samedi 22 août 2020

«Les sages-femmes aident leurs patientes à retrouver un contrôle sur leur propre existence»

Par Catherine Calvet, Dessin Amina Bouajila — 
Dessin Amina Bouajila

L’historienne Nathalie Sage-Pranchère retrace dans son dernier ouvrage l’évolution de ce métier de femmes aux services des femmes. Dès le XVIIIe siècle, les accoucheuses, souvent issues de milieux populaires, forment une élite du savoir, instruite et au fait des connaissances médicales. Ces «passeuses» ont sans cesse facilité la parole de leurs patientes sur leur corps.

Quelle place une société accorde-t-elle à la naissance ? La place qu’y tiennent les sages-femmes peut en être un bon indice. L’historienne Nathalie Sage-Pranchère relate, dans son ouvrage l’Ecole des sages-femmes. Naissance d’un corps professionnel (1786-1917) paru aux Presses universitaires François-Rabelais (2017), la constitution progressive de cette corporation. On parlait avant la Révolution de «matrones», de «ventrières», de «leveuses», de «ramasseuses» ou d’«accoucheuses». La généralisation du terme «sages-femmes», à la fin du XVIIIe siècle, marque leur professionnalisation, assortie d’une formation qui s’élabore sous sa forme contemporaine au XIXe siècle.
Depuis bien longtemps, des femmes en aident d’autres à accoucher. Mais la profession de sage-femme, reconnue et encadrée par une législation, est finalement récente. Pourquoi ?
Dès le XVe siècle, des sages-femmes «jurées» [qui ont prêté serment, ndlr] exercent dans certaines villes. Cette forme d’organisation locale et urbaine du métier ne concerne pas les campagnes. Jusqu’à la fin du XVIIIe, cette fonction est encore très marquée par une dimension religieuse : ce sont les sages-femmes, laïques, qui portent l’enfant au baptême ou pratiquent l’ondoiement, c’est-à-dire le baptême d’urgence pour les enfants en danger de mort. Au-delà de ce rôle, certaines reçoivent une vraie formation scientifique. A Paris, une formation obstétricale est délivrée dès le XIVe siècle à l’Hôtel-Dieu dans l’Office des accouchées. C’est l’école la plus ancienne d’Europe, voire du monde dans ce domaine. Mais jusqu’à la fin de l’époque moderne, les sages-femmes instruites sont très peu nombreuses. Dans les campagnes, des femmes font fonction d’accoucheuses sans statut particulier : ce sont les matrones, les maïrouna («marraines» en occitan)… Tous ces termes qualifient des femmes qui en accouchent d’autres, elles-mêmes souvent mères de plusieurs enfants mais libérées par l’âge des contraintes de la maternité.

Les accoucheuses ont-elles été victimes de chasses aux sorcières ?
Il y a un grand malentendu à ce sujet. Il prend sa source dans un ouvrage du XVe siècle qui sert de référence pendant toute la chasse aux sorcières, le Malleus Maleficarum (le Marteau des sorcières) rédigé par deux dominicains. Une seule phrase de ce livre définit les sages-femmes comme les pires des sorcières. Ce passage est repris dans les années 70 par l’écrivaine féministe américaine Barbara Ehrenreich pour montrer la répression menée au fil des siècles contre les femmes médecins (1). Mais les recherches sur les femmes poursuivies pour sorcellerie ont montré que les sages-femmes ne faisaient pas l’objet d’accusations de ce genre. A la différence des guérisseuses, facilement marginalisées par les communautés, les sages-femmes sont bien intégrées socialement et possèdent la confiance des autorités religieuses.
Au XVIIIe siècle, la légende noire des sages-femmes ne naît donc pas de la sorcellerie mais de l’accusation d’incompétence des matrones, et cette condamnation sociale-là les mène plus sûrement aux cours d’accouchement qu’au bûcher.
Justement, comment ces pratiques traditionnelles se professionnalisent-elles ?
C’est avant tout un choix politique qui reflète une grande inquiétude démographique exprimée dès le début du XVIIIe siècle chez des auteurs comme Montesquieu. Les débuts de la démographie débouchent sur des comptages encore imprécis qui donnent l’impression d’une baisse de la population. Or, cette baisse est attribuée aux morts des nouveau-nés et des femmes en couches. Les matrones en sont vite tenues pour responsables, elles seraient brutales, ignorantes, alcooliques… Puisque ces matrones ne sont pas à la hauteur, il faut donc les remplacer par des accoucheuses instruites. Cette politique est portée par une catégorie professionnelle, les chirurgiens accoucheurs, qui y voient une opportunité d’ascension sociale par l’enseignement. Leur statut, encore proche pour certains de l’artisanat, est à ce moment-là inférieur à celui des médecins. Ces chirurgiens accoucheurs sont à l’initiative d’un enseignement de l’art des accouchements pendant le dernier quart du XVIIIe siècle.
Ce sont donc des hommes qui encadrent le corps professionnel des sages-femmes ?
Oui, même s’il existe de grandes figures de femmes comme Angélique du Coudray au XVIIIe siècle. Elle est la première en France à mettre en œuvre une méthode pédagogique qu’elle diffuse au cours d’un véritable tour de France. Elle fait la synthèse d’un ensemble de savoirs théoriques et met au point des techniques de démonstration pratiques pour mieux les transmettre.
On ressent, dans les écrits des professeurs masculins, un paternalisme marqué face aux élèves sages-femmes, peu cultivées, issues de milieux modestes et intimidées quand elles sont interrogées. Mais au XIXe siècle, l’enseignement de l’obstétrique n’est jamais assuré par un seul individu. Il est mené par un binôme médecin-sage-femme. De ce fait, l’enseignement est masculin et féminin. Les cours théoriques sont quasi exclusivement délivrés par des médecins, et la sage-femme en chef prend en charge les cours pratiques, l’enseignement clinique, l’entraînement sur les mannequins d’accouchement, la présence auprès des femmes en couches.
Au XIXe siècle, les sages-femmes sont donc des femmes instruites, avec un très bon niveau de connaissances médicales. Elles forment une élite du savoir, issue pourtant de milieux plutôt modestes. Beaucoup sont filles de petits commerçants, d’artisans et de paysans. Choisir des femmes issues de ce milieu populaire pour en faire des «passeuses» de savoirs et de comportements sanitaires tient d’une volonté politique… tout comme l’espoir de modérer leurs exigences en matière d’honoraires. Ces sages-femmes sont les «institutrices» du système de santé (les Sages-femmes en France au XIXe siècle, Olivier Faure, 2005), en particulier dans le domaine de l’hygiène et de l’asepsie. Elles sont présentes auprès des familles en deçà et au-delà de l’accouchement et jouent un rôle majeur dans la diffusion de la vaccination antivariolique.
La médicalisation de la naissance n’est-elle pas aussi un moyen pour les médecins d’avoir un pouvoir accru sur le corps des femmes ?
Dès lors que des sages-femmes formées sont présentes auprès des femmes, il y a médicalisation, mais il ne faut pas la confondre avec l’institutionnalisation de l’accouchement. Jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, l’essentiel des naissances a lieu à la maison - les femmes qui accouchaient à l’hôpital étaient souvent des femmes démunies, qui n’avaient pas les moyens d’accoucher à domicile : filles-mères marginalisées, femmes mariées trop pauvres. Il faut attendre 1952 pour que la moitié des naissances aient lieu à l’hôpital. La tendance se confirme néanmoins très vite, et, en 1969, plus de 98 % des naissances se déroulent à l’hôpital. La médicalisation de l’accouchement découle d’abord de la volonté politique de réduire le taux de mortalité maternelle et infantile, elle passe dès le XIXe par les agentes de santé publique que sont les sages-femmes.
Cette volonté de réduire la mortalité en couches ne s’est-elle pas doublée d’une volonté de surveillance sur le corps féminin ?
Cette volonté existe partiellement dans la mesure où l’uniformisation de l’enseignement, le développement des maternités adossées aux écoles de sages-femmes réduisent la variété des pratiques qui pouvaient exister lorsque la femme qui aidait à l’accouchement n’était pas diplômée. La médicalisation est aussi, en effet, porteuse d’une volonté d’orienter les pratiques féminines, de décourager le recours à l’avortement, d’éviter les abandons d’enfants. Les autorités comptent sur les sages-femmes pour relayer ce contrôle et ces préceptes, mais, dans les faits, leur loyauté va avant tout à leurs patientes.
Ont-elles aidé aussi au contrôle des naissances ?
C’est une question complexe. Il est très difficile de repérer les pratiques abortives avant la fin du XIXe siècle ou le début du XXe. J’ai rencontré lors de mes recherches quelques exemples de sages-femmes poursuivies pour avortement, et à la lecture il apparaît que ces femmes proposent de l’aide à des mères de familles nombreuses en détresse, pour éviter l’enfant «de trop». Ces cas montrent la continuité dans l’accompagnement par les sages-femmes, leur proximité avec leurs patientes.
Les sages-femmes ont-elles accompagné une reprise de pouvoir des femmes sur leur propre corps ?
A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les sages-femmes dépassent le champ strict de la naissance. Par leurs connaissances en anatomie, elles interviennent sur des problèmes gynécologiques et facilitent la parole des femmes sur leur propre corps. Au-delà, lorsqu’elles aident à un avortement ou au placement d’un nouveau-né, elles aident ces femmes à retrouver un contrôle sur leur propre existence.
Quelle est la place des sages-femmes aujourd’hui ?
Elles ont conservé le statut de profession médicale (à responsabilités définies) qu’elles ont obtenu en 1803. L’orientation se fait d’ailleurs à l’issue de la première année de médecine. Leur formation est à la croisée de plusieurs champs médicaux, ce qui fait leur force. A la différence des infirmières qui sont, dès l’origine, pensées comme des auxiliaires professionnalisées des médecins, les sages-femmes sont pleinement autonomes dans leur champ de compétences, particulièrement à domicile jusqu’aux années 50, mais aussi à l’hôpital.
Pourquoi certaines militent-elles pour que les accouchements à domicile soient plus nombreux ?
Ce n’est surtout pas un retour vers le passé. L’accouchement à l’hôpital s’est généralisé dans un contexte d’exode rural, de mise en place de la sécurité sociale qui le remboursait mieux que la naissance à domicile. Aujourd’hui, un accouchement à domicile répond à des critères très précis, donne toujours lieu à une inscription parallèle en maternité. Il faut se défaire de l’image d’un accouchement à la maison sorti du Moyen Age ou de la culture hippie, et reconnaître le haut niveau de compétence des sages-femmes libérales qui le pratiquent pour les femmes et malgré le défaut d’assurance.
Les sages-femmes ont mené une longue grève en 2013 et 2014. Quelles sont leurs principales revendications ?
Leurs difficultés sont communes avec les autres corps de soignants : manque d’effectifs, de postes statutaires et insuffisance des salaires en milieu hospitalier ; actes mal rémunérés et compétences trop peu reconnues en libéral ; effectifs trop faibles et invisibilisation dans les services de protection maternelle et infantile. Les sages-femmes sont d’ailleurs les grandes oubliées du Ségur de la santé. La question de la rémunération reste difficile pour un métier où l’on valorise la vocation, la beauté d’aider à mettre des enfants au monde… plutôt que la reconnaissance des compétences professionnelles et des connaissances scientifiques. Le fait que ce soit un métier essentiellement féminin (à peine 2 % d’hommes) au service des femmes joue aussi dans cette moindre reconnaissance. Il est pourtant urgent de reconsidérer cette profession, car le faire, c’est redonner à la naissance sa place légitime au cœur de notre société.
(1) Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes et de la médecine, coécrit avec Deirdre English, aux éditions du Remue-Ménage (1976).
Nathalie Sage-Pranchère L’école des sages-femmes. Naissance d’un corps professionnel (1789-1917). Presses universitaires François-Rabelais, 456 pp.


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