samedi 12 septembre 2020

«Le Covid n’est qu’un catalyseur du changement du centre de gravité de la planète»

Par Christian Losson — 
Des salariés en train de déjeuner à Wuhan, en Chine, le 23 mars.
Des salariés en train de déjeuner à Wuhan, en Chine, le 23 mars. Photo AFP

Pour Guillaume Zagury, expert en santé publique internationale, les démocraties occidentales ont pâti d’un manque de réactivité lors de l’apparition du virus, au contraire des régimes autoritaires, en passe de gagner la course au vaccin.

Médecin spécialiste de santé publique internationale et consultant en innovation médicale pour des entreprises, Guillaume Zagury travaille en Chine depuis vingt ans. Il a élaboré, dès l’apparition du Covid, un site internet singulier, Covidminute.com. Une équipe dédiée y livre et compile quotidiennement analyses, statistiques et graphiques sur l’évolution du virus.
Huit mois après son apparition, quel bilan dressez-vous de la lutte contre la pandémie ?
Il est prématuré de dresser un bilan définitif car le virus circule encore et une seconde vague plus grave peut survenir, comme avec la grippe espagnole en 1919. Certaines données ne sont pas encore disponibles pour dresser des comparaisons sanitaires, à l’instar de celles relatives aux années potentielles de vie perdues. Et il est toujours délicat d’opposer l’impact sur la santé publique de la pandémie aux dommages collatéraux - économiques ou relatifs aux libertés publiques - qui résultent d’un confinement prolongé. Néanmoins, il y a eu un retard dans la réaction à la propagation du virus. La grande majorité des démocraties occidentales tablaient sur une tempête et n’avaient pas les outils pour lutter efficacement contre ce tsunami. Elles ne pouvaient bénéficier des six outils nécessaires au combat, que j’ai résumé dans un mémo, «3M-3T», en mars : Masque-Main-Mètre au niveau individuel, et Test-Tracking-Triage (isolement des cas positifs) au niveau collectif.
Quels éléments expliquent ce retard ?
Il est facile de refaire le match après coup mais les chiffres de la mortalité en Chine étaient au départ relativement peu alarmistes. On avait une faible connaissance de la contagiosité des cas asymptomatiques. Les préconisations de l’OMS n’ont pas brillé par leur clarté ; au début, le port du masque n’était pas explicitement recommandé. Et une fois la pandémie déclarée, on s’est retrouvé face à une crise de disponibilité des outils pour protéger ou tester, doublé d’une centralisation excessive et du rejet de mesures jugées attentatoires aux libertés publiques, comme la recherche de cas contacts à l’ère numérique ou l’isolement obligatoire de patients.
Vous dites que les grandes démocraties sont prisonnières d’un «jeu à trois». Qu’entendez-vous par là ?
Les gouvernements doivent osciller entre l’impératif sanitaire à géométrie variable, l’impératif économique et l’impératif d’acceptation politique de mesures potentiellement liberticides : masques, tracking, isolement. Cela peut s’avérer paralysant face à une pandémie. Toute décision est discutée, contestée, comme on l’a vu avec le port du masque obligatoire. A cela s’ajoute la pression de «l’infodémie» : la couverture médiatique, les chaînes d’info en continu, les réseaux sociaux. D’autant qu’il faut aussi absorber le flux permanent de publications scientifiques.
Pourquoi la Belgique, avec environ 865 morts pour 1 million d’habitants, est-elle le pays développé le plus touché par la pandémie ?
Ce type d’indicateur est à analyser avec prudence, en raison de ses nombreux biais de mesures ou d’interprétation (densité, profil démographique, Ehpad)… L’organisation historique du pays, deuxième densité d’Europe après les Pays-Bas, une forte concentration d’Ehpad (plus de 50 % des décès observés), et un désir de transparence des autorités ont sans doute pesé. Le pays aux trois langues et aux neuf ministres de la Santé devait sans doute apporter une réponse consensuelle. Or, face à une pandémie, la lenteur est condamnable.
Et la France ?
Compte tenu de la cinétique de l’épidémie en Belgique, qui a traversé tout le pays - équivalent à deux régions françaises -, la France n’a pas fait mieux. La mortalité en Belgique équivaut à peu près à celle survenue dans le Grand-Est ou en Ile-de-France, bien loin de la Normandie par exemple. La létalité s’est concentrée avant tout sur les personnes âgées - 75 % des personnes décédées ont plus de 75 ans. Comme dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest.
On teste davantage, la détection de cas positifs s’accélère, jusqu’à 200 000 par jour dans le monde, mais la mortalité journalière reste stable, avec quelque 5 000 décès quotidiens…
Plus on fait de tests, plus on trouve de cas de Covid. Ceci explique les différents paliers observés : moins de 100 000 cas par jour durant la phase «européenne», où une politique de tests était uniquement dirigée sur les patients hospitalisés, et un palier actuel autour de 200 000-300 000 cas détectés par jour. Ainsi, environ 50 % des 30 millions de Covid diagnostiqués depuis le 1er janvier l’ont été ces dernières semaines. Il est donc remarquable que le nombre de décès quotidien déclarés reste stable, autour de 5 000 cas par jour, depuis la mi-avril et la diffusion de l’infection aux Amériques.
On a beaucoup épilogué sur une possible saisonnalité du virus. La persistance du Covid dans les hémisphères Nord et Sud clôt-elle le débat ?
L’apparition et l’évolution de l’infection Covid-19 sont multifactorielles, car elles dépendent de la densité de la population d’un pays, de sa structure démographique, des réunions en milieux clos, des voyages, de clusters et incluent à l’évidence des variables physiques : température, humidité, ventilation. Une température fraîche, dans un espace clos et humide, favorise la diffusion virale, comme l’a montré la multiplication des cas dans les abattoirs en Allemagne ou en France, ou dans les marchés aux poissons en Chine. Elle peut aussi dépendre d’un macro-environnement. Cela est documenté pour les viroses respiratoires de type grippe saisonnière, et probablement pour la disparition du Sras en 2003 avec l’arrivée du printemps. Mais s’il existe de nombreux éléments en faveur d’une «saisonnalité Covid», comme le laisse penser son essor sur les deux hémisphères et les pics observés au Brésil ou en Afrique du Sud, actuellement en fin de saison hivernale, il semble encore prématuré d’affirmer qu’il y ait une corrélation directe, même si cela est fort probable, entre le climat et la diffusion virale. L’épidémie ne s’est pas éteinte ni au Maroc, ni en Israël qui a connu une multiplication par trois du nombre de décès cet été par rapport au printemps. Nous n’en sommes qu’à huit mois d’évolution, avec un virus toujours actif et sans frontières. Les «modélisateurs climatiques» amèneront prochainement des certitudes quantifiées.

Quelles zones d’ombre demeurent sur le virus et quelles sont les questions qui font débat ?

Il faut prendre un peu de recul pour apprécier la «turbo-accélération du savoir», permise par la révolution numérique. En dix mois de Covid, nous avons plus de connaissances et d’articles scientifiques produits qu’en dix ans de sida ou cent ans de tuberculose. Les mois à venir verront des éléments de réponse à certaines interrogations importantes. Quel est le «réservoir» animal [animaux qui participent majoritairement à la reproduction du virus, ndlr] connu avec certitude, question capitale pour une action sur la cause, et y a-t-il des animaux domestiques «porteurs» du virus ? A quand remonte le début exact de l’épidémie ? Pourquoi constate-t-on une telle variabilité des symptômes : des cas asymptomatiques selon l’âge, à l’anosmie non «observée» dans le Hubei initialement ? Connaît-on parfaitement tous les modes de transmissions ? Quel est le taux de mortalité exacte, a priori plus proche de la grippe saisonnière que de la grippe espagnole ? Quelle est la durée de l’immunité postinfection, naturelle ou vaccinale ? Que sait-on des variations génétiques du virus selon les localisations ? Etc.
En dehors de la province de Hubei, la Chine a été le grand pays le plus épargné au monde. Mais au prix de mesures très liberticides… Les régimes totalitaires sont-ils mieux armés pour lutter contre leCovid ?
Berceau de l’épidémie, la Chine présentait déjà trois avantages majeurs par rapport aux pays occidentaux. D’abord, la mémoire historique de l’épidémie de Sras en 2003. Ensuite, une population «acceptant» déjà des mesures «liberticides», où l’individu est au service du collectif, comme l’atteste le système de «crédit social», programme où un capital de points est accordé par l’Etat au citoyen, qui peut fondre ou être bonifié. Enfin, le pays est dans une phase de numérisation très avancée de la société, à l’image du 1,2 milliard d’utilisateurs de WeChat ou de l’avancée de la 5G. Inversement, en Occident, les décideurs sont en permanence dans le «jeu à trois», dont je parlais auparavant… Pas en Chine, puisque nous sommes face à un régime totalitaire, comme vous le dites, mais de type scientifique.
A savoir ?
Face à une pandémie, seule l’urgence sanitaire versus l’aspect économique sont à prendre en considération, ce qui est déjà beaucoup plus facile à gérer. La vitesse de réaction, l’utilisation intensive de la technologie et la rigueur dans les mesures ont permis d’obtenir des «résultats» qui n’ont rien de comparables avec nos démocraties. Ainsi, l’objectif en Chine continentale, qui connaît moins de 50 cas déclarés par jour, est de rester quasiment «Covid-free». Les quarantaines sont strictes et «technologiques», alors qu’en Europe, par exemple, nous «vivons avec» le Covid, où plus de 10 000 cas par jour sont déclarés actuellement, en espérant un vaccin à court ou moyen terme. Des résultats extrêmement favorables ont été également obtenus par des démocraties de l’Asie confucéenne : Taiwan, la Corée du Sud, ou Singapour.
Vous dites que «l’effet d’annonce [du vaccin] Spoutnik V par Vladimir Poutine […] montre l’enjeu géopolitique majeur en termes de "softpower"», où le sanitaire remplace le nucléaire, avec ses multiples implications : économiques, technologiques…
Sur plus de 100 candidats vaccins lancés, souvent par des consortiums internationaux, 6 sont officiellement en phase 3 depuis le 15 juillet. Le vaccin à partir d’un adénovirus développé par l’institut Gamaleya de Moscou est le premier dont la production industrielle a commencé, et les premières livraisons pourraient très vite être disponibles. Se dirige-t-on, dans la phase de développement, vers une stratégie de type «1-2-4-3» au lieu de la chronologie habituelle «1-2-3-4», mettant le prestige national avant la sécurité sanitaire, sur le mode : «Je commercialise d’abord, et j’évalue après» ? Dans ce cas, si ce vaccin sort en premier, il sera essentiellement limité à la Russie.
Quelle est la temporalité la plus crédible pour voir déboucher un vaccin efficace ?
Un grand nombre d’immunologistes sont confiants sur la réussite de ces vaccins grâce à la stabilité génétique du virus. Différentes stratégies vaccinales sont en cours d’évaluation, visant avant tout l’immunité humorale (production d’anticorps), avec différentes plateformes à base de virus (inactivé, atténué), de vecteur viral (comme l’adénovirus ou la rougeole), ou d’acide nucléique (ARN ou ADN), à base de protéine. Même si, qualitativement, le premier vaccin disponible sur le marché ne sera probablement pas le meilleur, l’impact de son effet d’annonce va marquer les consciences en termes de leadership technologique mondial, particulièrement dans la rivalité qui oppose aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine.
Quelles sont les recherches de vaccin les plus en pointe ?
Compte tenu des impératifs de validation selon les standards internationaux, le vaccin chinois développé par CNBG (China National Biotech Group), déjà administré à 20 000 «volontaires» avant d’être utilisé à l’étranger (Moyen-Orient, Maroc, Amérique Latine), est probablement le premier qui pourrait être généralisé à l’international, probablement vers fin novembre. Car si les projets de génie génétique développés par l’américain Moderna ou l’équipe d’Oxford sont relativement rapides à mettre en œuvre pour une phase 3, leur validation sera probablement plus lente en raison des effets secondaires encore inconnus. Le Covid n’est qu’un catalyseur du changement du centre de gravité de la planète et de son déplacement vers l’«Asie du Pacifique». Et l’illustration que, secteur militaire excepté, la Chine rivalise désormais avec les Etats-Unis dans les secteurs les plus pointus.

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