jeudi 29 octobre 2020

Nouvelles technologies. Émotions danger !


 


Par Laure Andrillon, Illustration Benjamin Tejero — 

Nouvelles technologies. Émotions danger !

Nouvelles technologies. Émotions danger !

Le confinement a fait exploser l’usage du smartphone et des réseaux sociaux. Tel Narcisse s’admirant dans l’eau, nous sommes aujourd’hui encore plus happés par le reflet de nos écrans. Au risque de ne plus savoir éprouver ni solitude, ni ennui, ni contemplation. C’est l’objet d’un nouveau courant de recherche outre-Atlantique.

Le Narcisse des Métamorphoses d’Ovide a dépéri de ne pouvoir détacher les yeux de son reflet, rencontré par accident alors qu’il croyait poser son regard sur l’eau. Le Narcisse d’aujourd’hui se perd plutôt de sa propre initiative : il empoigne son téléphone pour river son regard sur un écran, fasciné par ces autres reflets que sont les selfies, les réseaux sociaux, les statistiques d’applications mesurant toutes sortes de performances. Comme s’il avait besoin du regard des autres pour mieux tomber amoureux de lui-même.

Aux Etats-Unis, un domaine académique émergent s’inspire de cette comparaison entre le Narcisse de la nature et le Narcisse de la «tech culture» pour étudier sous un nouveau jour l’intersection entre la technologie et les émotions. Les technologies nous ont-elles changés, influençant jusqu’à nos sentiments les plus intimes, comme la solitude, l’ennui, l’émerveillement ? Pour nombre de chercheurs en histoire, en sociologie, en philosophie ou en informatique, l’interrogation est urgente car il s’agit de savoir si les nouvelles technologies ont dépassé les bornes et échappé à leurs créateurs : nous, qui croyions ces outils à notre service, courons peut-être le risque de devenir leurs serviteurs.

Luke Fernandez et Susan Matt, un couple de chercheurs de l’université d’Etat de Weber dans l’Ohio, devisaient ensemble sur l’écran de Narcisse quand ils se sont mis en tête d’enquêter sur d’autres outils qui ont par le passé permis aux hommes de se regarder et de communiquer. En s’appuyant sur la lecture de lettres, de journaux intimes, de mémoires, mais aussi d’études sociologiques et psychologiques des XIXe et XXe siècles, ces professeurs (lui d’informatique, elle d’histoire) montrent dans Bored, Lonely, Angry, Stupid (Harvard University Press, 2019, non traduit) que certaines technologies ont contribué à aiguiser notre narcissisme, bien avant l’apparition des smartphones et des réseaux sociaux.

L’angle le plus flatteur

Le miroir, lorsqu’il est devenu un objet courant du foyer américain moyen au milieu du XIXe siècle, a ancré dans nos habitudes le réflexe de se voir à travers le regard d’autrui. L’invention du daguerréotype a ouvert à la fin du siècle la possibilité de montrer une représentation de soi supposée plus réaliste que les portraits picturaux, tout en permettant quelques arrangements avec la réalité. Les chercheurs racontent comment un photographe de Chicago a fait fortune car il avait pour réputation de trouver l’angle le plus flatteur pour les femmes complexées d’avoir des chevilles épaisses ou de grands pieds.

Avec la démocratisation de la photographie, et notamment la commercialisation du premier appareil Kodak en 1888, les familles découvrent l’opportunité de documenter leurs vies à leur manière, sans intermédiaire. Le médium change alors de fonction, selon Fernandez et Matt : non plus réservé aux grands moments de l’existence dans l’idée de laisser une trace à la postérité, il devient un moyen d’immortaliser mais aussi d’exhiber son bonheur au quotidien. Le sourire devient «de rigueur» dans la photographie populaire américaine des années 40, après avoir été pendant tout le XIXe siècle un rictus réservé aux photos d’enfants, ou associé aux portraits de paysans, d’ivrognes et de dérangés.

Les nouvelles technologies ont connu le succès parce qu’elles s’engouffraient dans la brèche ouverte de certains de nos instincts, comme l’amour de soi ou la recherche de l’approbation d’autrui. Mais pour les auteurs de Bored, Lonely, Angry, Stupid, ces objets ont en retour infléchi nos émotions car la publicité a tenté de manière récurrente de favoriser une vision du monde qui pouvait lui profiter. «Au début du XXe siècle, au lieu de vanter les caractéristiques de leur marchandise, les vendeurs à la criée promettaient que les téléphones, les phonographes, les radios banniraient la solitude», racontent Fernandez et Matt. La solitude n’est pas un sentiment nouveau, mais la souffrance qui y est associée a quelque chose de moderne : «La honte associée à la solitude vient de ce qu’on la suppose facile à combler, commentent les chercheurs. Alors que nos anciens croyaient ce sentiment inévitable, parfois salvateur, beaucoup l’envisagent aujourd’hui comme quelque chose qui se guérit, ou qui au moins s’atténue grâce au téléphone ou à l’ordinateur.»

«Philosophie minimaliste»

La télévision et la voiture ont aussi été présentées par les annonceurs comme des remèdes à l’ennui, à une époque où la mécanisation du travail faisait craindre la monotonie des tâches. Cette ode au divertissement est la même qui perdure aujourd’hui dans la promotion des smartphones. Motorola vantait au début des années 2000 son téléphone comme une solution au «micro-ennui», rappelle l’ouvrage. Le smartphone se situe dans la lignée directe de ces inventions, selon Fernandez et Matt. Mais il est bien plus invasif que ses ancêtres : accessible en un geste, il s’invite non seulement dans nos maisons mais partout où nous allons, s’immisçant dans le moindre moment de vide (salle d’attente, récréation, ascenseur, embouteillage). Parce qu’il est un «objet connecté», il constitue aussi un véritable tournant. La connectivité instaure une «constante boucle de rétroaction» entre l’homme et l’outil, qui explique pourquoi le narcissisme contemporain est entaché d’autant d’anxiété : «Narcisse prenait plaisir à se regarder au point de renoncer à toute relation avec les autres, alors que le plaisir du Narcisse moderne est dépendant du maintien de ces liens sociaux avec autrui.»

C’est le statut d’«ubiquité culturelle» des nouveaux outils de communication que dénonce Cal Newport dans son livre Digital Minimalism (Portfolio, 2019, non traduit). Ce professeur d’informatique à l’université de Georgetown à Washington prend l’exemple de la compagnie Facebook, dont la stratégie consiste à présenter son réseau social comme une «technologie de fondation» : «Comme si son utilisation était aussi évidente que celle de l’électricité ou de la téléphonie, comme si c’était bizarre de s’en passer», précise le chercheur. Il invite à se départir de la «philosophie maximaliste que la majorité des utilisateurs adoptent par défaut». Cette mentalité justifie l’utilisation de certaines technologies par la simple possibilité d’un gain (plus d’interactions avec ses proches), comme si cette éventualité dispensait de se demander ce qu’on perd réellement au passage (des interactions plus profondes, dans le cas des réseaux sociaux). A rebours, Cal Newport propose de mettre en pratique une «philosophie minimaliste» : trente jours de privation de toute nouvelle technologie de communication, au terme desquels il est autorisé de réhabiliter une poignée d’outils (un certain téléphone, une certaine application) si, et seulement si, il est apparu évident que leur utilisation aidait dans la poursuite de nos «valeurs les plus profondes».

Sa méthode s’inspire en partie du raisonnement des amish, une communauté religieuse présente surtout en Amérique du Nord, connue pour son mode de vie austère. La plupart des amish ont l’interdiction de posséder une voiture mais sont autorisés à monter dans un véhicule conduit par quelqu’un d’autre. Ils n’ont pas le droit de se raccorder à l’électricité mais peuvent utiliser des panneaux solaires ou des générateurs. «Ce n’est pas contradictoire, insiste Cal Newport. Ces règles ne sont pas antitechnologiques. Elles ont pour unique but de protéger le tissu social de la communauté.» La voiture représente la possibilité de s’évader le week-end plutôt que de rester en famille. La ligne électrique connecte trop symboliquement au «monde du dehors». Le professeur invite, dans une même veine, à choisir les technologies que nous utilisons en partant de ce à quoi nous ne voulons pas renoncer : par exemple du temps, un peu de solitude, «une chambre à soi» pour penser, version mentale de celle que réclamait l’autrice féministe Virginia Woolf pour écrire.

Pour ménager des moments de vide dans l’existence, Jenny Odell, qui enseigne l’art numérique à l’université Stanford en Californie, donne comme «devoir» à ses étudiants de la suivre dans les collines surplombant l’université, une fois par trimestre. Ils ont pour consigne de ne rien faire si ce n’est être seuls avec leurs pensées. Elle justifie ce happening académique en citant les mots du philosophe Gilles Deleuze, dans Pourparlers : «Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit.»

Dans How To Do Nothing (Melville House Books, 2019, non traduit), Jenny Odell s’inquiète de ce que le smartphone et les réseaux sociaux ont changé notre rapport au temps et à l’espace, mettant à mal des émotions comme l’émerveillement ou des postures comme la curiosité ou la contemplation. Mais face à des technologies défectueuses, qui nous détournent du «monde physique et réel, le seul qui mérite toute notre loyauté», la réponse appropriée n’est pas, selon elle, de se retirer. Ce serait comme quitter le champ de bataille au lieu de tenter de reprendre la main sur des émotions qui, au fond, nous appartiennent. «Il faut être capable de partir et de revenir», dit-elle, car «le monde a plus que jamais besoin de notre participation». Elle évite le lexique du boycott, de la retraite, de l’exil, pour inviter à utiliser les nouvelles technologies en s’armant d’une certaine posture : la «présence à distance».

Sans le savoir, nous livrons ainsi la plus grande bataille de notre époque, affirme James Williams, auteur de Stand Out of Our Light (Cambridge University Press, 2018, non traduit). L’appropriation de nos émotions par les nouveaux outils de communication est plus qu’un obstacle au bonheur. Pour le chercheur américain de l’Oxford Internet Institute, c’est un «danger politique et moral». Cet «ingénieur de Google qui a viré philosophe» accuse les réseaux sociaux de créer une «distraction épistémique qui nous déshumanise». En étant pendus à nos téléphones et à l’image que les autres renvoient de nous-mêmes, nous sommes obsédés par notre «moi synchronique» (c’est-à-dire notre identité à un moment donné), perdant ainsi de vue notre «moi diachronique» (qui renvoie à notre identité plus profonde, au fil du temps).

«Bouts de volonté»

Le mythe moderne de Narcisse raconte surtout la triste histoire de l’érosion de notre volonté et de notre impossibilité grandissante à «être ceux que nous voulons être», pour Williams. Tandis que le Narcisse de la nature était tout à la contemplation de son reflet, le Narcisse moderne lève les yeux à intervalles réguliers, angoissé par ce qu’il a vu et effrayé de constater combien de temps son reflet lui a volé. «On en paie le prix tous les jours, insiste le philosophe. Par tous les buts qu’on n’a pas poursuivis, les choses qu’on n’a pas faites, les "moi" qu’on aurait pu être si on avait utilisé notre temps et notre attention différemment. On paie par des futurs possibles qui sont avortés.» James Williams appelle à un mouvement de «résistance» qui dépasserait le «minimalisme digital». Il réclame un plan d’action politique qui empêchera dorénavant la société de créer des outils qui la privent de «bouts de volonté», c’est-à-dire de ce qu’elle a de plus humain.

Narcisse aura sans doute raison de se sentir tout petit au moment de défier les compagnies qui ont mis entre ses mains ce miroir particulier qu’est le smartphone. Mais Williams invite à prendre exemple sur l’insolence de Diogène, le plus célèbre représentant de l’école antique des cyniques. Peu intimidé par le statut d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine, venu lui demander s’il pouvait faire quelque chose pour lui, Diogène a répondu, lapidaire : «Oui, ôte-toi de mon soleil !» 


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