mercredi 2 septembre 2020

OLIVIER BÉTOURNÉ, D’UN SEUIL À L’AUTRE

Par Frédérique Roussel Photo Roberto Frankenberg pour Libération — 

A la fois idéaliste et pragmatique, l’ancien PDG de la maison d’édition, passé par Fayard et Albin Michel, détaille dans ses mémoires quarante ans de métier, entre collections de sciences humaines, amitiés littéraires et cohabitations houleuses.

Olivier Bétourné chez lui à Paris, le 1er septembre.
Olivier Bétourné chez lui à Paris, le 1er septembre. 
Photo Roberto Frankenberg pour Libération

L’édition est un tout petit monde. Comme pour Eric Losfeld, c’est l’éditeur Pierre Belfond qui a déclenché la rédaction des mémoires d’Olivier Bétourné. On peut y voir chez ce commanditaire de l’ombre la gourmandise d’un passionné du métier et peut-être aussi son souci du legs patrimonial. Les mémoires de Losfeld sont sortis chez Belfond l’année de sa mort, en 1979 (1), ceux de Bétourné paraissent aujourd’hui, deux ans après son départ de la présidence du Seuil. Etre éditeur n’est pas être un écrivain. Et dans cet exercice périlleux qui consiste à relater son parcours, ses faits de gloire littéraires et gestionnaires, le résultat diffère selon la personnalité. Chez Losfeld, on rigolait bien. Chez Bétourné, on se retrouve en milieu plus austère et scrupuleux.

Historien de formation, ce Parisien de naissance a travaillé plus de quarante ans dans l’édition et assuré des fonctions de direction dans trois grandes maisons, Le Seuil, Fayard et Albin Michel. Et il a tout conservé : des dizaines de milliers de documents, classés dans quelque 300 boîtes, sans parler de ses archives numériques… On s’épate qu’il ait par exemple gardé un brouillon de la lettre manuscrite que, jeune homme de 25 ans, il a expédiée à Paul Flamand le 13 septembre 1977 pour candidater à un emploi de lecteur au Seuil, ou même qu’il ait pris la peine de retranscrire sur le coup son engueulade avec Claude Cherki, le PDG du Seuil, fin 1992, juste avant son départ chez Fayard. Ne parlons pas de la précision des dates et des noms des nombreux restaurants où il a déjeuné en compagnie d’auteurs ou d’éditeurs concurrents quand il sentait le vent du boulet passer sur sa tête. «Je me suis fait le greffier de ma propre vie, écrit-il en introduction. Une vie structurée comme un livre, en quelque sorte.» Cette collecte bénédictine et ce livre permettront aux historiens, espère-t-il, de disposer d’une source de première main et de contribuer à la connaissance d’une séquence importante de l’histoire de l’édition. Il semble aussi mettre un point d’honneur à citer une majorité de collaborateurs, à brosser le portrait de nombreux protagonistes (Jean-Marie Domenach, Jacques Julliard, François Maspero…) ou à décrire les conditions de créations de certaines collections. Il donne en tout cas sa propre version, dans un ouvrage à références flanqué d’un index des noms aussi long qu’une nouvelle.

Tirages mirifiques

On sent d’abord que dans ses années de formation au Seuil où le diplômé de Sciences-Po et d’histoire est entré par la petite porte, il observe beaucoup. C’est une belle époque encore pour les sciences humaines, celle de débats parfois léonins («Notre comité, c’était le parlementarisme fait Seuil») et virulents, où pèse la deuxième gauche. Il y évoque les heurts entre les «universitaires» (Julliard, Michel Winock et lui) qui «supportaient mal les "autodidactes" (Barou en était la figure de proue), la dominante rocardienne (Julliard, Winock) exaspérait les contestataires de la "gauche établie" (Rolin, Barou)». A la tête de la collection «Points Politique», aux tirages alors mirifiques de plus de 12 000 exemplaires, Bétourné publiera ses premiers projets au moment où la maison - sa maison de cœur où il reviendra en 2009 - vit une grave crise tant éditoriale que financière. C’est peu de temps avant d’en partir qu’il lance en 1991 un «bel enfant» dont il est particulièrement fier, la collection «Libre Examen» avec trois titres de Yirmiyahu Yovel, Hannah Arendt et Jean-Luc Einaudi. «Avec le recul, je regarde "Libre Examen" comme le premier fruit de la prise en compte, fût-elle tardive et partielle, de ces réalités nouvelles : la nécessité de passer au crible nos bons vieux systèmes de pensée afin de redéployer une conceptualité adaptée à l’époque n’était-elle pas à la source du projet ?» Pierre Bourdieu y publiera notamment la Misère du monde en février 1993 (100 000 exemplaires vendus), mais ne suivra pas son éditeur chez Fayard. Olivier Bétourné traverse en effet le boulevard Saint-Germain pour rejoindre Claude Durand, après une cohabitation plus que tendue avec Claude Cherki dont «le style» ne lui «plaisait pas» et qui a finalement refusé de sortir le Lacan de l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco (compagne de Bétourné) par crainte de voir les séminaires publiés par Jacques-Alain Miller partir ailleurs. Il poursuivra chez Fayard ce qu’il affectionne, la suite de son bébé «Libre Examen» avec «Histoire de la pensée», qui comptera une soixantaine de titres égrenés jusqu’en 2006 et alimentée en particulier par Elisabeth Roudinesco, présence qui traverse tout le livre.

Polémique médiatique

Par souci d’authenticité, Olivier Bétourné ne s’est apparemment pas interdit grand-chose au point de penser que certaines informations inédites «choqueront peut-être». Les personnes concernées s’y reconnaîtront. Il ne met pas toujours des gants quand il parle de certains confrères, des luttes de territoire éditorial ou des coups fourrés. Cela a parfois des allures de Règlements de comptes à OK Corral. Le lecteur y trouve aussi la vision de l’intérieur des scandales qui ont secoué le milieu et occupé quelques semaines la polémique médiatique, comme l’affaire Renaud Camus en 2000 ou, deux ans et demi après, la Face cachée du Monde de Pierre Péan et Philippe Cohen («Claude tenait sa vengeance», avec ce «livre entièrement habité par l’esprit de revanche» et qui vise «Edwy Plenel au premier chef»). C’est en tout cas sur l’affaire Camus puis sur leur divergence sur le Péan-Cohen que le tandem Bétourné-Durand à Fayard fera définitivement naufrage. Bétourné, qui n’a pas lu l’ouvrage de Camus, monte au créneau pour suggérer de retirer des ventes la Campagne de France : journal 1994 assigné pour propos antisémites ; Durand temporise, déjuge son second en décidant de remettre en vente avec la suppression des passages incriminés. «Nous sortîmes de l’affaire en haillons : Claude, dont l’exaspération paranoïde avait crû de semaine en semaine, et moi, qui avais assisté impuissant à la remise en vente du livre honni.» Déjà en demi-teinte, le portrait du caractériel patron de Fayard, embarqué dans une stratégie «de développement forcené», s’assombrit de plus en plus. «Je devins moi-même un homme à abattre.»
L’histoire bégaie. La promesse de succession fait long feu. La cohabitation s’envenime, c’est le déménagement des cartons pour une autre adresse, cette fois-ci chez Albin Michel, indépendante et familiale, «la plus belle réussite éditoriale de ces cinquante dernières années». Le nouveau directeur général éditorial ne vient pas les mains vides. Comme à chaque transfert, il emmène une palanquée d’auteurs, et cette fois-ci le suivront François Bon, Pierre Michon, Daniel Bensaïd, Elisabeth de Fontenay, Michel Ragon… Mais pas Julien Green.

Profondes restructurations

Pourtant, depuis Le Seuil, Olivier Bétourné a noué une relation forte avec l’écrivain américain et son fils adoptif, Eric Jourdan-Green. En pleine crise avec Claude Cherki au Seuil, Julien Green a même menacé de partir chez Gallimard si ce n’était pas Bétourné qui s’occupait de ses livres. Fin 1992, à 92 ans, l’auteur va jusqu’à quitter Le Seuil pour le suivre chez Fayard. Chaque vendredi, l’éditeur allait lui rendre visite chez lui, rue Vaneau (Paris VIIe). Ainsi, le 14 mars 1997, il demande à l’écrivain comment pourrait s’appeler le prochain volume de son journal. «La réponse bondit, joyeuse et fraca ssante : En avant, par-dessus les tombes ! Le mot est de Goethe, fait observer Julien en plissant les yeux. On ne pourra pas me le reprocher…» Mais leurs relations vont se détériorer à l’été 1997 : Eric Jourdan-Green se dit mécontent des ventes (une quarantaine de livres publiés en quatre ans, rééditions et nouveautés) et attaque Fayard en justice. La maison d’édition obtiendra définitivement gain de cause en cassation.
Derrière la trajectoire d’un profil intello et organisateur, se déploie l’évolution du secteur de l’édition et de la diffusion de ces quarante dernières années. Bétourné a été l’acteur et le témoin de ses profondes restructurations, de la concentration qui s’est intensifiée au long des années 80 et la tendance croissante à produire du best-seller, plutôt que des livres à rotation lente. «Faut-il répondre aux sollicitations du marché pour s’imposer dans cette foire d’empoigne ? Faut-il au contraire cultiver un projet bien à soi puis mettre en partage ses convictions ? Il ne fait pas de doute que j’appartiens à la seconde catégorie d’éditeurs, celle qui privilégie l’offre sur la demande.»
Au fil des pages apparaît aussi une personnalité double, parfaitement assumée. Héritier de 68 et marxiste, il dit avoir mené une vie de militant clandestin, tout en continuant à étudier, puis d’idéaliste révolutionnaire, tout en éditant. Puis en devenant rapidement patron, admiratif du communiste Rol-Tanguy… De retour comme PDG dans un Seuil racheté par La Martinière (bientôt privé de Volumen et absorbé par Média-Participations), cette «dichotomie psychique» s’apaise enfin : «Dissoute la frontière entre le pragmatisme pratiqué le jour et l’idéal cultivé la nuit, réduit à néant l’espace de négociation que j’aménageais autrefois en moi-même pour justifier mes actes au quotidien. J’étais désormais pleinement engagé dans l’action, plus rien ne devait me résister […]» Ces Mémoires d’un éditeur engagé, assortis de dix leçons aux jeunes générations, disent toute la satisfaction du travail accompli.
(1) Endetté comme une mule, réédité chez Tristram en 2017.
Olivier Bétourné La Vie comme un livre. Mémoires d’un éditeur engagé Philippe Rey, 592 pp.

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