Pour l’historien de la santé Patrick Zylberman – auteur de l’ouvrage « La guerre des vaccins » aux édition Odile Jacob –, l’épidémie de Covid-19 révèle de fortes disparités dans la gestion de la crise et les stratégies vaccinales.
Dix mois après la découverte des premiers cas d’infection par le virus SARS-CoV-2 en Chine, on dénombre désormais un million de personnes mortes de la maladie du Covid-19. Le plus lourd tribut est payé par les trois grands pays que sont les Etats-Unis, le Brésil et l’Inde. L’historien de la santé Patrick Zylberman analyse les premières conséquences économiques et sociales de cette crise sanitaire mondiale et met en garde contre les enjeux auxquels les différents pays devront faire face dans le futur : la défiance à l’égard des vaccins, qui pourrait enrayer le combat contre l’épidémie, mais également l’incompréhension réciproque entre les mondes scientifique et politique.
En quoi cette épidémie diffère-t-elle des grandes épidémies du passé ?
Il y a un point sur lequel elle diffère essentiellement : la lutte contre l’épidémie. C’est effectivement la première fois dans l’histoire qu’on choisit la santé au détriment de l’économie. On a pris le risque de mettre les économies en panne momentanément pour venir au secours de la santé collective. Les conséquences sur l’économie sont très fortes, non seulement par les pertes de PIB ou d’autres indicateurs économiques, mais aussi parce qu’elles tendent à modifier certains comportements.
Le plus évident, c’est ceux en matière de télétravail. Ça devient un sujet de débat, alors qu’avant l’épidémie le télétravail était quelque chose qu’on regardait plutôt comme un privilège. Aujourd’hui, beaucoup de gens le défendent, parce qu’ils ne veulent pas retourner à leur poste par peur de la contamination. Je pense que les historiens du futur, lorsqu’ils se pencheront sur cet épisode, devront analyser dans un chapitre particulier les raisons du choix qui a été fait. Dans l’histoire de la lutte contre les épidémies de très grande ampleur, c’est un tournant.
Mais les pandémies, l’histoire occidentale en connaît depuis le XVe siècle au moins. La grippe espagnole était tout à fait différente sur le plan épidémiologique et sur le plan médical de ce qu’est la pandémie de coronavirus aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que l’ampleur même de la grippe espagnole [de 1918, qui a fait entre 20 et 50 millions de morts selon l’Institut Pasteur] est un point de repère, qu’on est fort heureusement encore loin d’avoir égalé avec le coronavirus.
Peut-on parler de redécouverte du phénomène pandémique dans des pays qui s’en imaginaient débarrassés, comme l’Europe occidentale ou les Etats-Unis ?
Effectivement, il y avait, y compris chez certains historiens, l’idée que les pays riches étaient débarrassés une bonne fois pour toutes des maladies infectieuses et contagieuses, mais on voit que ce n’est pas le cas. Cette idée avait été émise pour la première fois en 1967 par le directeur général de la santé des Etats-Unis, qui disait que le chapitre des maladies infectieuses était clos.
Autrement dit : « C’est terminé avec les laboratoires travaillant sur la grippe, on met tout l’argent disponible sur les recherches pour les maladies dégénératives, chroniques, etc. » Cette idée a fait son chemin petit à petit, jusqu’à être reprise par certains historiens dans les années 1990. Et puis, 2003 a sonné le réveil avec l’épidémie de SRAS : on arrête de se faire des illusions, les pays riches sont comme les autres, toujours des points possibles pour des épidémies, y compris celles de grande ampleur.
Malgré ce réveil des consciences en 2003, on a l’impression que les Etats ont accueilli le Covid-19 avec une forme d’impréparation. Comment l’expliquer ?
Entre élaborer des plans et les mettre en œuvre à chaud au moment de l’événement, il y a une sacrée différence. Je dirais que nous avons aujourd’hui le débat mortel entre la tragédie et les illusions. Notre illusion, c’est l’idée qu’il pourrait y avoir une gouvernance parfaite de ce genre de phénomène. Eh bien non. Les gouvernements ont fait de graves erreurs, aussi bien en France qu’en Allemagne, et même plus que des erreurs – je crois que le terme n’est pas suffisamment fort pour qualifier la chose aux Etats-Unis…
Il n’en reste pas moins que c’est quasiment inévitable de faire des erreurs en gérant des situations de ce type. Par exemple, les critiques qu’on a en France sur le port ou non du masque, on retrouve exactement les mêmes récriminations en Grande-Bretagne et en Allemagne, sans parler des Etats-Unis. C’est bien qu’il y a une illusion de gouvernance totalement efficace dont il faut se défaire. Oui, la gestion du risque, c’est un phénomène tragique.
Il y a tout de même des pays qui ont établi une doctrine et qui s’y sont tenus, et d’autres qui ont eu du mal à se fixer des règles et à les suivre…
Il y a effectivement une inégalité qualitative dans la gestion de cette épidémie d’un gouvernement à l’autre. Mais ça ne change rien au fait que tous les gouvernements, quels qu’ils soient, de bonne ou de mauvaise volonté comme Trump [président des Etats-Unis] ou Bolsonaro [président du Brésil] par exemple, ont commis des erreurs et parfois des erreurs très graves. Il y a plus de 1 000 soignants aux Etats-Unis qui sont morts en faisant leur métier en prenant soin de malades atteints du Covid-19. Ça ne devrait pas arriver. Pourquoi sont-ils morts ? Parce qu’il n’y avait et qu’il n’y a toujours pas suffisamment d’équipements individuels de protection. Mais aussi parce que Trump a donné le mauvais exemple à coups d’incroyables imbécillités comme son cocktail de détergents pour guérir du Covid-19.
La course mondiale aux vaccins souligne-t-elle une réhabilitation de l’utilité vaccinale à une époque marquée par la méfiance vis-à-vis des vaccins ?
Je vois plutôt une grande inquiétude par rapport au problème des vaccins, et ce n’est pas spécifique à la France. Une méfiance de la vaccination est en train de s’enraciner, et ça va nous poser d’énormes problèmes lorsque le vaccin, si vaccin il y a, sera sur le marché. Parce qu’il faut atteindre une certaine couverture vaccinale, autour de 95 %, pour que véritablement l’épidémie soit stoppée.
Ce vaccino-scepticisme n’est plus un phénomène folklorique. Les gens sceptiques craignent que les vaccins soient mis au point trop rapidement, donc qu’ils ne soient ni sûrs ni efficaces. Sur ces deux points effectivement importants, la sûreté et l’efficacité, il faut engager un travail pédagogique de grande ampleur. Si les autorités ne prennent pas suffisamment conscience de l’ampleur du vaccino-scepticisme, on court à la catastrophe.
Dans le passé, les épidémies étaient associées au fléau divin. Aujourd’hui, c’est notre irresponsabilité face à la nature qui est pointée du doigt. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la maladie ?
En effet, il y a eu une volonté de greffer les problèmes de la biodiversité et de l’environnement sur les problèmes de l’épidémie, il y a certainement des passerelles entre les deux. Personnellement, je suis plus intéressé par les phénomènes socio-anthropologiques.
Il y a un phénomène religieux avec le Covid-19. En France, par exemple, le phénomène religieux, c’est le professeur Raoult [directeur de l’institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection de Marseille]. Il a lancé très rapidement l’idée qu’il pouvait soigner cette maladie. Evidemment, les gens qui étaient très inquiets se sont précipités à l’hôpital de la Timone pour essayer d’avoir le traitement. Raoult a été élevé à la qualité de gourou, peut-être en dépit de lui-même, pour finir par apparaître comme un guérisseur. Par exemple, une petite entreprise du Vaucluse fabrique des bougies à son effigie sur lesquelles il est représenté en Christ. Et donc on a là quelque chose qui est assez courant en temps d’épidémie. On a l’apparition d’un culte. C’est une médecine de la croyance.
Selon vous, les signaux actuels nous disent-ils qu’une seconde vague est en train de se former ?
Pas du tout, parce qu’une seconde vague, elle n’arrive pas progressivement, elle arrive sans prévenir. Et pour des raisons qu’on connaît mal d’ailleurs. Si on reprend l’exemple de la grippe espagnole, la seconde vague, celle de fin août-novembre 1918, est arrivée sans qu’on sache pourquoi. Et pour cause. A l’époque, les médecins ne connaissaient pas l’existence du virus de la grippe.
La théorie défendue par un certain nombre d’épidémiologistes américains aujourd’hui, c’est que cette seconde vague est due non pas à une mutation du virus, mais à une autre souche beaucoup plus virulente que la première, d’avril à juillet 1918, qui avait fait beaucoup de cas mais très peu de décès. La deuxième vague – puisqu’il y en a eu une troisième –, a quand même fait 250 000 morts en France, 220 000 en Grande-Bretagne et 230 000 en Allemagne. Aujourd’hui, on n’est pas du tout dans la seconde vague. Peut-être que demain, ça va nous tomber dessus, mais dans tous les cas, elle ne prévient pas.
Cela dépend du sens que vous donnez à « seconde vague ». Pour l’épidémiologiste Antoine Flahault, par exemple, elle se caractérise par la concordance d’une hausse des nouveaux cas et d’une hausse des morts.
Absolument, mais l’historien doit avoir une définition différente de l’épidémiologiste.
Comment définiriez-vous les relations, aujourd’hui, entre sphère scientifique et sphère politique ?
Les deux sont habités par une méfiance instinctive à l’égard de l’autre. Le pouvoir soupçonne les scientifiques de vouloir décider à sa place. Et les scientifiques ont un mépris sans borne pour les politiques. Cela aboutit à quoi ? Les scientifiques sont tellement sûrs que les décisions qui vont être prises seront mauvaises qu’ils ne comprennent plus pourquoi les politiques, parfois, n’écoutent pas leurs conseils.
Ce n’est pas nouveau : le chirurgien Georges Duhamel écrivait en 1937 : « L’Etat est gouverné par le rebut de toutes les carrières honorables. » Il y a également une incompréhension importante et qui ne date pas d’aujourd’hui entre la science et le peuple. Ce sont de gros problèmes de fond parce que les scientifiques ont besoin de se sentir légitimes pour agir. Et la science a besoin de moyens, qui lui sont octroyés par les politiques. Pour essayer de surmonter les incohérences de l’opinion publique, il faut qu’il y ait une certaine confiance en la science. Or, aujourd’hui, on parlerait plutôt de défiance. Une défiance généralisée.
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