lundi 21 septembre 2020

Arnaud Fontanet, épidémiologiste : « Je n’aurais jamais cru voir cela de mon vivant »

 
Par  Publié le 20 septembre 2020




Longtemps médecin de terrain, à l’étranger et souvent dans des pays en guerre, Arnaud Fontanet dirige au sein de l’Institut Pasteur, à Paris, l’unité de recherche des maladies émergentes. Membre du conseil scientifique qui rend des avis à l’exécutif, cet épidémiologiste de 59 ans se consacre depuis des mois, comme ses collègues, à lutter contre le nouveau coronavirus.

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’avais pas choisi de faire mon service militaire, obligatoire à l’époque, avec Médecins sans frontières (MSF). Je terminais l’internat, avec une spécialisation en rhumatologie, et j’avais déjà eu quelques expériences à l’étranger. J’ai passé ces dix-huit mois à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, dans des camps de réfugiés. J’étais basé à Khao-I-Dang. Les Vietnamiens occupaient le Cambodge. Nous étions du côté thaï, à 20 km du front ; nous avions 150 lits de chirurgie avec la Croix-Rouge internationale et 150 lits de médecine générale, de pédiatrie, d’obstétrique.

C’était une guerre de l’ancien monde. Les Vietnamiens étaient soutenus par les Russes, Sihanouk et Son Sann par les Américains, les Khmers rouges par les Chinois. Avant d’attaquer, chaque camp demandait le feu vert de la puissance tutélaire et prévenait l’ennemi : « Demain, nous attaquons, ce serait bien qu’il n’y ait pas toutes ces ONG qui traînent. » Il y avait des affrontements, mais la situation était tout sauf anarchique. Cela permettait d’avoir de l’électricité, de l’oxygène, une banque de sang. On pouvait recevoir des patients un peu lourds.

J’étais responsable de la pédiatrie. En moins d’une semaine, un enfant atteint de paludisme qui arrive dans le coma peut se remettre à gambader avec de la quinine en intraveineuse et une poche de sang. Nous avions aussi des antibiotiques efficaces contre les infections respiratoires aiguës. C’était une expérience clinique très gratifiante et incomparable sur le plan humain.

Cette médecine de l’urgence vous a-t-elle appris autre chose ?

Assez vite, au-delà du médical, c’est toute la gestion d’un hôpital à laquelle il faut faire face, entre les personnels, les stocks de médicaments, de matériel… Après, le problème de la prévention s’impose à vous : les moustiquaires, l’eau potable, l’hygiène.

Cette idée ne me quittait plus, lorsque j’ai rencontré, à Bangkok, un grand biologiste d’Oxford, spécialiste de médecine tropicale, Nicholas White, venu animer un séminaire chez MSF sur le paludisme. Il racontait son travail à la frontière birmane et c’était fascinant. Je ne prétendais pas devenir Nick White, c’est un monstre de la recherche clinique, mais je voulais suivre une démarche similaire, alliant la recherche, le terrain, les résultats.

« Il n’y avait rien en France, à l’époque, dans le domaine de la santé publique. Je suis donc parti faire un doctorat à Harvard et je me suis passionné pour l’épidémiologie »

Il n’y avait rien en France, à l’époque, dans le domaine de la santé publique. Maintenant, si ! Nous avons créé il y a dix ans une école de santé publique avec le Conservatoire national des arts et métiers et nous formons chaque année une vingtaine d’étudiants.

Je suis donc parti faire un doctorat à Harvard et je me suis passionné pour l’épidémiologie. C’était un choix difficile de renoncer à la pratique clinique, mais Harvard est un endroit extraordinaire : un corps professoral d’exception qui vous encourage tout le temps, des moyens, un système de bourses qui fonctionne. Je suis retourné faire ma thèse, sur l’évaluation d’un nouveau traitement du paludisme, dans les camps de réfugiés cambodgiens. J’ai construit durant cette période une compétence scientifique qui m’est restée jusqu’à aujourd’hui.

L’idée de repartir, en Afrique, me poursuivait. J’ai passé cinq ans en Ethiopie, à Addis-Abeba, dans un programme de recherche contre le sida, où j’ai vécu une expérience très forte : ce pays sortait d’une guerre et y replongeait. Les gens passaient de souffrances en souffrances. Je pouvais travailler dans la durée, et mon intérêt pour la santé publique s’est encore renforcé. J’ai écrit à mon prof que j’abandonnais la rhumato. Il m’a répondu : « Mais Arnaud, j’avais compris dès le premier jour ! »

Votre vocation de médecin vous est venue à 9 ans, avez-vous dit. Est-ce par votre grand-père maternel, médecin de la coloniale ?

Un peu. C’était surtout un homme d’une très grande bonté. Ma mère, l’une de ses huit enfants, est née à Tahiti et a vécu à Madagascar, à trois semaines à cheval de la capitale, Tananarive. Elle est aujourd’hui âgée de 95 ans et elle a baigné dans ce milieu médical. Elle aurait fait un excellent médecin, elle avait toujours le bon réflexe devant une maladie.

Je n’ai jamais hésité à devenir médecin. Je me suis engouffré assez facilement dans ces études, même pendant les concours, où vous vivez une sorte de névrose. Y compris après la reconversion en santé publique, un domaine peu valorisé par la médecine, je n’ai pas douté du chemin. Une des plus grandes chances de ma vie a été Pasteur : une unité d’épidémiologie s’y ouvrait. Il y avait tout à construire.

Votre père, Joseph Fontanet, avait dit à l’aîné, Xavier : « Tu feras l’X ». Et vous, petit dernier de cinq enfants, aviez-vous une injonction paternelle ?

Pas du tout ! Il m’a simplement dit que ce ne serait pas forcément facile : « Mais si tu as la vocation, vas-y ! » Je crois qu’il était très content que je choisisse cette voie, qui lui était étrangère. Et ma mère nous a toujours donné une grande liberté. C’est une chance formidable de pouvoir choisir, et je pense qu’elle était heureuse de mon choix.

Ce père, ancien ministre de l’éducation, a été assassiné dans des conditions obscures, en 1980. Avez-vous cherché à en savoir plus ?

J’allais avoir 19 ans. Ma famille aurait aimé en savoir plus, mais pour moi, ce n’était pas une question. J’avais une confiance totale en mon père et je n’avais aucune inquiétude sur ce que les circonstances de sa mort pouvaient révéler. Et si l’on apprenait qu’elle était liée à sa profession, elle ne pourrait être que la conséquence de son intégrité. J’ai l’intime conviction que c’est un crime fortuit.

La proximité de la mort de l’ancien ministre Robert Boulin, trois mois auparavant, vous a-t-elle troublé, votre famille et vous ?

Ma famille n’a jamais pensé qu’il y avait un lien entre la mort de Robert Boulin et celle de mon père. Mon père était complètement sorti de la vie politique et publique après l’aventure du journal J’informe. Il travaillait pour le Crédit mutuel.

Mon frère, mes sœurs et moi considérons que nous avons eu une chance incroyable d’avoir eu un père comme le nôtre. Il nous a toujours servi d’exemple. Quand il est mort, il avait l’âge que j’ai aujourd’hui. Il avait encore beaucoup de choses à apporter. Il avait une vraie pensée et le sens de l’Etat. J’étais trop jeune à l’époque pour le comprendre mais je le sais aujourd’hui.

A quel point votre ascendance, bretonne par votre mère et savoyarde par votre père, compte-t-elle pour vous ?

Les montagnes et les océans, cela nous va bien. Chez les Bretons et les Savoyards, on aime la discrétion, le calme. Il y a de la pudeur et un sens de la famille que l’on a tous gardé. Le goût des grands espaces, aussi. A la mort de mon père, nous nous sommes déplacés de la Savoie vers la Bretagne.

Vous avez rencontré votre épouse, Egyptienne, à Harvard, où elle faisait les mêmes études que vous. Sa culture était différente de la vôtre. Etait-ce une barrière ?

Nous nous sommes reconnus dans les mêmes valeurs, l’ouverture aux autres, la tolérance, l’effort, l’intégrité ; ce sont des choses qui comptent pour nous. Nous avons travaillé ensemble en Ethiopie, fondé une famille, eu quatre enfants ; c’est cela, ce qui importe.

Votre goût pour le grand large et le travail de terrain vous a-t-il, d’une certaine façon, sorti du milieu bourgeois dans lequel vous avez été élevé ?

Je ne sais pas par quel bout attaquer ce morceau ! Evidemment, nous habitions le 16e arrondissement, mais nous n’avons jamais été une maison à grands dîners, à mondanités. On mangeait du jambon-purée, des yaourts faits maison, nous avions des flopées de cousins et un style de vie familial. Bien sûr, nous avons eu des conditions de vie agréables. Je ne rejette pas le milieu bourgeois, mais je ne me sens pas de là.

« J’étais quelqu’un d’assez indépendant, j’aimais beaucoup ces missions à l’étranger. Je m’entendais bien avec moi-même et quelques bouquins »

Aujourd’hui, tout le monde voyage. Quand j’étais jeune, c’était plus exceptionnel. J’étais quelqu’un d’assez indépendant, j’aimais beaucoup ces missions à l’étranger. Je m’entendais bien avec moi-même et quelques bouquins. Cela m’a toujours paru surréaliste de changer autant d’univers en quinze heures d’avion.

Quand on me plaignait d’être confronté à des situations terribles, je disais : « Mais je choisis de travailler là et je peux partir quand je veux ! » Ceux que je soignais, non. Pour moi, les grandes injustices se situaient à l’échelle mondiale, entre pays riches et pays pauvres. Il m’a été plus difficile de réaliser les grandes injustices qui existent en France. Je ne me suis jamais intéressé à la politique française et c’est une erreur.

Dans la présentation de l’Institut Pasteur, vous dites : « L’inconnu est présent partout dans mon quotidien de chercheur. » Est-ce cela qui vous attire ?

Si je travaille sur les maladies émergentes, c’est qu’il y a tout à découvrir. Tout est ouvert, c’est passionnant pour un chercheur : il faut capter le moment où le diable s’échappe de la boîte. Pour moi, cela a été le 13 janvier. Je comprends assez rapidement que la Chine a beaucoup plus de patients qu’elle ne le dit et qu’on nous mène en bateau. Et il y a bien une transmission interhumaine. Pendant le week-end du 18-19 janvier, j’écris à Christophe d’Enfert, le directeur scientifique de l’Institut Pasteur, et le 22, nous nous réunissons à une trentaine de chercheurs. Le lendemain, on crée la « task force coronavirus » de Pasteur.

La passion raisonnable, la pédagogie dont vous avez fait preuve pendant l’épidémie laissent penser qu’il ne sera pas si facile de quitter le conseil scientifique, fin octobre. Est-ce juste ?

Le conseil scientifique, c’est une expérience unique. C’est aussi une activité extrêmement prenante et, en juillet, on se disait tous : « Nous allons passer la main et c’est très bien. » On avait plein d’idées de copains qui feraient très bien le job.

Puis le gouvernement a changé et l’épidémie a connu une recrudescence. Il aurait été malvenu de tout plaquer en laissant les clés de la maison. Malheureusement, depuis la rentrée, le temps s’accélère. Je reste convaincu qu’il faut des regards neufs sur la situation et, en même temps, les modalités du passage de relais sont assez compliquées.

Qu’est-ce que ce travail, le premier pour vous sur le sol français, a changé dans votre vie professionnelle, personnelle, de citoyen ?

D’abord, je n’aurais jamais cru voir cela de mon vivant. Sur la diapo n° 10 de mon cours de santé publique au Collège de France, le 11 février 2019 [à la 23e minute], je décrivais ce qui pourrait être la plus grande menace pour l’humanité en matière de pandémie. Cinq critères : un virus respiratoire, hautement contagieux, à fort taux de létalité, avec un temps de génération très court et contagieux avant l’apparition des symptômes. J’expliquais que si un tel virus nous arrivait, on ne saurait pas faire, ou en tout cas éviter des morts.

« Entre pasteuriens, les relations ne seront plus jamais les mêmes. Tout le monde a fait des efforts exceptionnels, dans tous les corps de métier »

Ce que je retiens sur le plan professionnel, c’est l’élan de solidarité phénoménal qui a eu lieu. Je l’ai vécu dans les camps de réfugiés, un peu dans les crises de peste pulmonaire à Madagascar, mais jamais ici. Entre pasteuriens, les relations ne seront plus jamais les mêmes. Tout le monde a fait des efforts exceptionnels, dans tous les corps de métier.

Sur le plan personnel, je n’ai pas eu la douleur de perdre un proche ou d’être exposé à des patients en état critique. Et pour le reste, je ne faisais que travailler… Mon seul moment de détente était le dîner en famille. Si l’on regardait le journal télévisé et que des polémiques médicales surgissaient, je repartais bosser. Mes enfants disaient que je ne voulais pas débarrasser !

Je ne vois plus ce que je voyais à l’hôpital, mais je sais qu’il n’y a pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour trouver des situations précaires. Mon regret, c’est qu’il y avait une chance assez unique pour les scientifiques de montrer à la population et aux politiques le rôle qu’ils pouvaient jouer, et qu’elle a été gâchée par des querelles. Ne comptez pas sur moi pour prononcer un nom. Cela ne reflète pas ce qu’il s’est réellement passé, et qui était très fort. Ce que l’on fait, c’est une véritable passion. L’information est si importante pour lutter contre la maladie. Elle a été un peu torpillée par ces controverses.


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