mercredi 28 octobre 2020

« On attend de l’école qu’elle garantisse une communion totale de la jeunesse avec la nation »

L’historien Sébastien Ledoux, qui a enquêté sur le monde scolaire après les attentats de 2015, détaille les enjeux de la rentrée, lors de laquelle Samuel Paty sera honoré.

Propos recueillis par  Publié le 28 octobre 2020

François Hollande observe une minute de silence à l’école Jean-Jaurès, le 20 mars 2012, au Pré-Saint-Gervais, après une tuerie dans une école.

Sébastien Ledoux est chercheur et historien (Paris-I). Il a enseigné dix ans à Grigny (Essonne), et soutenu une thèse de doctorat sur le devoir de mémoire. Il termine une enquête de trois ans auprès d’écoles et d’établissements franciliens sur le monde scolaire face aux attentats de 2015, lancée dans le cadre de l’appel à projets « 13-Novembre » (CNRS/Inserm). Pour passer l’épreuve de la rentrée du 2 novembre, il appelle à miser sur le « collectif » des professeurs pour que la minute de silence fasse sens.

L’école doit reprendre lundi 2 novembre, et l’émotion suscitée par l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre, s’annonce très forte. Les enseignants vont devoir la canaliserComment faire ?

Le temps des vacances joue pour eux. Pour partager l’émotion entre collègues, pour s’échanger des ressources, des documents… En 2015, il leur avait fallu du jour au lendemain improviser l’accueil de leurs élèves.

On se souvient des débats que la minute de silence avait occasionnés le 8 janvier 2015, au lendemain de l’attaque contre « Charlie Hebdo ». Quels récits en font les enseignants ?

Cette minute de silence les a fait sortir de l’ordinaire de la classe. C’était d’ailleurs sa vocation : créer un « temps extraordinaire » de communion. Dans les récits que les enseignants m’en ont faits, se dessine une frontière très nette entre ceux qui ont organisé ce moment collectivement, à plusieurs classes, dans la cour par exemple. Et ceux qui sont restés seuls face à leurs élèves. Dans le premier cas, quand ils se sont appuyés sur un « collectif », en général, cela s’est très bien passé.

Et dans le second cas ?

Quand ils étaient seuls, cela a pu être plus compliqué. Je pense à un enseignant d’EPS en lycée professionnel qui m’a raconté sa minute de silence dans un gymnase, avec un tiers de sa classe en retrait. Ou à ce collège où le chef d’établissement, le CPE [conseiller principal d’éducation] et l’assistante sociale sont restés postés dans les couloirs, en attendant que les enseignants leur signalent des problèmes. Les équipes savaient très bien où ça allait poser problème, et pour qui.

Ces difficultés ont-elles été fréquentes ?

Environ un quart des enseignants et des personnels franciliens que j’ai auditionnés en ont fait état.

Qu’ont dit, qu’ont fait les élèves pour manifester leur opposition ?

On a tous entendu parler des minutes de silence interrompues au cri de « Allahou Akbar ». Au soir du 8 janvier 2015, les réseaux sociaux s’en faisaient déjà l’écho. La plupart des élèves ont manifesté leur opposition en se mettant en retrait du groupe. En tournant le dos à la classe ; parfois en continuant à écrire.

Cela reste le fait d’une minorité d’élèves, des jeunes qui ont en général un problème avec l’autorité – celle de l’adulte, de l’enseignant, de l’institution. Autrement dit, ce ne sont pas (ou exceptionnellement) des profils d’élèves avec un discours idéologique assumé.

La société s’est pourtant focalisée sur ces « incidents », ces minutes de silence chahutées…

C’est un paradigme historique : comme lors de la première guerre mondiale, on demande à la jeunesse de faire corps avec la nation attaquée. Et on attend de l’école qu’elle garantisse une communion totale et effective de la jeunesse avec la nation. Le défi est immense, et, dans ce contexte, toute dissension est interprétée comme un acte de trahison.

Cela a été très différent après les attentats du 13 novembre 2015…

L’émotion collective qui s’exprime après les attaques de novembre 2015 est très différente de celle de janvier. Novembre, c’est le Bataclan et les terrasses attaqués, mais c’est aussi le stade de Saint-Denis, un élément de culture populaire sur lequel on a peu insisté. Dans les lycées professionnels, dans les quartiers, pourtant, beaucoup d’élèves en ont parlé. Ils s’identifient aux victimes, ce qui n’était pas le cas, ou moins spontanément, en janvier.

Au-delà de la minute de silence, les enseignants doivent aussi amener leurs élèves à réfléchir aux attentats. Que sait-on des pratiques pédagogiques à ce sujet ?

Elles sont variables. En 2015, beaucoup d’enseignants, en dehors de la minute de silence, ont fait cours normalement. D’autres n’ont parlé que de ça pendant des jours. D’autres, encore, ont préféré différer l’échange pour ne pas réagir à chaud.

Il y a eu de très belles initiatives, collectives, ouvertes vers l’extérieur. Je pense notamment à un collège du 11arrondissement de Paris où des ateliers ont été animés pendant plusieurs mois, avec l’intervention d’intellectuels, d’avocats, de journalistes.

Samuel Paty a été assassiné pour avoir montré des caricatures de « Charlie ». Les montre-t-on en classe, ces caricatures ?

C’est un outil de débat essentiel. Dans les jours qui ont suivi les attaques contre Charlie, les enseignants ont pris appui en classe sur les caricatures, toutes les caricatures, religieuses, historiques, politiques… Face à des élèves convaincus que « Charlie est contre les musulmans », ou que « Charlie est l’ennemi de l’islam », ils ont rappelé l’histoire et l’usage des caricatures en France, la tradition de dérision autour des religions.

Je ne crois pas qu’il puisse y avoir un repli aujourd’hui, au contraire. Des professeurs qui parlent de désengagement, je n’en ai pas croisé. En revanche, s’exprimait déjà il y a cinq ans un vrai besoin de formation sur la dimension historique de la laïcité, sur le droit, sur la liberté d’expression, sur le blasphème… S’il y a parfois des failles dans les réponses pédagogiques, c’est qu’il y a des failles dans la formation des enseignants.

On peut aussi espérer qu’il y ait eu des progrès entre 2015 et 2020…

Il y a cinq ans, on a ouvert les yeux sur le flou qui entourait la notion de la laïcité chez chacun d’entre nous, y compris dans le monde enseignant. Une notion invoquée partout sans qu’on s’accorde toujours sur son sens. Depuis, on parle beaucoup de formation à la laïcité, de « référents laïcité », de ressources sur la laïcité… Mais, en dehors des enseignants d’histoire, beaucoup de collègues en sont encore à s’échanger des documents et des recherches personnels sur le sujet.

L’enjeu du 2 novembre pour moi est celui-là : va-t-on encore presque exclusivement se reposer sur les enseignants d’histoire dans les établissements pour faire œuvre de laïcité ?



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