mercredi 23 septembre 2020

« Entre élèves et professeur, le gouffre du temps qui passe »

  

Dans le contexte du procès des attentats de janvier 2015, le professeur de lettres et écrivain Aymeric Patricot regrette la « gêne » et l’« indifférence » des élèves envers les débats d’idées sur la religion.

Publié le 21 septembre 2020

Tribune. Le professeur avance en âge et chaque année, chaque rentrée scolaire, grandit le fossé qui le sépare de ses élèves. Dans leurs discours, il entend quelque chose d’étrange et de nouveau. Mais c’est précisément l’un des charmes du métier que de rester en contact avec ces adolescents. Face à la classe, le professeur éprouve un certain état de la jeunesse – après tout, la centaine d’élèves qu’il pratique en moyenne chaque année représente un bel échantillon. Il peut alors mesurer ce qu’il partage avec elle comme ce qui l’en sépare.

Par la force des choses, cet écart grandit à mesure que la carrière se déroule. Et l’amusement le dispute à l’angoisse : amusement de découvrir chaque année de nouvelles expressions, de nouvelles passions, de nouveaux réflexes ; angoisse devant les différences de perception, que le professeur a tendance à interpréter comme de nouvelles formes d’ignorance ou d’indifférence par rapport à des valeurs qu’il juge essentielles.

Deux mondes en parallèle

Après tout, quand il fait cours, le professeur en apprend autant que ses élèves. Si ces derniers tirent quelques leçons de son enseignement et du spectacle de sa personnalité, le professeur lui-même s’enrichit du contact avec les classes. Mais il se pourrait bien que la leçon soit amère : il réalise que la morale évolue. Ses élèves sont désormais là pour lui rappeler que deux mondes différents vivent en parallèle, deux mondes qui se confrontent dans la classe.

Sans surprise, c’est à l’occasion d’événements graves que j’ai pu prendre conscience de ce gouffre. Puisque les questions d’actualité me taraudent, j’ai toujours aimé aborder certains thèmes par le biais d’articles ou d’exposés, que ce soit au lycée, en BTS ou en école préparatoire. A ce moment-là, je guette les attitudes des élèves autant que ma propre façon d’aborder les choses, révélatrice de l’attitude que l’époque me suggère.

Les événements de Charlie Hebdo ont été l’un des jalons de cette prise de conscience. A vrai dire, j’avais abordé la question bien avant les attentats. En BTS, quelques années plus tôt, dans le cadre d’un cours où le débat servait de prétexte à des travaux écrits, j’avais soumis à une classe de Seine-Saint-Denis des articles de Charlie Hebdo, afin d’ouvrir une discussion sur le thème de la liberté d’expression. A l’époque, le journal satirique avait fait le choix de publier les fameuses caricatures de Mahomet, et je n’avais pas hésité à en proposer l’examen à la classe.

Les réactions avaient surtout été de surprise. Aucun élève ne connaissait le journal, certains avaient entendu parler de l’affaire sans avoir vu les caricatures. Personne n’avait l’idée de ce que pouvaient signifier Mai-68, anarchisme, liberté de conscience, anticléricalisme… En tant que musulmans, la plupart des élèves désapprouvaient la publication de tels dessins, sans pour autant marquer d’agressivité. « Ils vont loin, quand même ! », s’était exclamé l’un de ceux que cela faisait plutôt rire.

En fait, ils découvraient surtout un univers, celui de la presse, celui d’une certaine liberté de ton gauloise dont ils étaient curieux de savoir ce que j’avais à en dire. Pour ma part, je profitais de mon poste dans le 93 pour tâter le terrain comme peu de journalistes pouvaient espérer le faire.

Indifférence, hostilité

Quelques années plus tard surviendraient l’attentat, puis les manifestations, puis les débats, jusqu’à ce jour où débute le procès des complices. Et, comme j’ai pris l’habitude de le dire aux élèves sans que cela les émeuve, je pense que « Charlie Hebdo a perdu » – le signe le plus sûr de cette défaite étant précisément l’indifférence que je perçois dans les classes à propos de ce genre de considération, et même l’hostilité qu’elles manifestent à l’égard des critiques ou des provocations envers la religion : qu’ils soient musulmans ou non, tous les élèves prenant la parole à ce sujet considèrent comme inconvenant, voire condamnable, d’avoir des mots critiquant l’islam, ou toute autre religion d’ailleurs, ou de dessiner Mahomet dans des postures ridicules…

Et pourtant, mon public a changé : des classes en difficulté de Seine-Saint-Denis, je suis passé aux classes préparatoires de l’Aube. On aurait pu imaginer que ces dernières développent une certaine réflexion sur la nécessité de la liberté d’expression, ses limites, ses brutales remises en cause. Or, pas du tout : la gêne, le silence, le renoncement à prendre la parole m’incitent à penser que, décidément, l’idéal d’une démocratie du débat viril s’est éclipsé au profit d’une vision plus irénique, où le respect des cultures perçues comme minoritaires devient la valeur cardinale et où chacun s’accorde le droit de se retrancher, avec l’accord des autres, derrière l’épaisseur de ses propres principes.

Tout cela non pour me plaindre que les temps changent ou que la morale républicaine se perd, affaiblie par un certain principe de prudence appliqué à la prise de parole publique, mais pour prendre acte de ce temps qui passe et qui bouleverse si profondément la donne que le professeur, par son contact privilégié avec la jeunesse, peut ressentir un vertige. Dans quelle mesure doit-il changer ses discours ? Dans quelle mesure doit-il s’accommoder de l’époque ou lutter contre ses tendances profondes ? Pour ma part, je m’en sors en soulignant précisément le contraste entre la morale du jour et celle qui prévalait hier encore, suggérant quelle pouvait être la mienne sans faire de prosélytisme pour autant.

Ce qu’il y a par ailleurs de fascinant dans ce gouffre, c’est qu’il a été creusé par la génération à laquelle appartient le professeur lui-même. Par ses actes, par ses pensées, par son éducation, celle-ci a forgé la génération suivante, tout au moins dressé le cadre sur le fond duquel celle-ci se définit. Dialoguer avec la jeunesse, c’est découvrir ce que notre passé contenait en germe, et l’impensé qui le travaillait.

Renoncement

D’une certaine manière, le trouble qui saisit aujourd’hui le professeur ressemble à l’angoisse ressentie par les Gaullistes devant la jeunesse qui se soulevait en 1968 : cette dernière se plaignait de s’ennuyer, un comble pour des adultes estimant qu’elle avait la chance de grandir au sein d’une prospérité chèrement acquise.

Aujourd’hui, ce n’est plus la surprise d’aînés trop sérieux ne comprenant pas l’oisiveté de leurs enfants, mais l’amertume de républicains devant ce qui leur paraît être, chez des jeunes bousculés par la société multiculturelle et s’adaptant à elle, un renoncement à certains principes universalistes.

Bien sûr, l’énergie foncière des élèves reste une source inépuisable d’inspiration pour le professeur, et force son optimisme. Mais il devra éviter les deux pièges qui le menacent en tant que professionnel vieillissant : le fatalisme et la crispation. S’il résiste à la double tentation du « Nous ne pouvons rien aux temps qui changent » et du « Ces enfants n’ont décidément rien compris », alors il trouvera le principe d’une pratique accueillante et ferme de son métier, toute en modestie par rapport aux effets du temps.



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