jeudi 20 août 2020

Racisme sur ordonnance

Par Clara Hage — 
Dans un hôpital de Chicago (Illinois), le 28 avril.
Dans un hôpital de Chicago (Illinois), le 28 avril. 
Photo Ashlee Rezin Garcia. AP

Mépris de la parole du malade, sous-estimation des douleurs, délégitimation des demandes… Des études relèvent l’existence de biais socio-culturels dans la prise en charge des patients racisés.

Début août, le collectif militant contre les discriminations raciales Globule noir publie sur son compte Twitter (depuis supprimé) une annonce pour trouver une «infirmière à domicile racisée» dans le XIIIe arrondissement de Paris. Immédiatement, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) interpelle le ministre de la Santé, Olivier Véran, dans un tweet alarmiste : «La folie identitaire conduit à cela : choisir son médecin en fonction de la couleur de son épiderme et publier des listes de médecins noirs. Nous demandons à @olivierveran de se saisir de cette question pour défendre l’honneur d’une profession et celle de la République !»

Reprises notamment par la droite identitaire, ces vives réactions ont également été partagées par des personnalités de gauche, comme le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, condamnant dans un tweet : «Vivre les uns à côté des autres selon sa couleur de peau, cela porte un nom : l’apartheid. Par quelle folie au nom de la lutte contre les discriminations certains identitaires "racisés" réhabilitent-ils le pire des régimes ?» Plus récemment, l'Ordre des médecins et l'Ordre des infirmiers ont condamné à leur tour dans un communiqué «la mise en ligne d'annuaires de professionnels de santé communautaires»: «Les professionnels de santé ont prêté serment de soigner avec le même dévouement et la même abnégation, quelles que soient les origines, la couleur de peau, la situation sociale ou les orientations religieuses, philosophiques ou sexuelles de leurs patients», écrivent-ils.
Face aux réactions, Globule noir a décidé de clôturer ses pages Twitter et Facebook. Pourtant, si le collectif composé de «soignantes racisées» a partagé sur ses réseaux des listes répertoriant les noms de médecins «non blancs», c’est pour répondre, explique-t-il, au besoin de certains patients de se protéger des discriminations raciales dans le monde médical. Au même titre qu’au sein des minorités sexuelles, on s’échange les adresses de médecins «LGBTQI+ friendly», ou que les femmes ayant subi des violences gynécologiques et obstétricales partagent des annuaires de spécialistes identifiés comme «safe».

«Balance ton médecin»

La polémique a fait long feu mais les témoignages de discriminations, de rudesses, de négligences ou de propos racistes de la part de médecins se sont, eux, multipliés sur les réseaux sociaux. Comme cette patiente venue consulter son médecin pour un mal de dos et à qui on posera un diagnostic étonnant : elle serait «trop cambrée» du fait de ses «origines antillaises». Ou cette mère de famille à «l’accent arabe» dont on méprise la souffrance et minimise le diagnostic, malgré de graves problèmes à la thyroïde.
En 2017 déjà, le hashtag #balancetonmedecin, apparu à la suite de la confession, sur Twitter, d’une généraliste («Aujourd’hui j’ai réalisé qu’il y a une patiente que j’ai moins bien soignée à cause de son origine ethnique»), avait mis en lumière ces discriminations. En décembre de la même année, Naomi Musenga, une jeune femme noire de Strasbourg, mourrait après avoir été moquée au bout du fil par deux opératrices du Samu ayant négligé sa détresse. A plusieurs reprises, lors de l’échange téléphonique, Naomi Musenga, essoufflée, répétait qu’elle allait mourir. Vraisemblablement agacée, l’opératrice lui avait répondu, pressée d’en finir : «Oui, vous allez mourir, certainement un jour», sans envoyer d’ambulance. Un débat s’était alors engagé : les préjugés raciaux avaient-ils joué un rôle dans l’absence de prise en charge médicale ?

Etudes américaines

Aux Etats-Unis, les discriminations vécues par les patients font déjà l’objet d’études. Publiée le 20 juillet dans la revue médicale Pediatrics, l’une d’elles révèle par exemple que les enfants afro-américains ont 3,43 fois plus de risques de mourir dans les trente jours après une opération chirurgicale que les enfants blancs, et ce, à conditions de santé égales à leur arrivée à l’hôpital. Le taux de mortalité postopératoire des Afro-Américains, supérieur à celui des patients blancs, pourrait donc ne pas être seulement le stigmate d’une plus grande précarité sociale.
«Une étude de 2016 révélait que la moitié des étudiants en médecine américains croyait en une ou plusieurs idées reçues racistes sur la spécificité biologique du corps noir, telles que leur supposée meilleure tolérance à la douleur, le caractère génétique de leur accoutumance aux drogues… Autant de suppositions qui se traduisent par une pratique médicale à deux vitesses, un biais racial systématique lors des soins», écrivait l’historienne Sylvie Laurent dans une tribune pour Libération, en mai.
Dans cette étude menée par des chercheurs de l’Université de Virginie, 40% des apprentis médecins en première et deuxième années déclaraient ainsi penser que les Noirs ont la peau plus épaisse que les Blancs. L’historienne rappelait également que des études avaient montré qu’à niveau social comparable, les patients afro-américains se voyaient moins proposer d’antidouleurs que les patients blancs, étaient plus tardivement recommandés à un médecin spécialiste, recevaient moins de dialyses, de radiothérapies et de transplantations cardiaques.

Préjugés raciaux

En France aussi, «l’impact du racisme sur la santé n’est pas un débat mais une réalité scientifique documentée», estime pour sa part le Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG), dans un communiqué de presse datant du 6 août. Les discriminations raciales existant dans la société «ne s’arrêtent pas aux portes des hôpitaux ou aux cabinets médicaux», confirment les chercheuses en sociologie Maud Gelly et Laure Pitti dans leur article «Quand la santé décuple les inégalités», publié dans la revue Agone en 2016. «A nombre de consultations égal, on est plus ou moins bien soigné selon le niveau de l’échelle sociale où on se situe et selon son origine nationale», poursuivent-elles.
L’enquête «Trajectoire et Origines» de l’Institut national d’études démographiques (Ined), réalisée en 2012, a permis d’étudier dans le détail les mécanismes de discriminations ressenties en fonction des origines géographiques, de la nationalité des personnes interrogées ou de leurs parents. Les résultats concernant le système de santé sont éloquents. A la question «Vous est-il déjà arrivé que du personnel médical ou un médecin vous traite moins bien que les autres ?», les personnes originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb répondent trois fois plus souvent de manière affirmative que les personnes issues de la population «majoritaire». Les motifs évoqués par les patients pointent la «couleur de peau» et «l’origine». «Il semble que les immigrés fassent particulièrement l’objet d’un soupçon de fainéantise, les médecins doutant de leurs dires, mais aussi de leurs symptômes», observent les chercheurs.
Myriam Dergham, externe en médecine et doctorante en sociologie, a ainsi pointé l’existence de préjugés raciaux dans sa thèse consacrée aux risques psychosociaux des étudiants en médecine. Selon elle, les inégalités de soin pourraient en partie s’expliquer par la croyance en l’existence d’un «syndrome méditerranéen» : «On présuppose que certains patients, perçus comme étrangers, ressentent exagérément la douleur, comparé à la norme, à savoir l’individu occidental. Le résultat est que le soignant sera moins à l’écoute, voire sous-estimera complètement la douleur de son patient et se trompera dans son diagnostic», explique-t-elle. Bien que dénuée de légitimité scientifique, d’après ses observations, l’expression est courante dans les hôpitaux. Certains médecins diagnostiquent un «syndrome méditerranéen» comme ils le feraient d’une angine. Selon la doctorante, 30% des étudiants interrogés dans le cadre de sa thèse considèrent ce syndrome comme réel.
Ce type de croyance biaisée est légitimé selon elle par l’ambiance générale dans les facultés de médecine. «Un esprit carabin qui peut générer des discours racistes, sexistes, homophobes, etc., à travers un humour de mauvais goût censé désamorcer le rapport au corps et à la mort, omniprésent dans le domaine médical.» Et le manque de sensibilisation à ces questions dans les facs de médecine n’aide pas à détecter et prévenir les discriminations.

«Traitements différentiels»

Les malades d’origine étrangère sont également parfois suspectés de ne pas suivre correctement leurs traitements. C’est ce qu’ont constaté Marguerite Cognet, Céline Gabarro et Emilie Adam-Vezina, chercheuses en sciences sociales, dans la revue Hommes et migrations sortie en 2009, en observant trois hôpitaux parisiens spécialisés dans le traitement du VIH et de la tuberculose. «Les patients d’origine africaine, caribéenne ou maghrébine avaient une probabilité significativement plus élevée d’être surveillés sur l’observance de leurs traitements», écrivent-elles. Dans le même temps, ces populations avaient une probabilité beaucoup plus faible de se voir «proposer de participer à une étude clinique, en particulier à des essais thérapeutiques auxquels n’étaient inscrits que des Français, blancs et homosexuels». Un des praticiens interrogés justifie ce déséquilibre notamment par la difficulté supposée de ses patients à suivre les traitements : «Ils consultent "à l’africaine" ; ils viennent aux consultations quand ils veulent, au jour et à l’heure qui leur conviennent.»
Ces jugements conduisent certains soignants à adapter leurs gestes et leurs soins en fonction de la «culture» supposée de leurs patients. La chercheuse Dorothée Prud’homme a dévoilé les effets pervers de ces «traitements différentiels» dans une enquête en 2016 sur la prise en charge de femmes roms en gynécologie. Elle y explique que ces femmes sont «systématiquement présenté[e]s comme de mauvais patients par tous les professionnels de santé interrogés». Ainsi, leurs grossesses précoces sont interprétées comme une «particularité culturelle» liée à un hypothétique refus d’utiliser une contraception et à leur désir supposé «naturel» d’avoir des enfants. Anticipant un refus, des gynécologues ont donc tendance à ne pas proposer de contraception aux patientes roms. Au risque justement de favoriser les grossesses précoces… Ces médecins reportent également moins les cas de viols déclarés parmi ces patientes et considèrent qu’elles ont recours aux interruptions volontaires de grossesse comme à un moyen de contraception, alors qu’il s’agit de l’unique solution à leur disposition.

«Color blindness»

«Lorsqu’elles sont répétées, ces micro-agressions peuvent conduire à l’érosion progressive du bien-être et de la résilience des personnes qui en sont victimes», estime le médecin suisse Patrick Bodenmann, chef du département vulnérabilités et médecine sociale d’Unisanté, à Lausanne, dans un entretien accordé au quotidien le Temps. Selon lui, avec le temps et l’expérience, les médecins peuvent adopter une approche de plus en plus intuitive et, «dans certaines conditions, par exemple sous la pression du temps, du stress ou lors de difficultés communicationnelles, ces systèmes intuitifs peuvent prendre le dessus, et c’est là qu’apparaissent les stéréotypes et les préjugés à l’origine de possibles discriminations».
En Suisse comme en France, l’absence de statistiques ethniques dans les protocoles médicaux rend le système aveugle aux discriminations raciales. «Ce blind spot ou color blindness est contre-productif, voire nuisible, car il empêche la mise en évidence d’une forme de racisme très probablement présent, tout comme cela complique la mise en place de mesures ou de réformes pour lutter contre les discriminations raciales», insiste le médecin.
Sous son impulsion, un enseignement sur le racisme dans la pratique médicale sera intégré à la rentrée prochaine dans la faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Des cours rappelleront sans doute un des premiers principes inscrits dans le serment d’Hippocrate : «Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions.»


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