citoyens expliquent à elles seules le décalage entre les prévisions alarmistes des modélisateurs pour l’Ile-de-France et la réalité du terrain «La vérité, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il se passe. Est-ce le cycle naturel de la pandémie ? Le signe d’une plus grande vigilance de la population ? Le début d’une immunité collective ? Ce qui est sûr c’est que, dans le Val-d’Oise, la cinétique de l’épidémie n’a rien à voir avec mars.»

Argenteuil, le 10 novembre 2020. Service réanimation du Centre Hospitalier d'Argenteuil.

Photo Albert Facelly pour Libération

«On ne refuse pas les non-Covid : ils ne viennent pas»

Un constat dont l’hôpital d’Argenteuil a rapidement tiré les conséquences : à peine 30% des interventions en bloc opératoire ont été déprogrammées, loin des 50% minimum réclamés par la tutelle régionale pour libérer des lits et des bras. Las ! Même les malades non-Covid semblent avoir disparu : «Je ne sais pas où sont passés les infarctus, les AVC, les embolies pulmonaires, les traumatologies, s’interroge le DContou. Trois semaines qu’on ne les a pas vus. On ne refuse pas les non-Covid : ils ne viennent pas. Je ne me l’explique pas.»

L’ambiance est à la drôle de guerre pour les médecins mais toujours à la galère pour les soignants, cheville ouvrière du service réanimation. A eux reviennent les tâches les plus chronophages et les plus physiques : alimenter en médicaments les batteries de pousse-seringues, masser, nourrir les patients intubés. Les placer aussi en décubitus ventral quand ils étouffent. Leur cadre de santé, Céline Abella, le dit : «On manque cruellement de personnel.» Comble de malchance, huit de ses 50 agents sont ce mardi en arrêt de travail. Et aucun renfort à espérer, ni en interne, tous les services de l’hôpital continuant de tourner, ni de l’Agence régionale de santé, l’épidémie pressurisant tous les établissements d’Ile-de-France. «On tourne à une infirmière pour trois patients, alors que le seuil légal, c’est 2,5, poursuit la cadre de santé. Les filles râlent quand elles entendent que dans certains hôpitaux, c’est une infirmière pour deux. Ici, elles sont obligées de renoncer à leurs congés, et font jusqu’à 18 gardes de plus par mois. C’est rémunéré en heures supplémentaires, heureusement. Mais c’est épuisant et très compliqué à gérer.»

Presque entièrement camouflée entre charlotte, masque et blouse de protection, une étudiante infirmière anesthésiste interrompt son va-et-vient entre les chambres vitrées. Mobilisée pour pallier le sous-effectif, elle aussi donne libre cours à son amertume : «Je n’avais pas le choix puisque c’est l’hôpital qui paye mes études. Mais je suis ultradéçue car ma remise de diplôme a été repoussée de deux mois. C’est beaucoup quand on est étudiant.»

Au premier étage, dans l’unité de soins continus qui sert d’extension au service réanimation, même déprime latente. A quelques mètres de la chambre du patient décédé quelques heures plus tôt, une infirmière soupire : «Au printemps, il y avait des psychologues pour soutenir les familles. Mais ils sont partis et ça retombe sur nous.» On la sent excédée. La trentenaire expérimentée se dit juste «fatiguée». Au point presque de regretter la facilité d’accès qu’accorde désormais son service aux familles en deuil. Dans la chambre attenante, deux proches du défunt sont allongés sur lui, en larmes. «Le problème, c’est qu’ils sont réfractaires à toute précaution, s’inquiète l’infirmière. On se sent moins protégés qu’au printemps quand l’hôpital était plus clos. On se dit qu’ils mettent du virus partout.»

Argenteuil, le 10 novembre 2020. Service réanimation du Centre Hospitalier d'Argenteuil.Photo Albert Facelly pour Libération


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