vendredi 3 juillet 2020

«Les lieux contribuent indéniablement à faire de nous ce que nous sommes»



Dessin André Derainne pour Libération

Maison revêche, habitants grincheux ? Maison plate, existence morne ? Dans son dernier essai, le philosophe de l’urbain nous invite à nous demander ce que signifie habiter. Un questionnement qui sonde à la fois ce que nous sommes, mais aussi notre relation à autrui et notre façon d’être au monde.

Dans son dernier livre, Demeure terrestre (éd. Terre urbaine), le philosophe de l’urbain, Thierry Paquot, mène une investigation approfondie et érudite sur ce que signifie habiter. Une enquête vagabonde, dit-il, sur ces lieux où l’on pose ses valises pour un temps ou pour la vie. Habiter est bien plus qu’une histoire de maison, de demeure, de logis, c’est une aventure existentielle qui passe aussi par la mort. La lecture de Demeure terrestre est passionnante mais aussi réconfortante, presque comme un retour à la maison après une longue absence.
Ce livre vous habite-t-il depuis longtemps ?
J’y travaille depuis plus d’un quart de siècle. Dans un coin de ma mémoire sont emmagasinés des souvenirs, plus ou moins précis, liés aux appartements familiaux successifs, aux locations estivales, à mes propres logements, ces lieux m’accompagnent. A dire vrai, ce sont les personnes que j’y croisais ou avec qui je cohabitais qui sont présents dans cette anamnèse.
Pourtant, vous commencez votre livre par une fin, le récit de l’accompagnement de votre père vers sa dernière «demeure terrestre». Est-ce une autobiographie topologique ?
En tant que mortel, je ne peux ignorer la conclusion de notre destin. Aussi, je relate la mort de mes parents pour constater qu’ils sont encore présents dans mon monde bien qu’enterrés dans une banlieue bétonnée. C’est un prétexte pour reconnaître qu’à partir de la mort, je peux philosopher sur la vie et que celle-ci se déploie, dans ses arabesques enchevêtrées - qui a un parcours en ligne droite ? -, dans des lieux, agréables ou non. Me souvenant d’eux, je me souviens de celles et ceux qui les comblaient, de leurs rires, de leurs silences, de leurs rêves. Gaston Bachelard invente la topoanalyse, cette «étude psychologique systématique des sites de notre vie intime». Comment la présenter sans se l’appliquer à soi-même ? Mon autobiographie environnementale s’entremêle, ici, aux analyses philosophiques ou romanesques de maisons réelles ou imaginaires.
Notre habitat est-il une expression de nous-même ? Une extériorisation de notre être intime ?
Inspirée par Bachelard, Clare Cooper Marcus, une paysagiste qui a longtemps enseigné à Berkeley, a titré une de ses études la Maison miroir de soi, persuadée que tout logement révèle, de par son agencement, sa décoration, son mobilier, ses couleurs, etc., une part de la personnalité de son occupant. J’ai constaté qu’une maison revêche appartenait à quelqu’un de bougon et qu’une maison riante exprimait la joie de sa propriétaire ! Mais il ne faut pas systématiser, au risque de caricaturer les situations. Le soin qu’apporte chaque habitant à son chez-soi est d’une grande variabilité, d’une époque à une autre et d’un individu à l’autre. La culture de son habitation n’est jamais donnée, elle se construit lentement et dépend d’innombrables conditions, que j’essaie d’expliciter dans cet essai.
Pour paraphraser Virginia Woolf, faut-il avoir «un lieu à soi» ?
Réclamer «une chambre à soi » ou «un lieu à soi», selon la dernière traduction de ces conférences, représente une revendication féministe. En 1928, lorsqu’elle expose ses idées émancipatrices, Virginia Woolf rappelle qu’une étudiante doit être accompagnée par un enseignant pour se rendre à la bibliothèque ! Elle n’a pas d’endroit où écrire, lire, rêver, se reposer, sans être espionnée. Posséder un lieu afin de se retrouver avec soi-même n’a rien de révolutionnaire, or à cette époque, et encore maintenant, cela n’est pas évident. L’épreuve récente du confinement à plusieurs dans un espace contraint génère des conflits, des violences, du mal-être.
Est-ce que les lieux nous habitent ? Participent-ils à notre bonheur ?
Les lieux contribuent indéniablement à faire de nous ce que nous sommes. La littérature déborde de témoignages qui expliquent en quoi un appartement surpeuplé et bruyant n’autorise aucune intimité, une baraque de bidonville infestée de rats et traversée par la pluie vous rend fataliste et taciturne, une villa froide et distante, tout comme un pensionnat autoritaire, vous fragilise tout en vous incitant à la révolte, etc. Le photographe Heinrich Zille disait à Walter Gropius, le fondateur du Bauhaus, «on peut tuer un homme aussi sûrement avec un logement qu’avec une hache», reprenant une formule d’Albert Südekum… Certaines architectures anxiogènes favorisent chez leurs habitants une certaine raideur, un manque de confiance en soi, une difficulté à s’épanouir, ou tout simplement la peur. Il ne s’agit ni de confort ni de vastitude, mais de bien-être. Celui-ci dépend avant tout de l’habitabilité du lieu, c’est-à-dire de sa climatique affective et sensorielle… Vous pourriez disposer d’un palais luxueux sans être heureux pour la simple raison qu’il s’avère vide de sens. Le bonheur est un état d’esprit libéré du manque de ce que l’autre possède que vous n’avez pas… Il réside dans l’amour que nous donnons et que nous recevons et dans le plaisir d’exister et de vivre au plus près de nos convictions.
Est-ce forcément une maison ? Si nous n’avons ni cave ni grenier, nous manque-t-il une verticalité, une part d’inconscient ?
Bachelard cite Joë Bousquet : «C’est un homme à un seul étage : il a sa cave dans son grenier.» Autant dire qu’il est mal barré ! La maison archétypale de l’enfance comprend une cave, avec ses secrets, ses interdits qu’on transgresse ; ses étages que l’on gravit et descend hardiment ; son grenier, avec les vêtements, les meubles, les albums photographiques, les objets désuets, abandonnés par les générations passées qui sont autant d’appels à la rêverie. Je précise que pour Bachelard, l’enfance n’est pas un moment de la vie, mais un pays dont nous avons toujours la nostalgie. Pour lui, l’être humain est vertical, il se lève dès le matin pour affirmer son humanité et se consacrer à ses tâches, qui ne résultent pas du besoin mais du désir. Une maison plate génère une vie plate, soumise, dominée, sans horizon, sans lointain émancipateur.
En quoi la cabane est-elle l’enfance de la maison ?
Parce qu’elle est à la taille des enfants et que ce sont eux qui l’ont bricolée. Elle correspond à l’univers enfantin où les adultes ne règnent pas. La cabane, c’est la liberté, ce qui peut sembler paradoxal avec l’argot, qui l’associe à la prison ! Pas de cabane sans arbres, forêt, nature. C’est le refuge des origines du monde. L’enfant qui n’a pas cabané saura-t-il rêver sa demeure ?
Est-ce encore vrai dans nos sociétés dématérialisées ?
Il y a des cabanes en kit ! D’autres numériques ! Des imprimantes 3D vous en proposent aussi ! Le productivisme, comme le remarque Heidegger dans sa célèbre conférence de 1951, «Bâtir, habiter, penser», désapprend à habiter, il nous rend dépendant de ses machines et autres systèmes techniques, il nous offre des logements standardisés où tout est prévu pour vous, sans vous ! Cela désole Ivan Illich, qui les appelle des «garages». Oui, nous logeons dans des garages, certes équipés d’électricité, d’air conditionné et de chauffage, mais dont nous avons été exclus de leur conception et de leur réalisation. Comment s’étonner alors que la topophobie l’emporte sur la topophilie, cette amitié du lieu ? Le capitalisme financiarisé et globalisé précarise les territoires, les rend équivalents, interchangeables, sans qualité… Les architectures homogénéisent les paysages. Etre en amitié avec le lieu, c’est l’être aussi avec la faune et la flore, avec les éléments sur lesquels Bachelard a écrit des pages superbes, à accueillir le vivant, auquel nous appartenons.
Vous insistez beaucoup sur la langue, l’échange, le lien, la parole… Comment définissez-vous «l’habiter» ?
Pour Ivan Illich, habiter «c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage». Il parle au passé, parce qu’il considère que nous ne pouvons plus «habiter» en l’état actuel du système technique et des institutions à son service. Après Simmel, Heidegger, Bachelard, Maldiney ou Illich, je suggère qu’«habiter», c’est être-présent-au-monde-et-à-autrui, en un seul mot. «Etre» c’est advenir, se construire, se projeter, exister. «Présent», car nous sommes mortels et nous vivons le temps en le présentifiant, il s’agit toujours d’un temps «pour», un temps hétérogène, dont nous ne savons plus être gourmands au point où nous nous désintéressons des no man’s times que sont l’attente, l’ennui, la rêverie, la sieste… Or ils nous sont aussi précieux que les no man’s lands , ces friches et autres terrains vagues où les cabanes ont des airs de ZAD !
Habiter est aussi une relation vécue personnellement en lien avec l’autre…
Le «monde», mon monde, combine le réel et l’imaginaire, il constitue le territoire de mon existence, l’humus de mes possibles, le sol de tous les commencements qui enchantent ma vie. Je suis venu au monde ajouter mon monde aux mondes des autres, en cela j’habite avec et parmi. En cela je m’affirme comme un être situationnel, relationnel, sensoriel. Je peux alors aller vers l’autre, m’abreuver à sa source. C’est Paul Ricœur qui disait que pour qu’il y ait du soi, il fallait qu’il y ait de l’autre. Je n’existe pleinement qu’en compagnie d’autrui, un autre à jamais inconnaissable : que sais-je de la prière d’un croyant, moi qui suis athée ? Que sais-je du plaisir d’une femme moi qui suis un homme, que sais-je de la liberté du papillon ou de la solidité d’un chêne, moi qui ne suis que ce je deviens ?
Faire monde, c’est pouvoir nommer à la fois ses sentiments et ses appréhensions, mais aussi chaque chose qui appartient à notre milieu, d’où ma proposition qu’on habite avant tout sa langue. Habiter n’est pas si simple…
Comment décririez-vous topologiquement l’expérience du confinement que nous venons de vivre ?
Le confinement montre que nos logements ne sont pas prévus pour cela, ne serait-ce que pour le télétravail, et le déconfinement que la configuration des villes ne permet pas les gestes barrières et l’arrêt de la contamination liée à la densité. Les espaces publics, les parcs et jardins, les lieux urbains sont à repenser, tout comme les modes de transport. C’est une opportunité pour combiner les territorialités et les temporalités de notre existence, ajuster nos chronobiologies à celles de la faune et de la flore, harmoniser les temps sociaux à ceux des individus selon le genre et l’âge…
Que dit la pandémie que nous traversons sur notre relation à notre espace ?
Elle pointe notre interdépendance avec la nature, tout est lié. Nous devons impérativement écologiser notre esprit et conséquemment décroître les mégalopoles, maîtriser la démographie, expérimenter de nouveaux regroupements humains, autres que «la banlieue totale» dénoncée par Bernard Charbonneau en 1972, déjà !


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