samedi 24 octobre 2020

Dorian Astor : «Le savoir et la foi peuvent devenir deux moyens extrêmement violents de faire taire autrui»

Par Anastasia Vécrin, Recueilli par — 

Le philosophe, spécialiste de Nietzsche, explore la certitude et l’incertitude d’un point de vue pulsionnel, et s’inquiète des convictions aveugles qui font de nous des fanatiques en puissance. Il rappelle que la recherche de vérités est un processus traversé par le doute.

Dorian Astor

Des vérités scientifiques qui agissent comme des croyances, des croyances élevées au rang de vérités, tout semble se mélanger dans un monde partagé entre crise sanitaire et inquiétudes liées au changement climatique. Dans la Passion de l’incertitude (éd. de l’Observatoire), le philosophe, spécialiste de Nietzsche, Dorian Astor s’inquiète des certitudes aveugles qui prolifèrent et font le lit du fanatisme et rappelle que le doute fait partie de toute procédure de certification, même scientifique.

Pourquoi un livre en faveur de l’incertitude alors que nous sommes comme sidérés par toutes les incertitudes qui nous entourent : économiques, écologiques et sanitaires ?

Je récuse la certitude comme excès, sa prétention, son injustice envers toutes choses. Elle ignore l’équivoque, l’ambivalent, le changeant, l’inachevé du monde : pour elle c’est tout ou rien. J’ai donc éprouvé la nécessité de pencher du côté de l’incertitude. Cependant, il ne s’agit pas d’un éloge de l’incertitude heureuse, il m’importait surtout de traiter de l’incertitude et de la certitude d’un point de vue psychologique, ou plus exactement pulsionnel. Dans un monde qui, précisément, nous sidère (la sidération est la funeste influence d’un astre - ou d’un désastre), c’est de nos affects qu’il en va. Plus on est paralysé par l’incertitude, plus on voit proliférer des certitudes tout aussi paralysantes. Certitude et incertitude sont aujourd’hui complètement découplées des procédures rationnelles de certification. L’exemple de nos réactions à la catastrophe écologique est emblématique. De même, la recrudescence des fanatismes sous toutes leurs formes. Ce sont des pathologies de la certitude en réponse à l’inquiétude de n’être rien : formule du nihilisme. Ce que Deleuze appelait le micro-fascisme, ou arbitraire radical des certitudes de nos pulsions.

Dans un contexte où même les vérités scientifiques sont remises en question et où des croyances produisent des certitudes, comment démêler les choses ?

Le problème survient quand la certitude se coupe de tout processus de vérification, de validation ou de certification : or, la «vérité» est processuelle, elle a un devenir. Tout à coup surgit une certitude intuitive, immédiate, totalement aveugle à l’ordre patient des raisons, au lent devenir-vrai de quelque chose ; or, la méthode, scientifique ou critique, est à chaque étape marquée par de l’incertitude (hypothèses, expérimentation). C’est en cela que la certitude scientifique est «bonne», elle n’est jamais que le patient résultat d’une certification. Elle se construit dans l’expérience, s’éprouve dans les controverses, s’institutionnalise dans le consensus. Les bonnes certitudes traversent l’incertain et ne cessent de rester ouvertes aux incertitudes futures. C’est le principe de falsification de Karl Popper : toute certitude est toujours susceptible d’être remise en question. Il y a plus de scepticisme chez un scientifique que chez un croyant et, souvent, que chez un philosophe… Le type de certitude que je critique est celle qui fait de nous des fanatiques en puissance, et parfois en acte.

En quoi certitude et incertitude sont-elles des passions ?

La passion en philosophie a toujours été du côté de l’illusion, de l’aveuglement, du préjugé, de l’injustice. Mais la volonté de vérité, l’instinct de connaissance, la quête de certitude sont tout autant des passions, c’est-à-dire des affects. Dans un ouvrage précédent, j’analysais ce que Nietzsche appelle la «nouvelle passion» de la connaissance comme une passion de l’incertitude. C’est une forme de scepticisme supérieur, qui est plus proche de la quête de vérité que la certitude ou le préjugé, parce qu’il est pluraliste, interprétatif, conscient que les vérités ont un devenir et que les «peut-être» ont du sens. C’est une position d’équilibriste très difficile à tenir. La passion, c’est à la fois le grand amour et le martyre, c’est-à-dire un grand désir et une grande souffrance.

La littérature spécialisée sur la notion de certitude est souvent liée à des questions épistémologiques pures, prise en charge par la logique, la philosophie analytique ou les sciences cognitives. Il y a aussi toute une approche probabiliste de la gestion de l’incertitude liée à la culture de la société du risque. D’énormes machines intellectuelles, souvent creuses, tentent de maîtriser rationnellement l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés, pour la réduire - tendanciellement jusqu’au «risque zéro». Cette calculabilité intégrale est, comme le disait Bernard Stiegler, entropique, destructrice. Il décrivait la façon dont la gouvernance par l’algorithme ne cesse de prendre de vitesse la pensée, jusqu’à l’atomiser. Il s’agit d’un écrasement de l’inquiétude constitutive de la pensée et du mouvement de la vie par une obsession fantasmatique et idéologique de certitude, de maîtrise et de calcul.

Comment expliquer que les certitudes scientifiques, notamment sur le sujet du climat, ne se traduisent pas en actes ?

Dans Face à Gaïa, Bruno Latour décrit justement notre sidération, cette apathie générale face aux preuves de plus en plus accablantes avancées par la communauté scientifique. Ce savoir n’enclenche aucune puissance d’agir. Il n’y a aucune conséquence entre ce que nous savons et ce que nous faisons. Nous sommes comme des lapins pris dans les phares. Je ne sais pas si c’est de la peur mais si c’est le cas, nous nous défendons par le refus inconscient d’admettre cette intolérable certitude.

Les révélations sur la catastrophe écologique ont un peu l’effet effrayant des vérités révélées : soit on les rejette violemment, soit on se convertit avec un sentiment apocalyptique de la fin des temps, soit on décide de cultiver l’indifférence et son jardin. En réalité, cette vérité n’est pas révélée, c’est une vérité scientifique construite, marquée par une solidité de plus en plus grande, acquise en traversant des zones d’incertitudes, de controverses. C’est une vérité qui a un devenir, scientifique, social et politique, très complexe. Or, nous y réagissons comme si elle était simplement posée là, en attente de notre assentiment ou de notre refus, comme si nous étions libres de croire ou de ne pas croire. Nos certitudes nient les contraintes de l’expérience.

Et les climatosceptiques qui refusent cette vérité ne sont donc pas des sceptiques…

De véritables sceptiques suspendraient leur jugement («ni oui ni non») avec prudence et circonspection. Aujourd’hui, au contraire, ceux qu’on nomme climatosceptiques sont plutôt des gens qui clament haut et fort un «non» et affirment leur négation avec la plus grande virulence. C’est le contraire d’un scepticisme.

Vous opposez la figure du savant à celle du croyant qui ont deux rapports très différents à la certitude, mais le croyant est aussi habité par une force d’incertitude, celle du doute…

Dans les deux cas, le doute fait partie de la procédure de certification, il ne sert qu’à établir ou consolider une certitude. Le doute est une méthode pour le savant, et une mise à l’épreuve pour le croyant.

Mais en effet, les deux figures s’opposent. Le savant est quelqu’un qui a une grande patience et prudence dans l’établissement d’une vérité, il a besoin de temps. Il est conscient des limites de la connaissance et du cadre spécifique, construit, dans lequel il peut affirmer quelque chose. Avec le Covid, nous avons vu défiler sur les plateaux de télé de nombreux scientifiques, et je me suis rendu compte combien beaucoup souffraient des certitudes immédiates qu’on attendait d’eux. Les réactions les plus honnêtes sont celles qui ont le courage de dire «nous ne savons pas, ou pas encore». Ni les journalistes ni les politiques ne peuvent tolérer un tel aveu. Les médias, par définition, vivent du spectacle des opinions tranchées (et si possible en conflit les unes avec les autres) et les politiques, par définition, ont besoin de jugements tranchés, pour agir vite et donner le spectacle de leur action.

Le croyant est quant à lui un intuitif : il n’aime pas la patience de la preuve, la prudence dans la conclusion. L’injonction à se justifier ou la volonté de convaincre peuvent le rendre violent. Un scientifique aurait tendance à dire : «C’est compliqué mais je pourrais le démontrer.» Le croyant c’est l’inverse : «C’est simple, mais je ne veux pas le démontrer.» Le geste fondamental de la foi est ce Credo quia absurdum des premiers chrétiens : «Je crois parce que c’est absurde.» Il y a de la sublimité dans ce geste, mais il entraîne une haine du savoir.

Croyance et connaissance semblent se livrer un combat féroce aujourd’hui…

En règle générale, la foi et le savoir se sont livrés un combat sans merci. Aujourd’hui comme par le passé, certaines religions ont des prétentions théocratiques, c’est-à-dire l’ambition de fonder le pouvoir politique sur des vérités divines ; mais en même temps, dans nos sociétés sécularisées et laïques, s’est développé un mépris des croyances des autres avec une espèce de bonne conscience rationaliste et un sentiment de supériorité : «Nos savoirs, leurs croyances.» Le savoir et la foi peuvent devenir deux moyens extrêmement violents de faire taire autrui, d’exclure l’altérité. On en vient à une sorte de guerre civile tout à fait effrayante entre certitudes d’ordres radicalement différents. Il est pourtant absolument nécessaire de comprendre que dans toute connaissance il y a encore un fond de croyance, mais aussi que la croyance est une forme de connaissance.

Si la certitude peut tourner au fanatisme, vous rappelez qu’il existe aussi des pathologies de l’incertitude. Au niveau individuel, le manque de certitude peut avoir des conséquences redoutables, lesquelles ?

L’incertitude peut créer une grande souffrance existentielle. Le sentiment d’incertitude de l’avenir, le manque de confiance, d’assurance pour affronter le présent et l’avenir sont en réalité le symptôme d’une bien plus terrible incertitude quant au passé. Que m’est-il arrivé ? Quelle est mon origine ? Quel est le sens de ce que j’ai traversé ? L’incertitude du passé est souvent liée à des violences symboliques, physiques ou psychiques extrêmes qui entravent les processus de certification, d’assurance progressive qui constituent le développement et la consolidation de l’individualité. Devenir un individu, c’est établir des certitudes, s’assurer dans un monde incertain. On se rend compte que des individus agressés dans leur construction souffraient d’un déficit épouvantablement douloureux de certitude, c’est-à-dire d’assurance, de confiance, de possibilités de certification. Dans certains cas, jusqu’à douter de leur existence ou de celle du monde. La quête d’identité est toujours une tentative désespérée de rattraper des étapes manquées ou des origines perdues, de donner du sens à un passé incertain. Ce que je dis de l’individu est peut-être valable également pour une société.

Vous donnez au père un rôle partuculièrement déterminant dans cette transmission de la confiance ?

Les parents sont les premiers porteurs de cette responsabilité de donner confiance en soi, confiance en l’avenir. C’est ce qui m’a fait écrire quelques variations autour de la figure paternelle telle qu’on la trouve interprétée par la psychanalyse, comme figure de l’autorité, de la loi, mais aussi de l’arbitraire et de la tyrannie (voir ce que dit Freud du meurtre du chef paternel par la horde des frères). Le père-dieu est le maître des certifications. Plus un père ou un dieu est arbitraire et cruel, plus les fils sont incertains : les signes de sa volonté sont certains, mais insensés, incompréhensibles. Ce manque de sens peut se retourner en trop-plein. C’est la certitude du psychotique selon Lacan : il est absolument certain que tout signifie pour moi, mais je ne sais pas quoi.

Comment transmettre une telle confiance en l’avenir en pleine crise sanitaire où nous sommes comme cernés par le doute ?

La certitude existentielle, qu’on l’appelle confiance, espoir ou amour : l’assurance donnée dans le passé qu’une attente ne sera pas déçue, qu’une promesse ne sera pas trahie, est essentielle. Il m’importait de montrer que cette confiance, qui est moins une confiance en soi qu’une confiance dans le monde, passe par la nécessité de contracter des assurances.

J’ai bien conscience que c’est un processus extrêmement difficile, puisqu’il est à peu près assuré qu’autrui et le monde ne cessent de nous trahir. Mais c’est bien pourquoi j’aborde la certitude et l’incertitude d’un point de vue pulsionnel : tout vivant sait instinctivement que la seule certitude, c’est l’incertain. Seuls le désir, la puissance vitale, l’appétit du monde peuvent faire le pari d’une confiance dans l’incertain.


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