lundi 7 septembre 2020

Ecole, travail, vie quotidienne : comment le Covid-19 nous plonge dans l’incertitude











On y verra plus clair en septembre. C’est ce qu’avait répondu le patron à ses salariés qui, avant leur départ en vacances, s’interrogeaient sur les conditions de leur rentrée. C’est ce qu’avait soupiré, résignée, la directrice de la crèche municipale aux parents en leur refourguant leur progéniture, le 10 juillet, avant de baisser le rideau et désinfecter le moindre hochet pour la soixantième fois de la journée. On y verra plus clair en septembre. C’est ce qu’on avait répondu aux grands-parents soucieux de planifier la venue des petits aux vacances de la Toussaint et, pourquoi pas, de Noël. C’est ce que disait Gilles Moëc, chef économiste du groupe AXA, lors d’une discussion téléphonique en plein mois de juillet : « En septembre, tous les économistes vont se dire : voilà, on commence à reprendre une vitesse de croisière. Je l’espère, en tout cas. »

On y verra plus clair en septembre. C’est ce qu’on s’était dit en fermant l’ordinateur pour la pause estivale, après avoir commencé à travailler, à tâtons, sur un sujet de rentrée provisoirement intitulé « Bienvenue dans un monde flou ». « Mais en septembre, plus rien ne sera flou !, avait alors rétorqué une collègue optimiste. Tout sera revenu à la normale. »
« On ne sait pas ce que feront les Parisiens quand ils rentreront – s’ils rentrent ! Auront-ils peur du Covid, de la crise économique ? Sortiront-ils ? Les cafés devront-ils fermer à nouveau ? » Thomas Boubol, cogérant d’une brasserie
Nous en étions là, fin août, face à notre ordinateur rouvert depuis peu et à nos notes toujours aussi peu claires, lorsque la voix de Vadim Fravalo résonna dans la grande salle vide du Zephyr, sa brasserie Art déco du 20e arrondissement de Paris. Le gérant est au téléphone avec un fournisseur. « On s’est arrêté deux semaines. On a repris hier, et c’est un cauchemar. Le désert. Je vais te commander de la marchandise parce qu’on n’a plus rien, mais je ne sais pas si on l’écoulera… » La terrasse attend des clients qui n’arriveront pas.
Attablés autour d’un carnet de commandes, Vadim Fravalo et son associé, Thomas Boubol, s’affaissent. « On fait 10 % de ce qu’on faisait l’année dernière à la même date. Normalement, on a une cinquantaine de couverts le midi. Vous pouvez compter, regardez : on a six clients. Pareil pour les cafés, on en vend une centaine d’habitude, ce matin on en a servi dix à tout péter. » On y verra plus clair en septembre ? Mais septembre, au moment où nous parlons, c’est dans cinq jours. « Le plus difficile, c’est l’incertitude, dit Thomas Boubol. On ne sait pas ce que feront les Parisiens quand ils rentreront – s’ils rentrent ! Auront-ils peur du Covid, de la crise économique ? Sortiront-ils ? Les cafés devront-ils fermer à nouveau ? »
Les deux gérants tâtonnent. Ils sont passés de vingt-neuf plats à la carte à dix-sept. Ils commandent moins de poissons au pêcheur, moins de produits frais pour ne pas gâcher. Si les clients ne reviennent pas, ils n’auront pas la trésorerie nécessaire pour payer les fournisseurs.
Il semblerait bien que le monde soit toujours flou en cette rentrée, Covid-19 oblige. Voire qu’il faille s’habituer à cette vision mal ajustée, car il pourrait s’agir de notre nouveau quotidien pour longtemps (mais combien de temps ? C’est flou). Notre vie ressemble désormais étrangement à celle de Mel, personnage de Woody Allen dans Harry dans tous ses états, soudain devenu « out of focus ». Dans le film, les contours de Robin Williams, qui incarne Mel, ne sont plus tout à fait nets, comme si la caméra était mal réglée. Malgré un léger étonnement, et une certaine gêne, son entourage et lui semblent s’accommoder assez vite de cette bizarrerie visuelle (« Daddy’s out of focus ! Daddy’s out of focus ! », chante joyeusement son fils en voyant son père flou rentrer à la maison).
Nous y voilà, donc : retourner au bureau sans oser y laisser ses affaires, emmener les enfants à l’école en priant pour qu’ils y restent cette année, envisager des vacances dans un rayon de 100 km au cas où, s’inscrire à des activités dont on n’est pas certain qu’elles soient maintenues, attendre des annonces de Jean Castex qui ne dissipent jamais vraiment le nuage d’incertitude.

Inconfort psychique

Rien de tout cela n’est très grave, c’est sûr. Mais cette situation suscite un inconfort psychique puissant pour beaucoup de gens. Comme vient le confirmer, au milieu de la rédaction de cet article out of focus, le coup de fil d’une collègue. Nous ne nous sommes pas parlé depuis la pause estivale. Comment va-t-elle ? « Tout est très flou, et moi j’aime pas le flou, j’ai besoin de faire des sommaires sur six mois. J’ai voulu me laisser aller au flou, mais ça me met dans un état d’angoisse profond. »
Puisqu’il va bien falloir « vivre avec » (le virus, le doute, le masque…), selon l’expression consacrée qui célèbre une sorte de survivalisme de bas étage, il est peut-être utile d’aller à la rencontre de ceux qui supportent l’incertitude sans angoisse, et le flou sans lunettes. Les premiers sont morts, mais ils nous ont laissé quelques pistes, à défaut d’un mode d’emploi : ce sont les stoïciens. Ainsi Sénèque, dans ses « Lettres à Lucilius ». Lettre XIII, « Sur la force d’âme qui convient au sage. Ne pas trop craindre l’avenir » : « Ce que je te recommande, c’est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car ces maux, dont l’imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu’elles ne doivent ; souvent elles naissent d’où elles ne devraient jamais naître. Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées. » Autrement dit, calmos : la deuxième vague n’est pas arrivée et n’arrivera peut-être jamais. Rien ne sert de se ronger les sangs en attendant sa survenue. Facile à dire, Sénèque.
Les stoïciens – dont la philosophie est très en vogue – nous disent encore ceci (Sénèque, De la tranquillité de l’âme) : « Qui craint la mort ne fera jamais acte d’homme vivant ; mais celui qui sait bien que, dès l’heure où il fut conçu, son arrêt fut porté, celui-là vivra selon les termes de l’arrêt, et en même temps, par la même force d’âme, fera en sorte que nul événement ne soit imprévu pour lui [même la fermeture de la cantine scolaire]. En voyant d’avance le possible comme certain, il amortira le choc de tous les maux (…). La maladie, la captivité, ma maison qui s’écroule ou s’enflamme, rien de tout cela ne peut me surprendre. »
Si les idées d’Epictète (« [Avance en] homme pénétré de cette vérité que tout ce qui peut arriver est indifférent et ne te concerne en rien. Alors, quel que soit l’événement, tu seras en mesure d’y faire face comme il convient », extrait du Manuel) ou de Sénèque ont tant de succès, c’est peut-être parce que leur lecture nous donne une excuse pour nous affranchir de leurs préceptes le reste du temps. N’oublie pas que tu es mortel ? OK, mais là je n’ai pas le temps, mon agenda déborde et je suis trop occupé à compter mes pas sur l’appli de mon smartphone. On se donne l’illusion que l’on garde la maîtrise de son destin. La vie au temps du Covid-19 répond un peu au même principe : porter un masque, respecter les distances, éviter les rassemblements, et tout ira bien – peut-être.

Hypothèses et « serious games »

Il y en a d’autres que l’ère du flou n’effraie pas : ceux dont l’incertitude est le métier. Ainsi, par exemple, des supply chain managers, des sortes de super-prévisionnistes en entreprise. Leur rôle est de coordonner tous les flux (marchandises, commandes, trésorerie, équipes…). Dans le temps, on appelait cela la « chaîne logistique », mais le métier a évolué. « Nous sommes des professionnels de la gestion de l’incertitude, résume Cyril Fougerouse, responsable en supply chain management (SCM) chez GKN Aerospace, qui fabrique des pièces pour Airbus, Boeing ou Ford, et membre de l’association française de SCM, l’AFSCM. Depuis une dizaine d’années, l’économie s’est tellement globalisée que nos entreprises dépendent de multiples facteurs impossibles à prévoir : tsunami au Japon, Brexit, pandémies… Dans notre jargon, nous résumons le monde actuel avec l’acronyme suivant : VUCA, pour “volatility, uncertainty, complexity, ambiguity”. » Et comment fait-on, en bon français, pour manœuvrer dans tant d’incertitude ? « On organise des “serious games”, répond M. Fougerouse. Une équipe de quatre personnes se connecte à un jeu qui simule une entreprise en train de perdre de l’argent. Ils doivent expérimenter, changer l’offre, les relations aux fournisseurs ou, pourquoi pas, proposer de relocaliser les achats – là au moins, ils peuvent tout oser puisqu’ils ne risquent pas de se faire virer ! »
« Reconnaître qu’il y a des incertitudes, montrer un peu d’humilité, ça ne fait pas de mal de temps en temps. » Laurence Boone, chef économiste de l’OCDE
La vie étant décidément bien dangereuse, autant s’entraîner à blanc. M. Fougerouse dit encore qu’en période de crise, lui et ses collègues se réunissent pour lister des hypothèses et faire des prévisions en fonction de ces différents scénarios. Ainsi, si l’on s’aperçoit que les prévisions étaient mauvaises (« par définition, les prévisions sont fausses », ajoute-t-il, pas très rassurant), on peut toujours s’en remettre aux autres hypothèses envisagées.
Autrement dit, couvrir le champ des possibles – une autre manière d’avoir l’impression de maîtriser son destin, puisqu’on peut ainsi dire : « Je l’avais prévu ! ». C’est aussi ce qu’explique, à sa manière, Laurence Boone, chef économiste de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour la première fois, en juin, raconte-t-elle, l’institution a présenté deux scénarios pour ses « perspectives économiques ».
Cela n’a l’air de rien mais, dans ce monde ritualisé, où une phrase suffit à faire trembler toute la planète (le « whatever it takes » de Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, pendant la crise financière), c’est une petite révolution – la preuve que le Covid-19 chamboule tout. « Il me semblait difficile de monter sur l’estrade dans le petit amphithéâtre et de dire voilà, je pense que le scénario le plus probable sera le suivant”, raconte Mme Boone. Reconnaître qu’il y a des incertitudes, montrer un peu d’humilité, ça ne fait pas de mal de temps en temps. »
Aïe. Si même les économistes, qui peuvent affirmer avec autant d’aplomb une chose et son contraire en s’appuyant sur les mêmes chiffres, se mettent à douter, nous voici mal. Pour y voir plus clair, Laurence Boone se tourne vers d’autres disciplines (« Je n’ai jamais parlé à autant de médecins de ma vie ! »), s’adresse à des épidémiologistes, des sociologues, des spécialistes d’opinion. Et utilise de nouveaux outils pour tenter de deviner à quoi ressembleront les mois à venir : « On travaille beaucoup les données rassemblées par Google et LinkedIn pour estimer l’activité économique en temps réel avec la mobilité des personnes ou bien les recherches d’emploi : on regarde les voyages, les transports routiers, si les gens retournent au travail et comment, et si leur consommation change. »
A titre personnel, cela ne la prémunit pas contre un certain vague à l’âme : « Quand je regarde mes enfants, je me demande parfois quel monde on est en train de leur laisser. Mais je crois qu’il n’est pas juste de raisonner comme ça : j’essaie de leur donner les clés pour qu’ils puissent contribuer au monde qui se dessine, que ce soit le leur, pas une répétition du nôtre. »

Une toute-puissance bousculée

Eh bien. Nous ne sommes guère plus avancés qu’au début de l’article. Reste peut-être un espoir : trouver conseil auprès de ceux qui font la pluie et le beau temps – pas les dieux, mais les météorologistes. Eux ont les yeux rivés sur l’horizon, et ils nous prédisent l’avenir, tout bonnement. Et si c’était eux, nos sauveurs ? Ceux qui vont nous indiquer comment traverser les mois qui viennent ? « Les gens aimeraient savoir s’il leur pleuvra sur la tête quand ils franchiront le palier demain matin, résume Emmanuel Bocrie, prévisionniste chez Météo France. C’est évidemment impossible. On peut donner des indications très précises pour les minutes qui viennent sur un site donné, mais plus on s’éloigne, moins on a de certitudes. »
Alors, continue-t-il, les météorologistes ont recours à des ruses : ils donnent des indices de confiance, ils emploient un vocabulaire plus ou moins vague (« arrivée d’une traîne », « partie ouest de la France »). Tout cela pour répondre à une exigence croissante du public. « Les gens veulent partir en week-end, ils veulent faire un barbecue, il leur faut des prévisions. C’est peut-être lié à la marchandisation de la société : on dispose d’un service météo, ce service ne saurait être défaillant ; on vous annonce le beau temps, vous voulez du beau temps. La nature doit se plier à vos contraintes. »
Dans cette optique, le Covid-19, en compromettant nos projets, vient aussi calmer nos ardeurs de toute-puissance. Nous en étions là de nos réflexions nébuleuses lorsque Wafa et Edouard, des voisins dont le mariage en Tunisie a été annulé pour cause de virus, nous ont informés avoir fixé une nouvelle date. « Le 12 juin 2021, dit Wafa. D’ici là, ça devrait aller quand même, non ? » On s’est pris à douter.
Petit abécédaire du monde d’après
Puisque l’horizon proche est résolument bouché, on peut être tenté de soulager nos angoisses en regardant plus loin. C’est la proposition de l’essayiste Antoine Buéno dans Futur, notre avenir de A à Z, à paraître. Avec un titre pareil, on ne peut qu’espérer trouver toutes les réponses aux incertitudes actuelles. Finalement, l’abécédaire, très documenté, ouvre davantage de portes qu’il n’en ferme. Il explore plusieurs scénarios sur chaque thématique – sur notre alimentation, par exemple, Antoine Buéno envisage aussi bien la généralisation de la viande végétale que l’émergence d’un cannibalisme de synthèse.
A propos du Covid-19, l’auteur n’est pas d’un fol optimisme, puisqu’il prédit des conséquences en cascade allant de l’omnipotence des GAFA à la virtualisation du monde, en passant par une obsession hygiéniste durable.
Tandis que nous avons tous les yeux rivés sur les protocoles scolaires, Antoine Buéno nous incite à imaginer plutôt la fin de l’école telle que nous la connaissons, et son remplacement par le téléenseignement généralisé. Et tandis que nous nous interrogeons sur la vie de bureau avec ou sans masque, lui se projette dans un monde où le travail serait raréfié, voire inexistant. Finalement, on n’est pas si mal en cette rentrée 2020…

« Futur, notre avenir de A à Z » d’Antoine Buéno (Flammarion, à paraître le 28 octobre)

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