jeudi 3 septembre 2020

SÁNDOR FERENCZI, L’ESPRIT DIVAN

Par Virginie Bloch-Lainé  — 

La biographie par Benoît Peeters du disciple et ami de Freud met en lumière ses théories progressistes et son rôle sous-estimé dans la psychanalyse naissante.

Sigmund Freud with Sandor Ferenczi (left) at his holiday house in Scorbato, Hungary, 1917
Sigmund Freud with Sandor Ferenczi (left) at his holiday house in Scorbato, Hungary, 1917

Est-ce fantastique ou épuisant de s’aimer ainsi, de s’aimer autant, lorsqu’on est amis ? En voyage aux Etats-Unis avec Jung en 1908, ou en Italie en tête-à-tête l’année d’après, Sigmund Freud et son disciple Sándor Ferenczi s’analysent mutuellement, tout le temps. Ferenczi, surtout, qui désire être aimé à sa «juste valeur» par le père de la psychanalyse et ne lâche pas l’affaire. Si bien qu’au retour de la Ville éternelle, Freud confie à Jung, avec lequel il n’a pas encore rompu, son agacement devant la position «infantile» de son disciple : «Il m’admire sans discontinuer, ce que je n’aime pas, et me critique sans doute âprement dans l’inconscient si je me laisse aller.» Freud en a aussi après sa «passivité» «Il a tout laissé faire pour lui comme une femme, et mon homosexualité ne va quand même pas jusqu’à l’accepter comme tel […]. La nostalgie d’une vraie femme augmente considérablement dans de tels voyages.» L’une des vertus de la biographie que Benoît Peeters consacre à Sándor Ferenczi est de mettre en valeur les attentes affectives qui s’ajoutent aux liens intellectuels reliant Freud, ses disciples et ses collègues.

Prosélyte.
Il règne la confusion «la plus totale des rôles et des divans». Les psychanalystes ne peuvent s’empêcher de se scruter eux-mêmes et entre eux, davantage encore que ne le font les «profanes». Cette déformation professionnelle est la source de remarques très intéressantes et de grosses difficultés. Puisqu’ils sont plusieurs à entrer dans la même danse autour de Freud - il y eut Fliess, Jung, Jones, etc. -, qu’a Ferenczi de particulier ? Selon Benoît Peeters, non seulement la psychanalyse lui doit des avancées sous-estimées, mais il était en plus éminemment sympathique.

Benoît Peeters voit en Ferenczi (inventeur du terme «analysant» que Lacan reprend en 1967) un «perdant magnifique» dont certains héritiers de Freud ont méprisé les intuitions modernes. Le professeur de philosophie de terminale de Benoît Peeters faisait partie des initiés, puisqu’en 1974 il fit découvrir à ses élèves Thalassa, le plus célèbre texte de Ferenczi. «Lecteur assidu de Freud, auditeur occasionnel du séminaire de Lacan», biographe de Jacques Derrida, Benoît Peeters espère raconter la vie de Ferenczi à un «plus large public» que celui auquel les précédentes biographies du psychanalyste s’adressent. Objectif réussi, le livre se lit comme un roman.
Fils de deux juifs hongrois d’origine polonaise, Ferenczi naît en 1873, dix-sept ans après Freud. Sa mère et son père étaient libraires, et parents de onze enfants. Le père meurt quand Ferenczi a 15 ans. Il étudie la médecine à Vienne. Les «mécanismes psychiques» l’intéressent tôt, il lit Freud, mais il se passionne surtout pour l’hypnose, le spiritisme, l’écriture automatique, tout en travaillant au service de neuropsychiatrie de l’hôpital d’un quartier misérable de Budapest. Au début du XXe siècle il publie des articles qui défendent des positions progressistes et risquées, sur l’homosexualité notamment, s’engageant contre les sanctions pénales qui la visent. Il ouvre un cabinet privé de neurologue et en 1908, enfin, rencontre Freud. «La psychanalyse n’existe que depuis très peu d’années ; son statut et sa légitimité sont encore très fragiles. Des alliés sûrs et talentueux sont indispensables, car le combat est loin d’être gagné.» Ferenczi le mène en énergique prosélyte. Il espère que la psychanalyse modifiera la société «entière» et pas seulement les privilégiés. Le voici devenu un admirateur si fidèle de Freud qu’il peine à bouger de cette position. Prendre son indépendance, tel est l’enjeu de sa vie, de toutes les vies peut-être. Ne s’estimant jamais suffisamment aimé de Freud, Ferenczi provoque chez son maître des réactions drôles et justes, comme celle-ci : «Pourquoi ne vous ai-je pas engueulé, ouvrant ainsi la voie à l’entente ?»
Empathie.
Freud aussi admire l’intelligence de Ferenczi mais il a besoin d’air depuis sa rupture avec l’inquiétant Fliess, auquel Peeters consacre des pages très intéressantes. Freud passe des vacances en famille avec Ferenczi, il le suit dans son intérêt pour la télépathie, il apprécie ses travaux sur les devinettes mais il désapprouve l’importance qu’il accorde aux abus sexuels dans l’origine des névroses. Un autre point les sépare : thérapeute qu’anime une «fureur de guérir» qui manque à Freud, Sándor Ferenczi use envers ses patients de «tact», un mot qu’aujourd’hui nous remplaçons par celui d’empathie. Il assume le fait de «gâter» ses patients, de les materner comme des enfants. Freud ne mange pas de ce pain-là. Cette sensibilité permet à Ferenczi, qui a pris Melanie Klein en analyse, de la former et de l’encourager à cultiver son don auprès des très jeunes patients.

Ces désaccords les éloignent l’un de l’autre à la fin des années 20 et provoquent leur rupture en 1932. Ferenczi meurt en 1933, six ans avant Freud, d’une anémie pernicieuse qui le fit beaucoup souffrir. Une affaire matrimoniale, aussi, a gâché leur entente. Ferenczi a mis en place ce que Benoît Peeters qualifie d’«étrange partie à quatre digne d’un roman de Henry James». Hésitant entre deux femmes, Gizella Pálos, plus âgée que lui, et Elma, la fille de Gizella, le psychanalyste hongrois envoie la jeune femme en analyse chez Freud et lui demande, ainsi qu’à sa mère, de patienter jusqu’à ce qu’il décide d’épouser l’une ou l’autre. A partir des remarques de Freud sur Elma, Ferenczi choisit Gizella, qui de son côté était prête à céder sa place à sa fille. Ferenczi n’aura pas d’enfant et regrettera son choix. Freud émit plus tard sur le mariage de son disciple ce commentaire : «Les mouvements masochistes débouchent très fréquemment sur un choix conjugal défavorable. Après on l’a son malheur, Dieu vous a puni, et l’on n’a plus besoin de se faire du souci.»
Virginie Bloch-Lainé 
Benoît Peeters Sándor Ferenczi, L’Enfant terrible de la psychanalyse Flammarion, 384 pp.

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