vendredi 11 septembre 2020

Pascal Dibie : «Comment toute une partie de l’humanité accepte-t-elle de passer ses journées assise sur une chaise de bureau ?»

Par Catherine Calvet — 
Dessin Xavier Lissillour

Le confinement a montré combien le bureau, par son absence, hante nos existences. Dans une brève histoire de l’objet et du lieu, l’ethnologue montre que la position assise pour travailler est douloureuse et loin d’être universelle. Alors on se lève ?

Alors que la rentrée nous fait renouer, plus ou moins selon la cartographie du Covid-19, avec la vie de bureau, l’ethnologue Pascal Dibie publie une enquête à la fois sémantique, historique et politique, sur ce qui occupe une bonne partie de notre existence. Dans Ethnologie du bureau, brève histoire d’une humanité assise» (Métailié), il se demande comment d’Homo sapiens nous sommes devenus des Homo sedens. Comment a-t-on convaincu une si grande partie de la population occidentale à rester enchaîné à une table ? Aucun aspect n’échappe à l’ethnologue, que ce soit le lieu de l’écriture, le meuble, la pièce, le bâtiment, l’administration, le système bureaucratique, l’histoire, l’architecture… A l’heure où le télétravail s’est imposé à certains pour des raisons sanitaires, cet examen passionnant ferait-il office de nécrologie ?
Après une Ethnologie de la chambre à coucher en 1987, et une Ethnologie de la porte en 2012, pourquoi le bureau ?
Je travaille depuis longtemps sur la banalité du quotidien, et ce sujet s’est tout naturellement imposé à moi il y a cinq ans, en constatant qu’il n’y avait jamais eu de travail d’ensemble : il y avait des études sur l’administration, sur la bureaucratie ou sur l’écriture, mais jamais sur ce qui relie tous ces sujets. Et il n’y a rien de plus banal que cette table à laquelle nous sommes enchaînés toute la journée. De plus, mon père était fonctionnaire, son bureau a gouverné longtemps notre vie familiale. C’était l’homme sérieux de la maison parce qu’il allait au bureau. Plus généralement, je pense que le bureau fait partie de nos obsessions, il nous ronge, il nous imprègne de l’intérieur. Et nous avons pu expérimenter sa place énorme par son manque, ou non, pendant le confinement. Il ponctue les jours.
Pour nous enchaîner au bureau, il faut d’abord s’asseoir. Vous parlez d’une humanité assise.
En effet le bureau nécessite de nous plier en quatre. Ce n’est pas une position évidente. Dans beaucoup de régions du monde, pour recevoir la connaissance ou écrire, on ne s’assoit pas. Dans le monde africain, indien et asiatique, on se met en tailleur ou on s’agenouille sur les talons. S’asseoir sur une chaise ou un fauteuil n’est pas une position universelle, mais en Europe c’est une position de roi. Du trône vient toute la puissance du fauteuil, ceux qui décident sont souvent assis.
On a aussi travaillé debout…
Dans les monastères, les moines copiaient souvent debout, seuls les plus expérimentés d’entre eux, chargés d’exécuter des enluminures très délicates, pouvaient s’asseoir. Mais il semble que cette station debout fasse un retour, on propose maintenant des bureaux dont on règle la hauteur, on peut travailler et télétravailler debout.
On fait l’apprentissage de la position assise très jeune, dès l’école…
C’est aussi contraignant qu’un dressage. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les bancs étaient fixés aux pupitres qui eux-mêmes étaient fixés au sol. Il fallait restreindre la liberté de mouvement de l’enfant, c’était l’outil de la discipline. De 6 ans à la fin du lycée, l’élève devait se taire, ne pas bouger. Comment peut-on accepter de telles contraintes ? C’est heureusement moins vrai aujourd’hui. Ces pupitres étaient les premiers facteurs de scolioses en France.
L’histoire du bureau est-elle ancienne ?
Si on l’envisage comme le lieu de l’écriture, on peut remonter à l’Antiquité. Mais on commence véritablement à travailler dans des bureaux à la fin du règne de Louis XIV. Il faut archiver les stocks, les ventes, les traités passés avec d’autres pays… On réaménage ainsi l’aile nord de Versailles pour y installer les ministres. On ne parle pas encore de bureaux, il est question de cabinets, de secrétariats. Le bureau devient plus qu’un meuble ou une pièce, c’est la condition d’une organisation politique. Les tractations sont plus compliquées et demandent davantage d’écriture et d’archivage.
Je me suis toujours demandé comment on était parvenu à faire asseoir une partie de l’humanité et donner une telle puissance à des gens qui ne produisaient rien du point de vue industriel. C’est l’époque où va s’imposer l’idée du respect de l’Etat. On ne sert plus un seigneur ou un dieu mais un Etat virtuel, incarné par un roi ou plus tard par un président. Président qui fait aujourd’hui ses allocutions importantes derrière un bureau pour plus de solennité. Comme si le lieu de l’écriture gardait toujours une certaine religiosité.

Le bureau impose-t-il une organisation sociale et politique ?
On a pensé que les employés de bureau allaient remplacer les ouvriers des usines et devenir les nouveaux prolétaires. Mais le management est passé par là et les employés ne sont pas devenus les nouveaux prolétaires. Dans les premiers temps, il y avait encore la machine dans le bureau. La machine à écrire, qu’on aurait pu nommer tout à fait autrement, une écriteuse par exemple… Mais il fallait qu’un terme d’usine subsiste dans ce nouvel univers de travail. Un cérémonial un peu viriliste entourait d’ailleurs cette «machine» : tous les matins, un homme devait passer la burette. Elle s’est ensuite féminisée avec l’arrivée des femmes dans les bureaux. On la comparait plutôt à un piano, sur lequel «pianotaient» des doigts aux ongles vernis. Le cliquetis des machines fut comparé à une musique féminisée du monde, ou au vrombissement d’une ruche d’abeilles…
Quand les femmes font-elles leur entrée dans les bureaux ?
Cela commence dans les années 30 avec l’augmentation de la proportion d’employés de bureau dans la population active. Dans certains endroits aux Etats-Unis, les premières femmes travaillaient dans des sortes de cages, comme s’il fallait à tout prix les protéger des assauts masculins. Il faut attendre les années 60 pour que leur présence devienne plus courante. Les femmes secrétaires ont rarement du pouvoir et sont le sujet de multiples réactions machistes et de fantasmes. Le bureau garde un genre plutôt masculin, voire viril. Au début de l’informatique, par exemple, les effectifs étaient très féminins, puis ils se sont très vite masculinisés quand on a réalisé l’importance cruciale de ce secteur dans l’organisation de l’entreprise. Ce machisme continue d’imprégner le milieu professionnel.
Le bureau est très hiérarchisé spatialement…
Au milieu du XIXe siècle, on s’est beaucoup inspiré des travaux de Jeremy Bentham et du panoptique carcéral. Il fallait pouvoir surveiller tous les employés comme si, sans surveillance, ils risquaient de ne rien faire, d’être oisifs. Les chefs de bureau étaient installés sur des estrades, voire sur des mezzanines, afin de vérifier que tout le monde était bien au travail.
Les bureaux des cadres étaient très représentatifs de l’ordre hiérarchique : certains avaient un bureau personnel avec une fenêtre, parfois même deux. Plus le bureau est spacieux, plus le rang est élevé dans l’entreprise.
L’étage joue aussi. De façon très religieuse, plus on monte, plus le pouvoir est important. On a imaginé aussi des ascenseurs à badge, accessibles uniquement par les supérieurs hiérarchiques pour atteindre le sommet ! Ce système de laissez-passer a même atteint certaines universités ou des institutions culturelles publiques.

L’organisation spatiale n’a pas cessé de fluctuer entre fermeture et ouverture ?
Il y a eu de petits bureaux exigus et sombres, ou bien des pools de secrétariats. Dans les années 60, on a recloisonné. C’est l’apparition des cubicles (cubes). Chacun travaille derrière deux ou trois petites parois à mi-hauteur qui isolent seulement quand on est assis. Debout on voit tout le bureau. On les retrouve dans beaucoup de films, de Play Time de Tati à Matrix. Ces parois semblent d’ailleurs faire une réapparition fracassante avec la crise sanitaire, mais elles sont aujourd’hui transparentes, en Plexiglas.
Puis, on a imaginé l’open space. C’était une idée au départ plutôt alternative née dans le Berlin des années 90. Il fallait que le bureau ne ressemble justement pas à un bureau. On devait s’y sentir bien, l’espace pouvait être paysager ou ressembler à un intérieur, avec une table de ping-pong, des canapés, la possibilité de faire la sieste… Le happy management a repris ces idées, car un employé heureux est plus productif. On essaye de le rendre captif, de faire en sorte qu’il travaille tout le temps. Mais cette idée d’ouverture et de confort de l’open space a aussi été détournée de ses objectifs premiers : elle permet de gagner de l’espace, qui a toujours un coût, et de mettre plus de personnes au mètre carré.
Selon vous, ces réorganisations spatiales accompagnent une individualisation croissante du travail ?
On le voit, par exemple, avec le phénomène des slashers, ces personnes qui multiplient les jobs, ils pratiquent une polygamie industrieuse et changent très souvent d’emploi. Cette individualisation croissante se traduit aussi dans le télétravail. Bien avant la crise sanitaire, plus de 250 000 personnes télétravaillaient déjà. Cela concernait souvent des mères célibataires qui travaillent de nuit derrière l’écran en étant très mal payées. C’est un processus de désocialisation et de précarisation. En passant du bureau au télétravail, on a autant perdu en syndicalisation et en socialistation qu’autrefois en passant de l’usine au bureau. C’est le même processus d’individualisation. Les syndicats devraient représenter les télétravailleurs. Il me paraît important de limiter le télétravail à deux ou trois jours par semaine, et pouvoir continuer à travailler en équipe, échanger entre collègues… Pour les femmes, il est primordial aussi de pouvoir s’échapper de leur domicile où souvent elles cumulent les tâches : télétravail + enfants + courses + repas + ménage… La journée au bureau peut aussi être émancipatrice.
Le télétravail est-il mieux considéré dans des pays de culture protestante ?
Cela s’est vu pendant le confinement. En France, on a une vision très dégradée du télétravail, comme si c’était une occasion de moins travailler. Nous avons une conception formaliste et marquée par une défiance, un manque de confiance. Cela s’est aussi illustré avec la politique sanitaire qui était plus punitive et répressive qu’incitative et émancipatrice. Au lieu de penser à fournir au télétravailleur tout le confort nécessaire à son activité, on s’est surtout inquiété de savoir si ce dernier travaillait vraiment. Nous avons une vision totalement archaïque des relations professionnelles et sociales.
Selon vous, même si le télétravail remet fortement en question le bureau, le travail nous envahit de plus en plus…
La dématérialisation du bureau permet un envahissement total de la vie personnelle par le domaine professionnel, on déconnecte de moins en moins… Le bureau a fini par déborder sur tout notre emploi du temps. Même nos villes se sont «dés-heurées». Nous finissons par avoir le bureau dans la tête et dans la peau.


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